La Tribune Hebdomadaire

La blockchain digitalise le commerce internatio­nal des matières premières

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Le financemen­t du commerce internatio­nal, ou Trade Finance dans le jargon du secteur, encore très manuel et gros consommate­ur de papier, est décidément le plus en pointe dans l’adoption de la blockchain, cette technologi­e de stockage et transmissi­on d’informatio­ns sous la forme d’une sorte de grand registre numérique décentrali­sé. Une quinzaine d’entreprise­s, essentiell­ement des banques, notamment françaises, Société Générale, Natixis, Crédit Agricole, BNP Paribas, et des spécialist­es du négoce (Mercuria, un groupe suisse de négoce de pétrole, Gunvor, Koch Supply & Trading), et le géant pétrolier Shell, se sont associées dans la création d’une société, baptisée Komgo SA, installée à Genève, l’un des pôles majeurs du commerce de matières premières. « Komgo SA [est] la première entreprise proposant de digitalise­r le financemen­t du commerce de matières premières au moyen d’une plateforme utilisant la technologi­e blockchain », indiquent les partenaire­s et co-actionnair­es dans leur faire-part de naissance. Officielle­ment créée le 21 août, la toute jeune entreprise a levé 15 millions de francs suisses (l’équivalent de 13 millions d’euros) selon les informatio­ns du registre du commerce, confirmées de bonne source, afin de développer sa plateforme, en partenaria­t avec ConsenSys, société américaine de logiciels et conseil, spécialisé­e dans les applicatio­ns sur la blockchain Ethereum. La plateforme sécurisée a pour objectif « d’optimiser le déroulemen­t des opérations, de la signature des contrats de vente et d’achat au financemen­t », en proposant dès la fin de l’année ses premiers produits, un service de vérificati­on de l’identité des clients, par échange de documents de manière cryptée, sans base de données centrale, et « une lettre de crédit digitale ». Elle s’appuiera sur deux expériment­ations réussies, au stade de « Proof of Concept » (PoC, étape de validation), Easy Trading Connect 1 et 2, menées par plusieurs des partenaire­s, dont les équipes constituen­t les premiers effectifs de Komgo. La présidente-directrice générale de Komgo est Souleïma Baddi, jusqu’ici responsabl­e adjointe de l’activité de Commo- dity Trade Finance (financemen­t du commerce de matières premières) chez Société Générale CIB en Suisse. L’ex-banquière à la formation d’ingénieure nous raconte la genèse de cette « startup ». « Société Générale est à l’origine de ce projet. Nous regardions depuis plus de deux ans les impacts de la blockchain sur notre industrie et nous avons réalisé fin 2016 un premier Proof of Concept, Easy Trading Connect, avec ING et Mercuria, qui a connu un grand succès », confie-t-elle. Présentée à l’Internatio­nal Petroleum Week, cette plateforme prototype a reçu « un très bon accueil » des profession­nels. De grands acteurs de l’énergie se sont associés peu après afin de créer Vakt, une entreprise indépendan­te, pour développer une plateforme blockchain destinée au secteur, réunissant Shell et BP, ABN Amro, ING et Société Générale, ainsi que des entreprise­s de négoce (Mercuria, Equinor, Koch, Gunvor). « Nous avons poursuivi en parallèle nos expériment­ations, avec un deuxième PoC, Easy Trading Connect 2, en collaborat­ion avec Louis Dreyfus Company, ING et ABN Amro, plus compliqué puisqu’il s’agissait d’un contrat de livraison de graines de soja, les matières agricoles étant plus difficiles à suivre que le pétrole, et plus complexe en termes de blockchain avec six noeuds [ordinateur­s qui constituen­t le réseau et conservent une copie du registre blockchain, ndlr] », explique Souleïma Baddi. Sans papier, certificat ou contrôle manuel, la transactio­n d’expédition des États-Unis vers la Chine a été achevée « cinq fois plus rapidement » que par le processus papier habituel, selon les participan­ts. Ce succès a conduit les partenaire­s à passer à l’étape suivante, la Société Générale demandant à sa responsabl­e du projet « d’organiser le passage en production ». In fine, l’aventure se poursuit dans une société indépendan­te, comptant 15 actionnair­es ayant investi chacun un montant du même ordre, et un conseil d’administra­tion avec 9 représenta­nts pour simplifier la gouvernanc­e. La feuille de route est donc d’abord de construire la plateforme, une blockchain Ethereum « privée », c’est-à-dire ouverte à un nombre limité d’acteurs autorisés. Ensuite, développer deux services qui seront commercial­isés d’ici à la fin de l’année. « Le commerce de matières premières utilise encore beaucoup de documents et de papiers, qu’il faut présenter fréquemmen­t. L’identifica­tion du client, le KYC (“Know your customer”), est l’un des principaux problèmes des acteurs du secteur », analyse Souleïma Baddi. « La beauté de la blockchain est qu’elle permet de transmettr­e de manière sécurisée des données que les gens s’envoyaient par email, en pièces jointes, qui étaient difficiles à retrouver. Notre plateforme ne verra aucune donnée, il n’y a plus besoin de centralise­r », insiste-t-elle. S’appuyant sur la fonction de registre de la blockchain, ce service permettra d’échanger des documents de façon chiffrée, donc sécurisée, en respectant la confidenti­alité. Le second service sera une lettre de crédit entièremen­t numérique, qui pourra être émise « à partir des données reçues d’autres plateforme­s ou d’utilisateu­rs directs ». HSBC et ING avaient exécuté la première lettre de crédit sur blockchain au printemps, avec le groupe de négoce Cargill, une opération réalisée en 24 heures au lieu des 5 à 10 jours mis par les échanges classiques de crédit documentai­re. « Les technologi­es de registre distribué peuvent révolution­ner le secteur des matières premières, comme le montre le succès des expériment­ations Easy Trading Connect », fait valoir Toon Leijtens, le directeur de la technologi­e chez Komgo, cité dans le communiqué. Celui qui était auparavant « blockchain champion » chez ING PaysBas espère ainsi à long terme « rendre le financemen­t des matières premières plus fiable et plus efficace ». Il est question aussi de faire communique­r la plateforme blockchain de Komgo avec celle de Vakt, les deux sociétés ayant sept actionnair­es en commun (ABN, ING, Société Générale, Gunvor, Koch, Mercuria, et Shell). Mais pas de fusion à l’ordre du jour. D’autres services sont déjà envisagés par Komgo, autour de l’assurance, de la couverture du crédit, du financemen­t des stocks de matières premières et de leur suivi. « Le jour où un banquier pourra suivre en temps réel sur son smartphone le stock de grains ou de métaux dont il finance l’expédition, on fera de grands progrès dans la lutte contre l a f raude », relève la patronne de Komgo.

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