Ben Smith, le magicien d’Air France
Moins d’un mois après son arrivée, le nouveau directeur général d’Air France-KLM a réglé le conflit salarial à Air France. Sa méthode et sa personnalité ont séduit les syndicats, qui avaient bien conscience qu’ils ne pourraient pas mobiliser les salariés pour un nouveau bras de fer. Prochaine étape : définir un plan de relance.
Ben Smith serait-il un magicien, comme le dit en plaisantant un syndicaliste ? Arrivé il y a moins d’un mois à la tête d’Air France-KLM, le Canadien a résolu le conflit salarial à Air France en deux temps trois mouvements, sans provoquer le moindre heurt chez les syndicats et sans casser la tirelire de la compagnie. Au regard du contexte et de l’énorme tension qui régnait au sein d’Air France ces derniers mois et d’une manière générale depuis 2014, cet accord « éclair » relève de l’exploit. Presque du miracle.
UNE ARRIVÉE EN TERRAIN MINÉ
Il y a deux mois en effet, les membres de l’intersyndicale, le SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne) en tête, s’étranglaient en découvrant la nomination du numéro deux d’Air Canada à la tête d’Air FranceKLM pour remplacer Jean-Marc Janaillac, démissionnaire en mai après l’échec de son référendum sur sa proposition salariale. Ils s’indignaient que l’on puisse confier « NOTRE compagnie »à« un dirigeant étranger », à la botte des intérêts américains, et menaçaient même de l’accueillir avec une nouvelle salve de grèves en septembre s’ils n’obtenaient pas rapidement pour 2018 les 5,1 % de hausse des grilles salariales (hors avancement automatique lié à l’ancienneté) qu’ils réclamaient pour rattraper le gel des salaires depuis 2011. Avec un tel accueil, si les plus optimistes pensaient que le Canadien finirait bien par réussir, personne ne voyait comment il pourrait dégripper la situation aussi rapidement. Et pourtant, le 19 octobre, deux mois après sa nomination et un mois seulement après son entrée en fonction, l’affaire était pliée. Après deux demi-journées de négociations, cinq syndicats, représentant 76% des voix aux dernières élections paraphaient un accord salarial. Hallucinant.
UN COÛT RAISONNABLE
Une telle rapidité pourrait laisser penser que Ben Smith a sorti le carnet de chèques pour acheter la paix sociale. Oui et non. Car l’accord est subtil. Il permet de s’approcher des revendications de l’intersyndicale qui réclamait 5,1 % d’augmentation en 2018, tout en rehaussant les salaires de seulement… 2% sur cette année. L’accord octroie en effet une hausse de salaires générale de 2 % en 2018 à effet rétroactif au 1er janvier, suivie d’une seconde augmentation de 2 % au 1er janvier 2019, avec la promesse d’une prochaine négociation en octobre 2019. Le versement de la deuxième augmentation le 1er janvier 2019, et non un jour plus tôt, le 31 décembre 2018, change tout. Il permet de donner satisfaction aux salariés lesquels, le 1er janvier, verront leur salaire augmenter de 4 % par rapport à fin 2017, mais aussi à la direction qui, en étalant la hausse sur deux ans, fait d’une pierre deux coups : régler la question salariale de 2018 et probablement celle de 2019. Car, lors des prochaines négociations, en octobre 2019, qui s’établiront en fonction de « l’environnement économique, de la situation d’Air France-KLM et de la performance d’Air France » a tenu à préciser la
direction, il sera difficile pour les syndicats qui estimeraient que les 4 % obtenus concernaient en fait l’année 2018, de demander de traiter la question salariale de 2019, alors que rien n’est écrit sur ce point dans l’accord et que tous les yeux seront braqués sur 2020. Par conséquent, cette valorisation des salaires de 4 % représente certes une hausse de la masse salariale de 160 millions d’euros, mais elle couvre deux années. À court terme, une bonne partie de l’augmentation de 2018 ayant déjà été payée, l’impact des mesures et des hausses pour les bas salaires avoisine 80-100 millions d’euros selon des analystes financiers, dont plusieurs s’attendaient à plus. Un montant qu’ils jugent acceptable pour mettre fin à ce conflit qui pourrissait la vie de la compagnie. D’autant que cette somme sera en partie compensée par la dégringolade de l’intéressement sur les résultats 2018, qui seront plombés par le coût des grèves (335 millions d’euros).
