La Tribune Hebdomadaire

Entretien Dirk Hoke : Airbus revendique le leadership du Système de combat aérien (SCAF)

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL @mcabirol

Le patron d’Airbus Defence and Space, Dirk Hoke, est droit dans ses bottes. Si Airbus a accepté de laisser le manche de « l’avion de 6e génération » à Dassault Aviation, il estime en revanche que, sur le système de systèmes, « cela serait bien pour le développem­ent du projet et de son équilibre qu’Airbus prenne le leadership ». Sur les programmes EuroMale, Patmar, A400M, MRTT, le patron d’Airbus Defence and Space est offensif. Très offensif. LA TRIBUNE – Quels sont vos objectifs pour faire croître la division défense et espace ?

DIRK HOKE – Nous avons effectué une remise à plat de notre stratégie et de nos objectifs à mon arrivée à la tête d’Airbus Defence and Space il y a trois ans. Nous avons constaté plusieurs points intéressan­ts: tous les marchés où Airbus Defence and Space est présent vont augmenter. Nous allons pouvoir réaliser de la croissance grâce à notre portefeuil­le de produits, qui est très bien positionné. Aujourd’hui, notre chiffre d’affaires est d’environ 11 milliards d’euros après la cession de certaines activités (électroniq­ue, joint venture dans les lanceurs avec Safran, soit entre 3 et 4 milliards d’euros en moins). Nous avons l’ambition de doubler notre chiffre d’affaires dans les dix ans.

Avez-vous réfléchi à de nouveaux programmes pour la surveillan­ce de l’espace ?

Dans un discours, Florence Parly a révélé qu’un satellite militaire français avait été approché par un satellite russe [ La Tribune du 21 septembre, ndlr]. Cela nous donne la direction vers laquelle Airbus doit aller dans le futur. Nous réfléchiss­ons à un projet de Space Tug [remorqueur de l’espace]. Nous avons comme projet de créer des méthodes de production dans l’espace. Par exemple, la fabricatio­n additive. Nous pouvons créer des structures dans l’espace vers lesquelles nous pourrions transporte­r des matériaux pour réparer des satellites LEO et GEO. Nous faisons des essais. Nous pourrions également équiper un satellite d’un bras robotique qui permettrai­t de réalimente­r des satellites pour augmenter leur durée de vie, c’est le concept du Space Tug. Enfin, équiper les satellites avec des c a mé r a s à 360 degrés serait utile pour surveiller ce qui se passe dans des orbites différente­s. Au-delà, nous sommes ouverts pour réfléchir collective­ment à de nouvelles idées. Car la montée en puissance de la défense dans l’espace est inévitable.

Après des années difficiles, la coopératio­n franco-allemande dans le domaine de la défense est-elle inscrite dans le marbre ?

C’est une période extraordin­aire que nous vivons depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République il y a dix-huit mois. Dès son élection, nous avons senti un changement de relations entre la France et l’Allemagne. La déclaratio­n des deux pays le 13 juillet 2017 est un tournant historique. Pour moi, c’est la première fois qu’il y a vraiment une volonté partagée des deux côtés du Rhin de développer l’Europe de la défense avec des projets concrets. La France et l’Allemagne ont notamment confirmé leur volonté de développer le système de combat aérien du futur (SCAF) pour leurs armées de l’air. C’est bien plus que des études, il y a déjà des projets concrets. C’est pour moi un moment vraiment spécial et je suis ravi qu’Airbus puisse y contribuer.

Mais de quel programme êtes-vous sûr ? Où en êtes-vous avec Dassault Aviation, par exemple sur le drone EuroMale ? Un contrat va-t-il être signé ?

Il n’y a pas encore de contrat signé. Cela reste ouvert. Après une phase de concept que nous venons d’achever avec succès, nous sommes en train de préparer la définition de l’EuroMale. Nous voulons commencer la phase de développem­ent au plus tard au troisième trimestre 2019, puis lancer la phase de production et l’entrée en service. Aujourd’hui, nous finissons tous les préparatif­s. Nous allons vraiment fabriquer un drone qui a des capacités très spécifique­s. Et ce sera un drone « 100 % made in Europe » pour l’Europe et au-delà.

Dassault Aviation et Airbus ont entretenu une longue histoire tumultueus­e. Avez-vous l’impression que tout le monde travaille aujourd’hui sans arrière-pensée ?

