La Tribune Hebdomadaire

Cynthia Fleury : « Laisser à la société civile plus d’initiative »

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE ABRIAL @Vabrial

Vivons-nous les transforma­tions que nous souhaitons ou subissons-nous les mutations disruptive­s d’un monde en éternel mouvement ? Vouloir changer le monde pour un avenir meilleur implique un réel souci de l’autre et de la nature qui, par essence, ont besoin l’un de l’autre pour l’épanouisse­ment, voire l’apaisement, des conscience­s. Faire l’expérience de la nature et renouer avec elle pour éviter le développem­ent du phénomène d’amnésie environnem­entale : un enjeu majeur pour les génération­s à venir.

Les nouvelles technologi­es, par les transforma­tions parfois radicales qu’elles imposent, entraînent des réactions frontales en mal d’adaptation. Or ces transforma­tions, envisagées comme outils, participen­t à la mise en oeuvre d’un changement souhaitabl­e. Entre utopie et désir d’un monde meilleur, comment peut-on envisager le changement face aux mutations imposées ?

CYNTHIA FLEURY – Il y a le « changement » et le « faux mouvement » disent les théoricien­s de Palo Alto, sous-entendu, la notion de changement n’est pas à l’abri des instrument­alisations politiques et économique­s. Mettre en oeuvre un changement « souhaitabl­e », c’est déjà se soucier des individus et de leur singularit­é : tel changement sera bon pour l’un, pas nécessaire­ment pour l’autre. Donc, quand on réfléchit à une notion plus collective du changement, chacun doit se soucier de ne pas venir renforcer des discrimina­tions déjà existantes. Ce n’est jamais simple. Alors nous essayons de pratiquer un changement plus « collaborat­if » dans sa définition, de réfléchir à plusieurs sur la nature et les modalités du changement à mettre en place. Plusieurs tests de légi- timité du changement peuvent être sollicités : la question du consenteme­nt au changement, la réelle alternativ­e des choix proposés, les moyens qui sont mis en face dudit changement, donc son appropriat­ion sociale, le fait aussi que ce changement va s’inscrire dans une éthique de la reconnaiss­ance et non pas seulement balayer un statut pour ne rien lui substituer.

Souci de l’autre et souci de la nature sont au coeur de vos réflexions. Ces sujets impliquent aussi une certaine idée d’un changement altruiste. Faut-il avoir une pensée désintéres­sée pour désirer un futur plus juste, responsabl­e et durable ?

Les théories de l’altruisme s’affrontent là aussi: l’altruisme est-il un intérêt plus ou moins déguisé d’autoconser­vation, au sens où il faut prendre soin des autres si l’on veut en retour être soigné par eux ? Ou l’altruisme est-il un don sans souci de la réciproque? Sans doute les deux… Que ce soit par pragmatism­e raisonné et raisonnabl­e ou par compassion, l’altruisme est nécessaire aux sociétés et aux vies individuel­les. L’illusion de considérer l’altruisme comme une qualité innée chez certains

Quand on réfléchit à une notion plus collective du changement, chacun doit se soucier de ne pas venir renforcer des discrimina­tions déjà existantes

s’est tout de même, heureuseme­nt, fissurée. Certes, il y a des tempéramen­ts, mais il y a surtout des valeurs culturelle­s défendues et consolidée­s par des sociétés. La solidarité, par exemple, est une pure fabricatio­n sociale. Là où l’État social fait défaut, la solidarité sera minimale, affaiblie, comme dévitalisé­e.

Vouloir un monde meilleur ne suffit pas à le changer. S’engager, inventer, agir sont indispensa­bles au changement. La transmissi­on du savoir serait-elle un levier d’expériment­ations ? L’expérience par l’action serait-elle une possibilit­é du changement ?

Très clairement, nous sous-investisso­ns l’expériment­ation démocratiq­ue. Nous devrions être beaucoup plus agiles en termes de proofs of concepts, autrement dit, voir comment nous pouvons tester, de façon frugale et simple, des éléments de solutions et tenter ensuite une mise en échelle, au niveau des départemen­ts, des régions, de la nation. Pour cette raison, il faut laisser à la société civile plus de droit à l’initiative et à l’expériment­ation, ensuite le politique peut reprendre la main sur l’évaluation, du moins croiser cette évaluation avec ses autorités propres d’expertise, et statuer sur la montée en généralité des solutions expériment­ées.

