La Tribune Hebdomadaire

Denise Silber : « Ce qui pose problème, ce n’est pas l’innovation, c’est sa diffusion ! »

Spécialist­e du numérique et de la santé, Denise Silber livre son regard sur les innovation­s les plus prometteus­es, rappelle que leur diffusion auprès des patients est complexe, et évoque le poids potentiel des géants du numérique sur ce marché.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MIKAËL LOZANO, À BORDEAUX @MikaelLoza­no

LA TRIBUNE - Quel regard portez-vous sur l’innovation en santé ? Le grand problème auquel on se heurte, ce n’est plus l’innovation et la capacité à inventer, c’est l’applicatio­n à grande échelle, ce que les Américains appellent « scaler ». On se rend compte qu’il est de plus en plus facile de faire aboutir des pilotes mais ensuite, structurel­lement, il est plus difficile d’étendre à un maximum de patients. L’Estonie m’a marquée avec son système d’informatio­n X-Road, qui permet aux services publics et privés de s’interconne­cter pour échanger leurs données. 90 % des prescripti­ons étaient électroniq­ues neuf mois seulement après l’introducti­on de cette possibilit­é. Pour quelles raisons la France n’a-t-elle pas son X-Road? Sans doute en raison de résistance­s liées à la confidenti­alité des données et à la vie privée. Les profession­nels de santé n’ont pas non plus intérêt à prendre du temps pour se pencher sur de nouveaux usages : le sys tème est conçu de manière à ce qu’il soit nécessaire pour eux de voir un maximum de patients en un minimum de temps.

Mais petit à petit, la situation française évolue. Nous venons de passer un premier cap avec le remboursem­ent à venir de la télémédeci­ne par la Sécurité sociale…

Sur ce sujet, je suis très partagée. D’un côté, j’applaudis le fait que l’on puisse bientôt y avoir recours. Mais j’ai aussi un immense regret : sa mise en place était l’occasion de repenser complèteme­nt le système de santé sur un plan économique. Si l’on poursuit sur les freins qui empêchent d’aller plus loin en matière de santé, j’observe aussi souvent que, dès que l’on annonce une nouveauté, on cherche ce qui ne va pas. La tendance est de dire que telle ou telle population de patients n’en bénéficier­a pas. On tue ainsi l’innovation ! Lorsqu’Airbus présente son dernier taxi volant, on ne commence pas par dire que les personnes obèses ne pourront pas l’utiliser. Cette approche est très spécifique à l’innovation en matière de santé. Pour le moment, ce qui marche, c’est l’innovation modifiant non pas la pratique du médecin mais sa gestion. Doctolib, qui permet aux praticiens d’utiliser un système très performant de prise et de gestion de rendez-vous tout en ayant un feedback du patient après consultati­on, est un très bon exemple.

Quels sont les signaux faibles et les tendances lourdes que vous avez identifiés ces derniers mois ?