Il faut analyser nos relations avec Dassault Aviation et Éric Trappier de la manière suivante. Je n’ai pas une histoire ancienne avec Dassault Aviation. Je suis un homme neuf dans cette industrie. C’est pour cela que je suis très pragmatiqu­e. Je me focalise simplement sur comment nous pouvons créer ce projet. Parce que c’est un projet d’une envergure inégalée, inaccessib­le pour un seul pays et qui nous engage pour l’avenir. Bien sûr, il y a des risques à créer un projet de cette ampleur-là. Il faut savoir être pragmatiqu­e, et être prêt à faire des compromis pour réaliser un projet vraiment européen. L’Europe a les compétence­s. À condirion de créer une solution européenne, nous saurons être compétitif­s.

Comment se déroule votre coopératio­n avec Dassault Aviation ?

Dès le début, j’étais ouvert à une coopératio­n avec Dassault Aviation. C’est la condition nécessaire pour avoir un projet francoalle­mand. Quand nous avons commencé à discuter de ce type de projet et à travailler

Nous voulons créer des méthodes de production dans l’espace

avec Dassault Aviation, chacun avait sa position. Mais après quelques réunions, nous avons bien compris que les deux sociétés devaient réunir leurs forces autour de ce projet commun. Il faut à tout prix éviter de recréer une situation de compétitio­n telle que celle que nous avons entre le Rafale et l’Eurofighte­r. Nous avons beaucoup travaillé ensemble pour développer notre stratégie commune pour la réalisatio­n de ce projet. Nous avons présenté notre coopératio­n à Berlin durant le salon Innovation and Leadership in Aerospace (ILA). Si vous m’aviez demandé une semaine avant ILA ce que j’en pensais, j’aurais émis des doutes sur la faisabilit­é d’un tel projet. Tom Enders ainsi que d’autres personnes chez Airbus en doutaient aussi. Mais nous avons tenu le cap avec Dassault et notre coopératio­n est honnête, très structurée et très constructi­ve. Il n’y a aucune arrière-pensée : nous sommes tournés vers le même avenir.

Pouvez-vous expliquer pourquoi la France estime qu’elle a le leadership sur le programme SCAF et qu’elle n’approuve pas le partage industriel entre Airbus et Dassault ?

Nous, les industriel­s, nous ne pouvons pas faire un projet sans les clients étatiques. S’ils décident d’une certaine manière, nous suivons. C’est très clair. Dans le cadre du programme SCAF, je constate qu’il y avait une demande de la France et de l’Allemagne pour que les deux industriel­s désignés comme leaders par chacun des pays coopèrent, et donc pour qu’Airbus et Dassault travaillen­t ensemble. C’est ce que nous avons fait. Si demain, il y a une autre demande, nous nous adapterons. Mais qu’avons-nous aujourd’hui ? Il y a un « accord de haut niveau » (HL Coord) signé à Berlin, avec d’un côté les chars et de l’autre un avion de chasse de 6e génération (NGWS). Cela concerne l’avion, pas le système aérien de combat du futur (SCAF), pas le système global.

Peut-on dire qu’il y a un blocage ?

Sur le futur avion de combat, nous sommes prêts à travailler avec Dassault, avec un leadership de ce dernier. Le partage industriel se fera selon les investisse­ments des pays. Maintenant, il faut poursuivre dans l’ambition et la constructi­on du projet jusqu’au SCAF dans sa globalité, car c’est plus qu’un avion. Qu’est-ce que cela veut dire si on lance ce programme de système de systèmes? Pour le système de systèmes, je souhaitera­is qu’il y ait la même chose. Nous pensons que cela serait bien pour le développem­ent du projet et son équilibre qu’Airbus prenne le leadership. Nous travailler­ons bien sûr étroitemen­t avec de grands partenaire­s incontourn­ables, comme Thales, Hensoldt, MBDA, et d’autres encore; les discussion­s sont d’ailleurs déjà engagées. Nous n’avons pas vocation à tout faire tout seul. Tant que les pays participan­ts auront une répartitio­n équilibrée, il n’y a pas de raison que cela bloque.

Donc il y a blocage.

Non, tant que la répartitio­n n’est pas achevée, on ne peut pas parler de blocage. Il faut continuer à travailler et c’est ce que nous faisons. Si dans un an ou deux, Paris arrive avec une propositio­n franco-française pour un projet qui va atteindre une valeur de 100 milliards d’euros, voire peutêtre plus, l’Allemagne, qui va mettre beaucoup d’argent dans ce projet, ne l’acceptera pas. Elle aura l’impression que 80 % ou 90 % du programme n’ont été définis qu’en France. Cela ne serait pas acceptable. Dans l’« accord de haut niveau », il est clairement évoqué un Next Generation Weapon System (NGWS). C’est un avion, ce n’est pas le SCAF.

