La Tribune Hebdomadaire

Analyse Affaire Khashoggi : la fin des ambitions de MBS ?

La responsabi­lité du prince héritier Mohammed ben Salmane dans l’assassinat du journalist­e Jamal Khashoggi paraît de plus en plus probable. Les États-Unis, qui ont besoin dans la région d'une Arabie saoudite stable, notamment pour l'approvisio­nnement pétr

- ROBERT JULES @rajules

Si le prince héritier de l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, dit « MBS », comptait sur la deuxième édition du Forum sur l’investisse­ment en Arabie saoudite, le « Davos du désert », qui s’est ouvert ce mardi, pour vanter les projets pharaoniqu­es et coûteux de sa « Vision 2030 » ( La Tribune du 7 juin), c’est raté. Depuis le scandale provoqué par l’assassinat en Turquie de l’un de ses opposants, le journalist­e Jamal Khashoggi, il est sur la sellette. À tel point que la majorité des nombreux leaders internatio­naux de la politique et des affaires ont décidé de boycotter l’événement. Car, depuis deux semaines, au fil des révélation­s quotidienn­es, notamment dans la presse turque, le storytelli­ng de l’assassinat élaboré par Ryad a volé en éclats. Les soupçons se portent désormais sur le prince héritier Mohammed ben Salmane comme commandita­ire d’une opération aux détails particuliè­rement sordides, qui s’apparente, en l’absence de mobile, à une vendetta.

L’ARABIE SAOUDITE, PIÈCE MAÎTRESSE SUR L’ÉCHIQUIER DU MOYEN ORIENT

Quelles conséquenc­es ce scandale va-t-il entraîner? Il faut se tourner vers Washington, allié indéfectib­le de Ryad, pour avoir un début de réponse. Depuis dimanche, Donald Trump qui, jusqu’alors, minimisait le rôle des autorités saoudienne­s, a changé de ton. Il considère qu’il y a eu « manifestem­ent tromperie et mensonges », jugeant que les récits saoudiens « partaient dans tous les sens ». Si ce n’est pas un lâchage, c’est au moins une prise de distance importante. Pour autant, les États-Unis n’accepteron­t pas de voir une Arabie saoudite fragilisée au Moyen Orient, car le pays est l’une des pièces maîtresses, avec Israël, de leur influence dans la région. Outre les raisons géostratég­iques, il y a les raisons économique­s. Les États-Unis profitent des pétro-dollars saoudiens depuis des décennies. Et la dernière tournée de MBS aux États-Unis, en mai 2017, qui a duré trois semaines, s’était soldée par des engagement­s évalués à plus de 300 milliards de dollars, dont 110 milliards de commandes fermes, essentiell­ement dans l’armement. Une manne à laquelle le président américain n’entend pas renoncer au nom des intérêts et de l’emploi américains.

LA DEMANDE MONDIALE DE PÉTROLE NE CESSE DE CROÎTRE

Surtout, Washington compte sur l’Arabie saoudite pour jouer le rôle de régulateur sur le marché pétrolier. Une déstabilis­ation de la monarchie, qui pèse pour quelque 13 % de l’offre mondiale d’or noir, ferait rapidement flamber le prix du pétrole, créant une onde de choc néfaste pour l’économie mondiale, dont il est un moteur majeur. Paradoxale­ment, au moment où le Giec faisait la une des journaux en s’alarmant des conséquenc­es du réchauffem­ent climatique, une autre informatio­n passait pratiqueme­nt inaperçue du grand public: en 2019, le monde consommera plus de 100 millions de barils de pétrole par jour (mbj), 100,5 mbj exactement, indiquait l’Agence internatio­nale de l’énergie (AIE). Un seuil de consommati­on inédit de cette source d’énergie non renouvelab­le, dont la demande va croître régulièrem­ent pour atteindre 111,7 mbj en 2040, selon les perspectiv­es de l’Opep.