En premier lieu, je placerais la réalité virtuelle thérapeuti­que. La thérapie digitale est un champ très vaste, qui va du carnet de santé dématérial­isé à la pilule qui indiquant qu’elle a été consommée. Au sein de ce champ, la réalité virtuelle thérapeuti­que a de très nombreuses applicatio­ns. Elle peut aider à diminuer la douleur, celle des patients souffrant de la maladie de Crohn par exemple. Mais aussi à travailler sur les maladies de l’anxiété et de la dépression, à jouer un rôle dans l’équilibre alimentair­e avec des activités virtuelles permettant de rendre attractifs les bons aliments. On a vu qu’elle pouvait être utilisée pour se passer de péridurale lors d’un accoucheme­nt. Les possibilit­és sont multiples. L’intelligen­ce artificiel­le fait aussi partie des tendances lourdes du moment. On n’arrête pas d’en parler, c’est clairement le nouveau pétrole. Ce n’est pas une applicatio­n précise qui se montre intéressan­te, mais bien le fait qu’il s’agit une nouvelle approche permettant d’améliorer ce que l’on fait déjà dans la prise en charge des patients. Je pense d’ailleurs que seules les méthodes hybrides, qui associent intelligen­ce artificiel­le et profession­nels de santé, finiront par percer. L’exosquelet­te a probableme­nt aussi un avenir. On voit très clairement l’usage profession­nel qui peut en être fait par le personnel de santé, pour porter les malades par exemple. Cet usage devrait s’étendre très vite. En revanche, pour aider les patients en fauteuil, la question du modèle économique sera décisive, l’enjeu étant d’en fabriquer beaucoup pour baisser les prix. Je crois également en l’impression sur mesure d’organes créés à partir de cellules souches, un sujet capable de se développer dans les cinq à dix ans qui viennent. En matière de génétique, on peut envisager des progrès rapides pour les maladies où un seul gène est touché. Mais l’homme « par design » demande la manipulati­on de multiples gènes et les scientifiq­ues disent que ce n’est pas pour demain. Le vrai problème, encore une fois, ce n’est pas l’innovation, c’est sa diffusion. Regardez la prothèse i-limb de Touch Bionics qui faisait la une de Time Magazine en 2009 : c’est un bon exemple car elles sont encore loin d’être largement utilisées.

Que penser des géants du numérique qui lorgnent sur le marché de la santé ?

Google a signé des accords pour trouver des solutions de santé innovantes avec une demidouzai­ne de laboratoir­es. Son principal frein, c’est de ne pas connaître les rouages, les hommes et les femmes du système de santé. Mais il sait déjà comment vous vous déplacez, si vous marchez assez chaque jour, comment vous vous alimentez, à quelle heure vous vous couchez lorsque vous programmez votre réveil, etc. Google connaît tout des patients potentiels. Qu’en fera-t-il en fin de compte? Dur à dire. Dans le cadre de leur coentrepri­se, Sanofi et Google travaillen­t aux États-Unis à combler les lacunes dans la prise en charge du diabète. Il n’est pas normal qu’en 2018 on soit encore dans l’obligation d’amputer alors que l’on connaît des méthodes qui fonctionne­nt mais qu’elles n’ont simplement pas été appliquées! Le système mis en place analyse les données de manière très fine, avec un véritable travail mené pour comprendre ce qui se passe quand le patient n’est pas avec son médecin, et donc proposer la prise en charge la mieux adaptée. On peut être inquiet puisque, grâce à ces partenaria­ts, Google a maintenant un regard panoramiqu­e sur cet univers. À l’heure de l’économie de l’instantané, Amazon, sa réactivité et sa capacité à tuer les prix peuvent arriver par la porte de derrière dans le monde de la santé, avec la livraison des médicament­s à domicile, et forcer les profession­nels à travailler avec lui. Les questions sont nombreuses.

DENISE SILBER PRÉSIDENTE DE BASIL STRATEGIES ET DES CONGRÈS DOCTORS 2.0 & YOU

L’intelligen­ce artificiel­le, c’est le nouveau pétrole

 ??  ?? Denise Silber, née à New York, est cofondatri­ce de l’Internet Healthcare Coalition, coalition productric­e du premier code éthique de la cyber-santé. De retour à Paris en 2001, elle y crée Basil Strategies, structure qui accompagne les acteurs de santé dans leurs projets numériques. Denise Silber est aussi la fondatrice des congrès Doctors 2.0 & You portant sur la révolution digitale en médecine. Elle sera l’invitée d’honneur du 2e Forum Santé Innovation organisé par La Tribune à Bordeaux le 20 juin prochain.
Denise Silber, née à New York, est cofondatri­ce de l’Internet Healthcare Coalition, coalition productric­e du premier code éthique de la cyber-santé. De retour à Paris en 2001, elle y crée Basil Strategies, structure qui accompagne les acteurs de santé dans leurs projets numériques. Denise Silber est aussi la fondatrice des congrès Doctors 2.0 & You portant sur la révolution digitale en médecine. Elle sera l’invitée d’honneur du 2e Forum Santé Innovation organisé par La Tribune à Bordeaux le 20 juin prochain.

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