Comment fait-on pour lancer ce projet ?

Moi, je suis pragmatiqu­e. Je veux qu’on développe ce projet, parce que l’Europe a besoin de ce projet. S’il faut faire des compromis pour le leadership, nous trouverons des solutions. Mais il faut être clair: si un projet arrive avec une propositio­n francofran­çaise pour le SCAF, cela ne va jamais être accepté au Parlement allemand. Si les clients décident que c’est comme ça, nous jouerons le jeu. Mais il y a un grand risque que cela tue le projet. La coopératio­n, c’est aussi savoir travailler avec les perception­s qui existent, les perception­s dans la population française et les perception­s dans la population allemande.

En espérant que ça ne finisse pas comme le projet franco-anglais FCAS.

Non. J’espère que non. Les deux pays ont besoin de renouveler leur aviation de combat et d’avoir une industrie européenne qui réponde à leurs besoins.

Airbus revendique le leadership sur le système de systèmes. Estimez-vous que cette activité est le domaine qui a le plus de valeur ?

Sur le système de systèmes, il y a une confusion. Premièreme­nt, avoir le leadership ne signifie pas qu’Airbus va faire tout, tout seul. Deuxièmeme­nt, concernant les systèmes existants (tels que Rafale ou Eurofighte­r), Airbus ne va pas faire l’intégratio­n du système national français. Cela pourrait être Thales avec Dassault et, en Allemagne, ce serait Airbus en s’appuyant sur les équipement­iers comme Hensoldt. En revanche, pour les systèmes futurs (futur avion de combat, drone MALE ou de combat), cela va dépendre de la définition du programme, de la manière dont on veut intégrer l’intelligen­ce artificiel­le dans les systèmes d’informatio­ns… Tout cela, nous devons le définir ensemble, et pour cela nous souhaitons le lancement au plus vite d’une étude de concept sérieuse sur ce système global entre la France et l’Allemagne.

Qu’est-ce que vous proposez pour remplacer les Atlantique 2 français et les Orion allemands ?

Nous n’avons que deux options, soit un Falcon, soit un A320. Nous pensons que nous avons une plateforme qui répond très bien aux besoins des Français et des Allemands. Mais cela doit être une plateforme à vocation européenne. Au début, Berlin a imaginé acheter une plateforme japonaise, mais il était clair que les Français n’allaient pas accepter cette propositio­n. Nous préparons donc notre capacité et attendons de connaître les orientatio­ns des clients.

En France, il y a toujours une crainte sur les questions d’exportatio­n dans les armements pour les programmes franco-allemands. Quelle est votre analyse ?

C’était déjà une erreur de mettre cette question dans le projet de la coalition allemande. Il y a beaucoup de réactions très négatives. J’ai fait passer des messages à beaucoup de parlementa­ires et de membres du gouverneme­nt allemand: si on veut créer des projets franco-allemands, si on veut créer des projets européens, l’Allemagne doit trouver une solution qui ne dépendra pas des prochaines élections. Nous développon­s des idées autour d’un accord DebréSchmi­dt 2.0. Il faudra des règles claires.

L’Allemagne doit trouver une solution qui ne dépendra pas des prochaines élections

Avez-vous l’impression qu’en Allemagne la situation peut évoluer ?

La plupart des responsabl­es politiques ont bien compris le sujet. Mais cela reste difficile de faire évoluer les conditions que l’Allemagne a créées. Les responsabl­es allemands ont besoin d’un coup de pouce de la France pour créer cette discussion et trouver des solutions.

En dépit de votre coopératio­n sur le SCAF et l’EuroMale avec Dassault, le Rafale et l’Eurofighte­r s’affrontent dans trois pays européens : Finlande, Belgique et Suisse. Comment ça se passe pour vous ?

Effectivem­ent, nous restons des compétiteu­rs. Airbus joue toutes les compétitio­ns.

En Belgique, avez-vous l’impression que l’appel d’offres est fléché pour le F-35 ?

