La Tribune Hebdomadaire

Thierry Marx : « La valeur n’est pas l’argent, c’est l’engagement »

Parrain de la deuxième édition de The Village, Thierry Marx est un cuisinier-entreprene­ur engagé et étoilé. L’enfant de Ménilmonta­nt, champion de judo, doté d’un CAP pâtissier-chocolatie­r, ancien Compagnon du devoir, dévoile ses recettes pour réussir sa v

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE ABRIAL ET PHILIPPE MABILLE @Vabrial @phmabille

Chef étoilé et entreprene­ur engagé, vous n’avez jamais caché vos combats contre la malbouffe et les injustices sociales. Est-ce une affaire de santé publique et de bien commun ?

THIERRY MARX - Dans les actions qui sont les miennes dans le domaine de l’alimentati­on, je me demande toujours: quel est leur impact social et environnem­ental ? C’est ce qui m’anime au quotidien. Quand je crée une boulangeri­e par exemple, je crée une entreprise, de fait je dois générer des revenus, mais en aucun cas je ne dois avoir à rougir de ces activités et je dois être capable de mesurer leur impact sur nos sociétés. Pour moi, aujourd’hui, une entreprise est sociale où elle n’est pas. Je constate par ailleurs que rassembler les individus autour d’un projet relève d’une vision clanique des choses: on rejoint un clan pour participer à un projet ; c’est, à ce jour, ce qui me semble le plus important.

C’est l’une des bases de vos formations en cuisine : avoir un projet

Quand j’ai commencé à réfléchir sur ce que je pouvais transmettr­e, la formation profession­nelle n’avait plus d’écho dans les quartiers alors qu’elle est un enjeu majeur du xxie siècle. Certes, nous allons perdre un certain nombre de métiers, mais nous allons en créer une quantité incroyable. Avec l’arrivée des nouvelles technologi­es et les transforma­tions qu’elles ont générées, j’ai pris conscience qu’il fallait repenser la formation profession­nelle. Il y a encore quelques années lorsque quelqu’un souhaitait devenir cuisinier, on lui disait: « Eh bien, il te faut deux ans pour avoir un CAP. » Et pourquoi donc? Le CAP que j’ai, globalemen­t, c’est 80 gestes de base et 90 recettes à retenir qui sont séquencées en quatre grandes cuissons des oeufs, quatre grandes cuissons des viandes, quatre grandes cuissons des poissons, quatre grandes cuissons des légumes et cinq desserts du patrimoine culinaire français. En revanche, avec l’école que j’ai créée, Cuisine mode d’ e mploi( s ) , la formation dure 12 semaines. Nous formons gratuiteme­nt et rapidement avec comme seule monnaie d’échange l’engagement des personnes inscrites. Pour nous, la valeur n’est pas l’argent. La valeur c’est l’engagement. Ce que nous avons appelé le fameux RER : Rigueur, Engagement, Régularité. Mais la rigueur à la japonaise, le shitsuké :« J’ai un projet personnel, j’y mets l’engagement qu’il faut, je lâche la main du passé et j’y mets la régularité qu’il faudra afin qu’au bout de 12 semaines je sois diplômé pour pouvoir accomplir mon projet. »

Le projet consistant à retrouver un emploi ?

Bien plus que cela en réalité. Le projet consistant à s’accomplir soi-même. Il y a

Le xxie siècle a besoin d’un cerveau collectif

Le “low cost” est une escroqueri­e monumental­e du xxe siècle

aujourd’hui un vrai décalage entre le monde politique et les personnes au chômage et bénéficiai­res des minima sociaux. Bien sûr, il est indispensa­ble de réduire le chômage, mais lorsque vous rencontrez une personne qui vient de passer cinq ans au RSA, qui a eu beaucoup de difficulté­s à monter son dossier par ailleurs, pourquoi cette personne accepterai­t un emploi qu’elle n’est pas certaine de pouvoir garder si le CDD ou la période d’essai ne sont pas confirmés ? J’ai rencontré beaucoup de gens dans cette situation, qui ne souhaitaie­nt pas dénoncer un RSA qu’ils avaient eu grand mal à obtenir par peur d’être virés dans un futur emploi. C’est une situation terrifiant­e. En revanche, chaque fois que j’ai rencontré des gens qui avaient un projet profession­nel, ils étaient prêts à relever la tête. Quand les personnes viennent à moi avec le rêve de devenir boulanger, pâtissier ou cuisinier, elles sont prêtes à y mettre tous les moyens et à mettre en péril leur statut de bénéficiai­re du RSA. En fait, le côté le plus terrifiant de ce xxe siècle a été d’assigner les gens des banlieues au statut de prolétaire, et dans les usines de les assigner au statut d’ouvrier comme s’ils ne pouvaient être rien d’autre. Quand les usines ont dû fermer, les salariés ont reçu un chèque pour leurs bons et loyaux services, ce qui signifiait qu’on n’avait plus besoin d’eux. Imaginez la fracture psychologi­que ! Personne ne leur a dit qu’ils pouvaient prendre en main leur destinée. La formation profession­nelle est sur ce point une dynamique colossale ; elle permet de voir un projet aboutir et de faire de l’élève un homme libre et non assigné à un statut.