QUESTION DE MÉTHODE
Au final, l’accord n’est pas très éloigné de la proposition de son prédécesseur au printemps (+ 2% en 2018 et + 1,65% par an entre 2019 et 2021), jugée « indécente » par le SNPL et balayée par référendum par les salariés. Il est effectivement mieux-disant pour les bas salaires et d’une manière générale pour 2019, mais il faudra attendre la conjoncture de 2020 et 2021 pour voir si les augmentations obtenues seront supérieures à celles proposées par JeanMarc Janaillac. « Tout ça pour ça », déplore un salarié non gréviste. Pourquoi cet accord est-il passé comme une lettre à la poste, alors qu’il aurait probablement été retoqué s’il avait été présenté par l’ancienne direction ? Deux raisons à cela. La première est liée à la méthode et à la personnalité de Ben Smith et de son bras droit Oltion Carkaxhija, autre transfuge d’Air Canada, chargé de piloter les négociations. Tous les deux ont su gagner la confiance des syndicats et des salariés qu’ils ont croisés. Ben Smith avait déjà marqué des points en écartant peu de temps après son arrivée le directeur général d’Air France, Franck Terner, et son DRH, Gilles Gateau, considérés par l’intersyndicale comme responsables du conflit pour avoir proposé et signé en début d’année avec la CFDT et la CFE-CGC une hausse des salaires de 1 % (hors augmentations individuelles de 1,5 %). Avec cet accord, le Canadien a transformé l’essai. Tous ceux qui ont côtoyé Ben Smith mettent en avant son écoute, son respect des gens, sa proximité, son côté accessible, mais aussi sa pugnacité, sa rigueur et sa profonde connaissance du transport aérien.
DES RÉUNIONS TRÈS CALMES
« Leur méthode est déstabilisante. Leur comportement est très amical, ils nous appellent souvent par nos prénoms, sont très proches de nous, ont des contacts bilatéraux avec chacun d’entre nous. Leurs réponses sont très longues et argumentées, le discours est responsabilisant et, quand il y a un problème, ils le traitent. Au final, on a envie de leur faire confiance », explique un syndicaliste, qui reconnaît néanmoins la nécessité de « se méfier ». Résultat, de l’avis de plusieurs responsables syndicaux, les deux journées de négociations étaient très calmes. Pour illustrer cette proximité, Oltion Carkaxhija a été vu dans la « Cité PN » (un bâtiment réservé au personnel navigant d’Air France) en train de laisser son numéro de portable à des personnels navigants qu’il croisait en disant : « Appelezmoi si vous avez un problème. » Vendredi, après la signature de l’accord, Ben Smith a proposé aux syndicalistes signataires d’aller boire un verre. Ils ont gardé leurs distances et décliné l’invitation.