Ce n’est pas encore décidé. Avec l’Eurofighte­r, nous avons un avion très compétitif, surtout après les développem­ents que nous avons réalisés lors des deux dernières années. D’autres sont prévus dans les années qui viennent. Nous pensons que nous sommes encore bien placés en Belgique. Nous saurons très prochainem­ent si notre offre a convaincu. Il faut que le gouverneme­nt de Belgique décide. Nous avons beaucoup de soutien des pays européens pour aider l’Eurofighte­r. Nous avons fait une bonne offre. En Finlande, c’est encore trop tôt pour connaître la tendance. Mais, là aussi, nous croyons également à nos chances.

Les Finlandais sont proches des Américains.

C’est un aspect de la situation. Beaucoup de pays sont très proches des Américains. Mais il y a des processus en Europe qui sont assez stables pour garantir une compétitio­n juste. Après, les clients décident.

Et en Suisse ?

La Suisse, c’est un peu différent parce que c’est un accord de gouverneme­nt à gouver- nement. L’Allemagne soutient beaucoup l’Eurofighte­r, cela donne des avantages pour une telle offre. L’Allemagne propose de partager les simulateur­s, de collaborer dans le support et les services. Cette propositio­n génère beaucoup de synergies et réduit de façon significat­ive les coûts. Je suis optimiste, nous allons vraiment avoir une bonne offre.

Sur l’exportatio­n, avez-vous des prospects [clients

potentiels] pour l’avion tanker MRTT, l’A400M ou les avions CASA ?

Pour l’A400M bien sûr, pour le C295 aussi. Sur l’export, pour le moment, cela se développe bien. Malheureus­ement, nous avions envisagé de signer en début d’année un contrat pour l’A400M mais cela a été un peu retardé. Il y a beaucoup de prospects qui avancent bien et nous restons optimistes pour l’A400M…

Allez-vous réussir à vendre l’A400M à l’export ?

Nous allons le vendre. C’est sûr. Je vous l’assure : c’est le meilleur produit du

monde.

Comment faites-vous pour mener des campagnes avec une

compliance [conformité] aussi sévère que la vôtre chez Airbus ?

Nous faisons vraiment très attention. Nous avons une politique de risque zéro avec la compliance. Nous n’utilisons pas de business partner, nous avons des négociatio­ns directes. Soit nous trouvons des conditions qui sont acceptable­s, soit nous n’y allons pas.

Sur l’A400M, y aura-t-il de nouvelles provisions ?

Je ne souhaite pas spéculer sur le sujet. Nous avons stabilisé la production, et les discussion­s en cours avec nos clients européens sur le contrat vont nous permettre de réduire significat­ivement les risques sur le long terme. C’est tout ce que je peux vous garantir. Il est clair que l’A400M reste un programme complexe et, comme vous l’avez vu avec le problème du propeller gearbox l’an dernier, certains sujets doivent être traités de façon conjointe avec nos fournisseu­rs. Mais notre priorité est clairement de minimiser les risques pour l’avenir.

Le standard définitif arrivera-t-il comme prévu à l’heure ?

Nous allons livrer un appareil qui va être au meilleur standard du monde. Nous avons bien avancé. Nous avons défini sept standards, nous sommes aujourd’hui au cinquième. Nous sommes dans les temps. Nous n’aurions pas pu livrer un A400M au standard définitif parce que les spécificat­ions exigées, il y a vingt ans, sont irréalisab­les. On arrive vraiment à des limites physiques. Mais cette décision n’est pas motivée par le souci de faire des économies.

Le gouverneme­nt allemand, qui a été dur avec l’A400M, a-t-il compris cette décision ?

Nous avons également trouvé un bon accord avec les Allemands. Avec eux, un élément de complexité supplément­aire est que tout ce qu’ils signent doit passer par le Parlement même si un ministre l’a déjà approuvé.

Quelle est votre relation avec Guillaume Faury et comment voyez-vous votre coopératio­n future ?

Nos relations de travail sont excellente­s. Depuis mon arrivée chez Airbus DS, nous avons collaboré très étroitemen­t sur de nombreux sujets alors qu’il était PDG d’Airbus Helicopter­s, comme les drones par exemple. Nous travaillon­s aussi ensemble sur les sujets défense en France et je suis ravi de pouvoir continuer ce travail d’équipe avec Guillaume lorsqu’il succédera à Tom l’an prochain.

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DR DIRK HOKE DIRECTEUR GÉNÉRAL D’AIRBUS DEFENCE AND SPACE
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La France et l’Allemagne souhaitent développer le système de combat aérien du futur (SCAF).
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Ralf Hirschberg­er/dpa/AFP Airbus reste optimiste pour l’A400M, Dirk Hoke évoque plusieursp­rospects (clients potentiels).

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