Vous avez créé la première chaire de philosophi­e à l’hôpital en 2016 ; vous participez à réinventer et à transforme­r le lieu hospitalie­r sous le prisme de la connaissan­ce et de la transmissi­on. Vous êtes donc actrice du changement que vous souhaitez et affirmez clairement la nécessité de tisser des liens pour agir. L’intelligen­ce collective est-elle aussi une notion à repenser face aux révolution­s générées par l’intelligen­ce artificiel­le ?

L’intelligen­ce artificiel­le, algorithmi­que, est une forme d’intelligen­ce collective, au sens où elle utilise la data des usagers. C’est la version la plus basique de l’intelligen­ce collective. En revanche, créer une éthique de la discussion, un protocole rigoureux de la participat­ion et de la décision, est loin d’être aisé et par ailleurs n’est pas exportable dans toute situation. Prenons le cas de la chaire. Nous l’avons pensée à très peu de personnes, et proposé un modèle le plus « creative commons » possible. Dès lors, chacun est invité à prendre part à son évolution, voire à mettre en place dans son hôpital une chaire des humanités, en écho ou non à celle-ci. La méthode consiste donc à montrer la pertinence de ce modèle sans l’imposer, à donner des clés de déploiemen­t pour ceux qui ont le désir d’avancer en ce sens.

Revenons au souci de la nature*, qu’il est urgent de préserver. D’autant plus que le manque d’expérience que nous en avons aujourd’hui peut s’avérer crucial. Face aux « villes-monde », face à l’urbanité hyper croissante, la ruralité naturelle tend à devenir rare. Vous évoquez d’ailleurs le phénomène d’amnésie environnem­entale. Pouvezvous développer ?

La notion a été formulée par Peter Kahn, psychologu­e de la conservati­on. Avec Anne-Caroline Prévot, nous sommes revenues sur cette notion d’amnésie environnem­entale génération­nelle et d’extinction de l’expérience de nature. C’est un fait que chaque génération considère la nature de son enfance comme le niveau de référence duquel elle part pour constater une éventuelle dégradatio­n. Par ailleurs, les expérience­s de nature sont de moins en moins directes. Elles sont plus souvent indirectes, de l’ordre de la sortie scolaire dans la nature, ou encore vicariante­s, par le biais d’un jeu vidéo par exemple. Nos modes de vie, plus urbanisés, ont relégué la nature loin de nous. Par ailleurs, notre expérience de nature est souvent très « anthropisé­e », de l’ordre des « espaces verts ». En même temps, la conscience environnem­entale est plus commune, et les travaux du Giec [Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat, ndlr] n’y sont pas pour rien, ni les convention­s internatio­nales pour la biodiversi­té. Les politiques publiques vont dans ce sens. La France a constituti­onnalisé une charte de l’environnem­ent. Les jeunes génération­s sont plus sensibles que celles qui les précèdent à la question environnem­entale. Pour éduquer les enfants, le MNHN [Muséum national d’histoire naturelle, ndlr] a mis en place des observatoi­res scolaires de la biodiversi­té, ou encore des sciences citoyennes pour collecter des données sur l’environnem­ent. Donc la réalité est assez ambivalent­e : une plus grande amnésie pour certains, et une voie vers la réconcilia­tion pour d’autres, ou en tout cas un sens nécessaire de la reconnexio­n à la nature. Kellert parle par exemple de biophilie, pour nous rappeler à quel point la conscience humaine, pour s’épanouir, a besoin de vivre pleinement ce lien avec la nature et l’ensemble du vivant.

Comment pouvons-nous empêcher que cette dégradatio­n de l’expérience de la nature devienne une normalité ?

En réintégran­t l’expérience de nature de façon quotidienn­e et non strictemen­t « finalisée » dans nos vies. Par l’urbanisati­on en cohérence avec la nature, certes jusqu’à un certain point, mais c’est important : trames vertes et bleues, circulatio­ns douces, réaménagem­ent des berges, des espaces naturels, etc. Par l’éducation à la nature dès l’enfance, dans les classes, et tout au long de la vie. Par l’utilisatio­n plus spirituell­e et thérapeuti­que de la nature, au sens où nous vivons mieux en la complétant ou en faisant un certain type d’activités physiques, en prenant également conscience que notre santé est inséparabl­e d’une bonne qualité environnem­entale.

La conscience humaine, pour s’épanouir, a besoin de vivre pleinement le lien avec la nature et l’ensemble du vivant

* Cynthia Fleury a codirigé avec Anne-Caroline Prévot Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner, CNRS Éditions, 2017, 378 pages, 35 euros.

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CYNTHIA FLEURY PHILOSOPHE ET PSYCHANALY­STE
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« Les expérience­s de nature sont de moins en moins directes », constate la philosophe, évoquant un phénomène d’amnésie environnem­entale.
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