IL S’INVITE AUX RÉUNIONS SYNDICALES
Le Canadien impressionne aussi par son énergie. « Ben Smith est charismatique et ne lâche rien. Il mouille la chemise et dégage une volonté réelle de mener à bien sa mission », explique un autre syndicaliste, qui assure avoir reçu de sa part de nombreux coups de fil à minuit. Récemment, lors d’un rassemblement d’un syndicat dans l’Oise, dont il savait les leaders hésitants sur ses propositions, il n’a pas hésité à s’y rendre pour les convaincre. « Il crée un nouvel élan. Avec cet accord, c’est un peu un contrat de confiance que nous avons scellé », ajoute un autre syndicaliste. La phrase est forte dans une entreprise où la défiance était le sentiment qui prévalait jusqu’ici. Les pilotes du SNPL ne sont pas moins dithyrambiques, même si leurs dirigeants n’ont pas signé l’accord salarial. Le 18 octobre, Ben Smith s’est rendu à leur conseil pour une séance de questions-réponses. Une première dans l’histoire d’Air France. « Les représentants ont tous applaudi, certains en se levant », explique un pilote. Selon lui, le discours cash, son côté chaleureux, la connaissance sur le bout des doigts du secteur et la volonté de traiter les problèmes ont été appréciés. « Je retrouve un peu de Christian Blanc [ le PDG qui sauva Air France entre 1994 et 1997, ndlr] au sens où, s’il y a un problème, on le traite en écoutant les propositions des salariés ou des syndicats », fait remarquer un ancien pilote. Mais la méthode a été d’autant plus efficace que l’environnement social était autrement moins compliqué que celui rencontré par ses prédécesseurs. En cette rentrée, les syndicats semblaient avoir perdu du poids dans le rapport de force. La suspension des négociations pendant les quatre mois de vacance du pouvoir a permis de calmer les esprits. « Les salariés voulaient tourner la page », confirme un leader syndicaliste. « Il n’y a pas de méthode Ben Smith. Il y a seulement des syndicats qui avaient bien conscience qu’ils auraient du mal à mobiliser les troupes pour relancer un nouveau conflit si d’aventure ils s’étaient arc-boutés sur leurs revendications », explique un autre. En outre, après avoir fait tomber les têtes des deux patrons d’Air France-KLM (Alexandre de Juniac, puis Jean-Marc Janaillac) et d’Air France (Frédéric Gagey et Franck Terner) en deux ans, il leur aurait été difficile d’avoir celle de Ben Smith rapidement.
LES NÉGOCIATIONS CONTINUENT CHEZ LES PILOTES
Si Ben Smith a réussi là un coup de maître, il n’en a pas encore fini avec la question des rémunérations puisqu’il doit désormais s’attaquer aux revendications catégorielles, notamment celles des pilotes. Même s’ils ne l’ont pas crié sur les toits, les pilotes ont toujours demandé une hausse de rémunération de 10,7% : + 6% dans le cadre des augmentations générales, c’est-à-dire intercatégorielles (une revendication ramenée à 5,1% par la suite) et + 4,7 % dans le cadre catégoriel, dans lequel les pilotes obtiendraient une hausse de rémunération en contrepartie de mesures permettant à la compagnie de faire des économies. Pour autant, si la partie intercatégorielle passe à 4 % au lieu des 6 % espérés initialement, il manquera 2 % dans l’enveloppe globale, sauf à augmenter de 2 % la partie catégorielle pour arriver à + 10,7 %.
UN PLAN DE RELANCE À DÉFINIR
La route est donc encore semée d’embûches pour redresser Air France et Air France-KLM. Ben Smith est particulièrement attendu sur son plan de relance, notamment à Air France. « On va être très attentifs car, derrière certaines décisions, il y a de l’emploi qui se joue », avance un syndicaliste. Plusieurs questions stratégiques restent en attente, comme l’opportunité de lancer ou pas une filiale low cost long-courrier ou la réorganisation de l’activité court et moyen-courrier en définissant bien le rôle de chacune des marques du groupe – Air France, la filiale low cost Transavia et la filiale régionale Hop !. Pour autant, comme le dit régulièrement Ben Smith en interne, Air France reste la priorité et il souhaite la développer. Le redressement de la compagnie française est d’autant plus important pour le géant du transport aérien qu’il peut aider à convaincre KLM à sortir de son autonomie pour jouer davantage la carte du groupe.
Son discours cash et sa connaissance sur le bout des doigts du secteur ont été appréciés