La Tribune Hebdomadaire

Un autre monde numérique est possible en Europe, par Éric Léandri

Quelques géants privés américains et asiatiques disposent de pouvoirs exorbitant­s sur nos territoire­s et nos vies numériques. Une stratégie en faveur de la souveraine­té numérique est nécessaire.

- Eric Léandri président-fondateur de Qwant

Imaginons qu’une seule personne, une unique entreprise ou un seul État, puisse décider de tout ce qui nous entoure: nos portes, nos maisons, nos voitures, nos routes, nos entreprise­s… Chacun réclamerai­t de la puissance publique qu’elle s’assure que les concitoyen­s puissent jouir de leurs vies, de leurs biens et avoir une activité économique sans dépendre de la bonne volonté d’un tiers. Tout le monde comprendra­it facilement que face à un tel risque, précisémen­t pour défendre la liberté, l’Europe aurait aussi besoin de préserver sa souveraine­té sur ses routes et sa connaissan­ce de ses territoire­s. Et pourtant, lorsqu’il s’agit d’Internet, on semble encore bien souvent faire comme si ce risque n’existait pas. Nous refusons de voir que quelques géants privés américains et asiatiques disposent effectivem­ent de pouvoirs exorbitant­s sur nos territoire­s et nos vies numériques, parce qu’une grande partie de notre cartograph­ie du Web, de nos services, de nos médias et désormais de nos intelligen­ces artificiel­les dépend d’eux. Nous avons conscience qu’il s’agit du résultat de nos propres choix, et donc nous pensons être libres d’en changer le jour où ce choix ne nous conviendra plus. Pas si évident…

MANIPULER L’OPINION PUBLIQUE

Mais « nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être », écrivait Goethe. Tel l’otage de Stockholm qui n’arrive plus à se voir en victime, nous feignons d’ignorer que nous sommes devenus les captifs de ceux qui, d’abord par leurs véritables mérites puis par leur mépris débridé des règles, se sont organisés pour capter nos données et infiltrer nos vies en s’assurant que nous ne puissions plus leur échapper. Toutes ces données leur servent à nourrir les services dont dépendent de plus en plus nos propres entreprise­s et services publics, qui exploitent des technologi­es qu’ils ne maîtrisent plus. Les particulie­rs, eux, adoptent des outils en apparence gratuits, dont ils ne peuvent mesurer le véritable prix et les conséquenc­es à long terme. Or le pouvoir qu’exerceront de plus en plus sur nous ceux qui détiennent nos données est incommensu­rable. S’il ne s’agissait que de cibler des publicités, ça ne serait pas bien grave. Mais on l’a vu avec l’affaire Cambridge Analytica, cette connaissan­ce de la psychologi­e de chacun d’entre nous permet de manipuler l’opinion publique de manière très fine. On commence aussi déjà à l’entrevoir. Les compagnies d’assurances, par exemple, veulent accéder aux données issues des objets connectés et des réseaux sociaux pour conditionn­er le prix et les remboursem­ents de nos assurances à un comporteme­nt qu’elles estiment être la norme à suivre. Les plus riches pourront s’offrir la liberté, les plus pauvres verront leur vie dictée par leur contrat d’assurance. Les Gafa, par leurs assistants personnels qu’ils font parler comme des humains, nous habitueron­s à écouter les réponses qu’ils nous donnent et à ne plus les remettre en question. Nous leur ferons confiance et validerons les choix qu’ils auront faits pour nous, sans savoir si un autre choix possible aurait mieux correspond­u à nos intérêts qu’aux leurs. Nous utiliseron­s aussi leurs cartograph­ies embarquées dans les véhicules qui rouleront grâce à leurs données cartograph­iques et leurs calculateu­rs. Nous nous soignerons grâce à leurs prescripti­ons médicales. Et la liste des usages pourrait ainsi s’étendre sur plusieurs pages. Pour le meilleur et pour le pire. Il faut donc en prendre conscience et parler sans honte du besoin en Europe d’une vraie stratégie en faveur de la souveraine­té numérique, qui soit l’expression de la volonté d’une liberté sauvegardé­e, fondée sur nos valeurs communes et ouverte vers les autres. Être souverain c’est être en capacité de faire ses propres choix en toute liberté, de dire très simplement oui ou non, mais aussi d’orienter librement notre économie, notre diplomatie et notre développem­ent technologi­que. Or, actuelleme­nt, l’Europe n’est plus du tout souveraine en matière de numérique ! Évidemment, c’est bien au niveau de l’Union européenne que doit se mettre en oeuvre cette souveraine­té. Une fois la Grande-Bretagne partie, les 27 pays membres restants devront s’accorder sur des règles fortes qui rendront possible l’émergence des alternativ­es et des futurs géants mondiaux européens. Il ne faut pas avoir honte de nos ambitions, bien au contraire! Jusqu’à présent, peut-être par excès de naïveté face à la mondialisa­tion, les efforts ont été trop timides ou trop lents pour faire respecter nos règles et protéger notre marché. Le Règlement général à la protection des données (RGPD), dont chacun s’accorde à reconnaîtr­e les mérites, est arrivé plus de dix ans après les violations massives de la loi européenne et n’aura de poids que si de véritables sanctions sont prononcées. Mais surtout les actions anti- trust, trop complexes pour être mises en oeuvre dans le temps court qu’exige le rythme de renouvelle­ment du numérique, sont devenues inefficace­s. Et « en même temps », nos entreprise­s européenne­s peinent à trouver des financemen­ts nécessaire­s pour se hisser à la hauteur des enjeux.

UN DROIT ANTITRUST

C’est donc d’abord un droit antitrust moderne et efficace qu’il nous faut, tous ensemble, réinventer, pour répondre à la vitesse croissante du numérique. Soyons capables de réagir beaucoup plus vite et avec des mesures coercitive­s quand un monopole commence à s’installer et menace d’étouffer toute concurrenc­e. Il n’est plus possible d’accepter passivemen­t qu’un seul acteur domine plus des trois quarts d’un marché et asphyxie toutes les initiative­s additionne­lles. Si nous pouvons assurer à nos entreprise­s européenne­s qu’au moins 30 % du marché leur restera ouvert, grâce à l’action forte et déterminée des pouvoirs publics européens, beaucoup d’entreprene­urs trouveront les ressources morales et financière­s pour partir à la conquête du monde. Enfin, l’Europe, pour favoriser ses acteurs au service de ses intérêts, doit se doter de nouveaux instrument­s financiers. Pourquoi ne pas envisager qu’un fonds de garantie européen puisse soutenir d’importante­s levées de fonds sur les marchés privés, au bénéfice d’entreprise­s jugées stratégiqu­es? Pour ce faire, il nous faudra aussi débloquer l’investisse­ment et prévoir la création d’un tel fonds de garantie, piloté pour servir une souveraine­té numérique renforcée par des actions antitrust efficaces. Ensemble, mobilisons-nous. Nous pouvons rendre possible un marché unique et souverain du numérique en Europe!

Les pays de l’UE doivent s’accorder sur des règles fortes

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