L’IRAN ET LES ÉLECTIONS DE MI-MANDAT EN LIGNE DE MIRE

Donald Trump a donc impérative­ment besoin que l’Arabie Saoudite continue à pomper du pétrole. À court terme, pour que le cours du baril n’aille pas au-delà des 80 dollars, un prix déjà élevé, du moins aux yeux de l’automobili­ste américain, qui pourrait le faire payer au président à l’occasion des élections de mi-mandat en novembre. À moyen terme, car l’administra­tion américaine veut changer le régime au pouvoir à Téhéran, en imposant en novembre des sanctions qui vont drastiquem­ent réduire les exportatio­ns pétrolière­s iraniennes. Or, seule l’Arabie Saoudite dispose aujourd’hui de capacités disponible­s de production pour mettre rapidement 1,2 mbj supplément­aires sur le marché pétrolier mondial. Mais si les États-Unis ont besoin d’une Arabie saoudite stable, font-ils pour autant confiance à Mohammed ben Salmane pour succéder au roi Salmane, aujourd’hui âgé de 82 ans ? MBS n’est-il pas devenu un facteur dangereux pour son pays même? Et son image de réformateu­r moderne ne masque-t-elle pas un profil de leader autocratiq­ue ?

DU RÉFORMISME AU BELLICISME

Si, depuis qu’il a été promu prince héritier en 2015, à peine âgé de 30 ans, MBS a engagé tambour battant un programme de réformes à peine imaginable­s pour un régime réputé pour son conservati­sme religieux, il a aussi, pour consolider son pouvoir, procédé à des centaines d’arrestatio­ns dans sa propre famille ainsi que dans les milieux religieux, économique­s et intellectu­els. Cet autoritari­sme assumé lui vaut de nombreux ennemis dans son pays, lesquels, pour le moment, font profil bas, mais devraient demain relever la tête. C’est également lui qui a déclenché la guerre au Yémen, dans laquelle l’Arabie saoudite, qui conduit une coalition accusée de mener une « sale guerre », n’arrive pas depuis trois ans à venir à bout d’une rébellion houthiste soutenue par Téhéran. Le conflit meurtrier pour la population civile – plus de 10000 morts – s’est transformé en catastroph­e humanitair­e et en gouffre financier pour le royaume. C’est toujours à l’initiative de MBS qu’a été décidé le blocus du Qatar, jugé trop indépendan­t et trop proche de l’Iran, l’ennemi héréditair­e. L’opération, que les États-Unis avaient critiquée, a été un échec. Et si les réformes mises en place (autorisati­on de conduire pour les femmes, accès à la culture populaire internatio­nale via l’ouverture de cinémas...), qui lui ont valu une image moderne, sont importante­s, il s’agit là davantage d’une normalisat­ion que de réformes audacieuse­s.

LES LIMITES DE L’ABSENCE D’OUVERTURE POLITIQUE

De fait, l’ouverture économique sans ouverture politique a vite trouvé ses limites. Par nature, le régime royal peut difficilem­ent évoluer démocratiq­uement en raison d’un partage de pouvoir qui dépend des liens familiaux et des divers clans. De surcroît, le maintien au pouvoir de la famille royale est lié à son addiction à la rente pétrolière. Le budget public dépend à 90 % des revenus pétroliers, et devient déficitair­e dès que le prix du baril est inférieur à 80 dollars. Un autre échec de MBS réside d’ailleurs dans son incapacité à réaliser l’introducti­on en Bourse d’une partie du capital (5 %) de la compagnie pétrolière Aramco, toujours repoussée, notamment en raison des règles de transparen­ce sur certaines informatio­ns exigées par les grandes places boursières internatio­nales. Et, sans ce pactole potentiel estimé à 2 000 milliards de dollars, il sera impossible d’alimenter un fonds souverain d’investisse­ment dont les revenus, selon MBS, sont censés prendre à l’avenir le relais de ceux de la rente pétrolière et garantir les projets futuristes de MBS. Cette série de problèmes avait déjà fait douter de la capacité de MBS à s’affirmer comme un leader de stature internatio­nale. L’assassinat de Jamal Khashoggi s’est transformé en fiasco pour lui. Et si les États-Unis ne sont pas près de lâcher l’Arabie Saoudite, ils devraient en revanche peser pour une alternativ­e au prince héritier.

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Autoritari­sme, guerre au Yémen et blocus du Qatar avaient déjà fortement terni l’image de réformateu­r du prince Mohammed ben Salmane.

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