Pour autant, nous venons tous de quelque part ; nous avons tous un héritage culturel et familial…

Bien sûr mais il ne doit pas être un frein à notre développem­ent personnel. J’ai eu la chance d’être formé par les Compagnons du devoir, qui m’ont toujours répété: « On ne va pas t’embêter avec ton passé, si tu sais ce que tu veux et que tu montres ce que tu vaux, cela suffira. » Je me souviens encore du premier Compagnon qui m’a dit : « Salaire honnête ou repos? Du premier naît l’harmonie, du second l’anarchie. » Il est fondamenta­l d’avoir un cadre éducationn­el. C’est ce que j’ai découvert avec la pratique du judo lorsque j’étais adolescent. J’y ai compris les mécanismes du faire pour apprendre, la règle des trois M en fait : mimétisme, mémoire et maîtrise. Tu copies un geste, tu le mémorises et tu en obtiens la maîtrise. En 2012, lorsque nous avons créé notre première école Cuisine mode d’emploi(s), je me suis bien évidemment fondé sur ce cadre éducationn­el. J’ai appliqué pour les autres ce qui m’avait permis d’entreprend­re ma vie. Au candidat qui se présente dans nos écoles, nous ne lui demandons jamais « Comment tu vas faire ta formation ? » mais « Pourquoi ? ». Encore une fois, c’est le projet, l’objectif, qui est le plus important. Aujourd’hui, nous formons 1 200 personnes par an. Toutes sont en précarité. En six ans, 90 % ont retrouvé un emploi et 11 ont créé leur entreprise. C’est la preuve que l’échec est un leurre. Quand on se retrouve en situation d’échec, il est indispensa­ble d’avoir un projet, sinon, on reste dans l’échec et on finit par accepter l’inacceptab­le ou accepter les choses par défaut. Avec Cuisine mode d’emploi(s), c’est très clair : nous annonçons dès le départ qu’à la fin de la formation les personnes seront soit cuisinier, soit pâtissier, soit boulanger, selon le cursus, et qu’elles auront un emploi. Je vous assure que tous sont prêts à lâcher le RSA. Et ce qui est formidable c’est de voir, au fil des semaines, les personnes qui relèvent la tête. À la sortie de la formation, ce ne sont plus les mêmes. Vous savez, je crois que nous n’avons pas d’autres choix que d’être durs avec les faits et bienveilla­nts avec les gens. Les faits sont les faits, ils ne sont pas négociable­s. En revanche, il faut trouver une solution.

Justement, quelles pourraient être les solutions pour que le monde de demain soit plus juste, responsabl­e et durable ?

Aujourd’hui, si l’on veut changer le monde, il faut s’atteler à deux gros chantiers : la formation profession­nelle dans les quartiers – nous venons d’en parler longuement – ; et l’agricultur­e de demain. La question c’est : quelle gastronomi­e pour 2050? Car la gastronomi­e est une planète extrêmemen­t vaste : il y a l’impact social, l’approche agricole et la nécessité de redéfinir l’approche commercial­e des choses. Quand on s’interroge sur la gastronomi­e de 2050, on s’interroge sur la santé de 2050. Soit on continue d’aller dans le mur, car, aujourd’hui, on a arrêté le moteur du bateau qui, par inertie, continue d’avancer, soit on a suffisamme­nt de propulsion arrière pour ralentir et redéfinir les cartes pour faire autrement. Il est urgent d’arrêter les remembreme­nts à outrance ; les sols sont en train de s’appauvrir.

Regardez le sol de la Beauce en 1954 et regardez-le aujourd’hui : c’est simple, il est mort! Sans Bayer et Monsanto, il n’y a pas de blé. Il faut être clair sur ce sujet. Je collabore avec la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitant­s agricoles) sur d’autres manières de travailler avec les jeunes agriculteu­rs, car l’agricultur­e repensée crée de l’emploi. C’est ce que l’on peut voir sur les bassins de New York ou de Los Angeles, sur lesquels l’agricultur­e organique recrée de l’emploi alors que l’agricultur­e de masse en perd. Je milite également beaucoup sur le bien manger, et, sur ce point, les États généraux de l’alimentati­on sont une bonne chose. Mais il faut que la France ait une échelle de valeur pour mesurer les produits. Qu’est-ce qu’un bon produit? Quel est son impact social, environnem­ental ? Comment le quintal de blé est payé à son juste prix à l’agriculteu­r? Comment l’artisan va revendre? Car, comme le dit Warren Buffett – qui n’est pourtant pas le plus grand philanthro­pe que je connaisse –, le prix n’est pas une valeur, la valeur est ailleurs.

C’est-à-dire ?

Une baguette à 1,20 euro, ça a du sens. Une baguette à 80 centimes d’euro, ça n’en a pas. Le low cost est une escroqueri­e monumental­e du xxe siècle. Il fait baisser les critères de qualité de l’artisanat et de l’agricultur­e. Résultat ? Les produits sont mauvais ! Et le pire c’est qu’une baguette pas chère, on la paie trois fois : une fois à la caisse, une fois chez son médecin et une fois aux impôts, pour payer les engrais chimiques qui se trouvent dans nos terres et les pourrissen­t. C’est tout de même terrifiant. Alors qu’une baguette à 1,20 euro cela a un sens agricole, social et protecteur pour la santé. Le lien entre gastronomi­e et santé est une évidence. Avec le chercheur et professeur Raphaël Haumont, nous avons créé en 2012 le Centre français d’innovation culinaire à l’université Paris Sud, puis la chaire Cuisine du futur portée par la Fondation Paris Sud et l’université Paris Saclay. C’est la seule chaire universita­ire reconnue sur l’alimentati­on. Nous avons été les premiers à travailler sur le sucre ajouté. Pourquoi on ajoute autant de saccharose dans les produits ? Ce qui est formidable, c’est de travailler avec un scientifiq­ue qui, au lieu de rejoindre un grand groupe, a choisi de nous aider à produire de façon industriel­le mais avec une rigueur artisanale. C’est ce que j’appelle le cerveau collectif. Et je suis intimement convaincu que le xxie siècle a besoin de cerveaux collectifs. La question est de savoir comment faire entrer la finance dans ces cerveaux ? Car inventer quelque chose pour que cela reste dans le fond du jardin… cela n’a aucun sens. Et puis, il est temps d’arrêter de chercher et de désigner des coupables à tout prix. Le plus important, maintenant, c’est de chercher des solutions. C’est ce que nous nous efforçons de faire au quotidien. Et c’est pour cela que nous avons progressé. Nous n’avons jamais attaqué ou accusé de grands groupes industriel­s. Au contraire, le but est de pouvoir travailler ensemble à partir du moment où l’argent est consacré à construire l’agricultur­e de demain. Si on ne fait pas cela, pourquoi et comment voulez-vous que cela s’arrête ? Emmanuel Faber [PDG de Danone, ndlr] le formule bien: « Les marques hégémoniqu­es, c’est fini. »

N’est-ce pas un peu utopique ?

Ce n’est pas être utopique que de militer pour que la planète mange mieux et moins. C’est être responsabl­e. En mettant à dispositio­n des compétence­s qui se complètent les unes aux autres, en mutualisan­t nos forces, on crée un mouvement. J’en reviens aux Compagnons du devoir, qui, pour s’émanciper de la monarchie, ont créé un cerveau collectif. Il est vital de donner à chacun la possibilit­é de ne pas être dans la frustratio­n. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je mise sur la formation profession­nelle. C’est un levier extrêmemen­t fort pour une société meilleure. Dans les écoles que nous avons créées, voilà ce que l’on dit : « Vous ne savez pas apprendre pour faire, eh bien vous allez faire pour apprendre », c’est la même mécanique. En fait, la formation devrait être permanente, surtout à considérer tous ces nouveaux métiers qui n’existent pas encore. Plutôt que d’avoir un livret A, ne pourrait-on pas imaginer un système qui nous permette de cotiser pour la formation profession­nelle ? Mettre de côté de l’argent qui soit rémunéré pour que l’on puisse investir sur la formation ? Il faut dire les faits tels qu’ils sont : dans mon métier, aujourd’hui, je ne trouve pas de personnels de service, de cuisiniers, de pâtissiers. La faute aux formations trop longues, pas très bien rémunérées et à une évolution peu rapide. C’est la même situation dans le BTP. Sans la filière de l’immigratio­n, on ne pourrait pas recruter. Alors c’est vrai, ce sont des métiers difficiles, mais il ne s’agit pas de montrer que cela. Bien au contraire, nous montrons les possibilit­és entreprene­uriales. Grâce à Cuisine mode d’emploi(s), certains stagiaires se sont installés à moins de 30 ans. De plus en plus de jeunes qui ont fait nos formations reviennent nous voir pour nous demander de l’aide sur la gestion et l’économie d’une entreprise. Ils ont besoin d’une formation et envie d’aller vite. Voilà une autre solution que nous sommes en train de mettre en oeuvre : nous sommes en train de réfléchir à des restaurant­s d’applicatio­n qui nous permettrai­ent de donner les clés d’un établissem­ent à une personne qui y resterait pendant quatre mois pour apprendre les règles sociales et économique­s d’une entreprise. Finalement, la formation profession­nelle, c’est l’une des clés pour entreprend­re sa vie.

Les faits sont les faits, ils ne sont pas négociable­s. En revanche, il faut trouver une solution

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Pour le créateur de Cuisine mode d’emploi(s), la formation profession­nelle est un enjeu majeur.
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Le chef se réclame de la rigueur à la japonaise, le shitsuké.

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