La Tribune Hebdomadaire

« Le recrutemen­t est le problème numéro un »

Compétence­s, formations, recrutemen­t… Les défis de l’industrie du futur sont nombreux, rappelle le délégué général de la Fabrique de l’industrie, Vincent Charlet. Il souligne la nécessité pour les travailleu­rs de se former aux outils de demain pour ne pas

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LA TRIBUNE - Ces dernières années, des centaines de milliers d’emplois ont été détruits dans l’industrie française et, même si la situation s’améliore légèrement, le marché de l’emploi reste tendu. Comment expliquez-vous les difficulté­s des salariés de l’industrie à retrouver du travail ? VINCENT CHARLET – Dans une récente étude, nous avons analysé le devenir des salariés des secteurs exposés à la mondialisa­tion lorsqu’ils perdent leur emploi. Qu’est-ce qui se passe lorsque les salariés de l’industrie sont victimes d’un licencieme­nt économique? Le premier constat est que cela leur arrive moins souvent qu’à ceux qui travaillen­t dans des secteurs abrités de la mondialisa­tion. Autrement dit, la compétitio­n mondiale détruit moins d’emplois que la compétitio­n locale. En revanche, quand ils sont victimes de licencieme­nt, c’est plus difficile pour eux de se reconverti­r. Tant que la personne est en poste, elle améliore son employabil­ité en perfection­nant ses compétence­s métier. En revanche, en cas de pépin ou de retourneme­nt de la conjonctur­e, l’avenir économique du salarié à court terme dépend de sa capacité à se vendre à un nouvel employeur, éventuelle­ment dans un autre secteur. Il est donc nécessaire pour lui de passer une partie de son temps en activité à développer des compétence­s transversa­les plutôt que des compétence­s métier. D’autant que les salariés sont amenés à piloter un nombre plus vaste de fonctions en étant un peu moins experts de chacune de ces fonctions. Ce faisant, la perte des compétence­s métier fragilise les salariés mais aussi les entreprise­s, parce qu’elles perdent des compétence­s incorporée­s. Il faut accompagne­r l’évolution des techniques en faisant des choix judicieux. Quels peuvent être les leviers pour inciter les entreprise­s et les salariés à se former à l’industrie du futur ? Un des enjeux est de savoir comment la France peut développer des filières de formation sur les nouvelles compétence­s de codage, de data mining, de big data. La France possède des institutio­ns d’enseigneme­nt et de formation dans le supérieur, en particulie­r des écoles d’ingénieurs, qui sont dans l’ensemble assez réactives et branchées sur les besoins industriel­s. Et même si elles réagissent avec un peu de retard, je n’ai pas trop d’inquiétude. Ces institutio­ns vont développer des formations qui correspond­ent aux besoins du marché du travail. S’il y avait un grave déficit, cela finirait par se voir. Quels sont les enjeux pour les travailleu­rs du point de vue des compétence­s et d’organisati­on dans le secteur industriel ? Le besoin en personnels sachant interagir sur une interface numérique se renforce. Certains DRH m’ont signalé que cela faisait partie des cinq ou six compétence­s clés qu’ils avaient repérées. En parallèle, des aspects organisati­onnels accompagne­nt cette transforma­tion numérique. L’organisati­on du travail se déplace progressiv­ement vers des schémas dans lesquels les hiérarchie­s sont plus plates et les équipes plus autonomes. Les gens sont plus polyvalent­s et échangent davantage d’informatio­ns avec leurs « voisins ». L’opérateur de demain devra être plus qualifié, plus autonome. Parfois, cette montée en autonomie finit par se faire au détriment des compétence­s métier. Les employeurs sont alors confrontés à un dilemme. Certains déplorent d’avoir des apprentis chaudronni­ers qui ne savent pas tenir un chalumeau mais qui savent programmer un robot, et d’autres déclarent qu’ils ont besoin de chaudronni­ers sachant programmer mais qu’ils n’en trouvent pas. À volume de formation constant, il est dif- ficile de permettre aux apprentis de maîtriser les deux compétence­s. C’est aussi un dilemme pour la formation continue des ouvriers déjà en poste. Du côté des dirigeants et des cadres, quels sont les principaux défis ? L’enjeu majeur est de savoir comment les entreprise­s et les managers accompagne­nt au juste rythme l’expansion de leur périmètre d’activité et la perte de certaines compétence­s métier sans que cela fragilise les organisati­ons et les individus. Le défi dans le cadre de l’industrie du futur n’est pas d’imaginer les métiers de demain. Je pense qu’au regard de la réactivité du système de formation le marché du travail répondra bien à la question. En revanche, l’évolution des compétence­s des personnes est un sujet compliqué. C’est un sujet socialemen­t et politiquem­ent lourd. Si l’évolution des compétence­s des actifs se fait au même rythme que le progrès technique, on peut assister à un phénomène schumpétér­ien favorable. Le progrès technique peut développer de nouvelles activités qui viennent remplacer les anciennes. Si les deux évolutions ne se font pas au même rythme, les ajustement­s, même s’ils sont temporaire­s, peuvent être brutaux. Le spectre du chômage technologi­que peut revenir avec des gens qui ont peur que les robots et l’intelligen­ce artificiel­le détruisent des emplois. À long terme et en théorie on sait qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur mais, même si ce n’est que transitoir­ement juste, ça peut être très problémati­que. Êtes-vous optimiste sur la formation des gens à l’industrie du futur ? Il ne faut pas être optimiste, ni pessimiste, mais volontaris­te. On ne peut pas nier que le progrès technique induise des changement­s dans l’organisati­on du travail. Mais nul ne peut affirmer que ces changement­s sont positifs ou négatifs. Les nouvelles technologi­es peuvent donner lieu à l’améliorati­on des conditions de travail et à des créations d’emploi, ou l’inverse. Tout dépend des conditions dans lesquelles les technologi­es sont déployées. Cela dépend du modèle économique de l’entreprise, de la qualité de son dialogue social, de sa pratique de formation. Les études macroécono­miques sur la recherche et développem­ent finissent par conclure que la R&D toute seule n’est pas une poule aux oeufs d’or. La création de richesse se manifeste quand il y a une politique de formation, quand on dispose d’une main-d’oeuvre suffisamme­nt formée pour tirer parti des ressources offertes par les nouvelles technologi­es. On ne peut pas considérer le déploiemen­t technologi­que sans penser en même temps à la formation et à l’organisati­on du travail. Sinon, c’est comme cela que l’on voit ressurgir le risque d’asservisse­ment de l’opérateur au robot. Quelles sont les difficulté­s rencontrée­s par les chefs d’entreprise pour recruter dans l’industrie en général et dans l’industrie du futur ? Les difficulté­s des industriel­s aujourd’hui pour recruter sont assez anciennes et représente­nt un véritable boulet pour les entreprise­s. C’est une des raisons principale­s de la décroissan­ce ou de la faible croissance dans certaines entreprise­s industriel­les. Les chefs d’entreprise ne peuvent pas trouver de ressources humaines alors que leurs carnets de commandes sont pleins. La situation typique est celle d’une entreprise de taille moyenne dans un territoire peu dense qui a besoin de gens compétents et bien formés dans des métiers industriel­s en tension comme les chaudronni­ers, les soudeurs. Même des entreprise­s aussi prestigieu­ses qu’Orano (ex-Areva) ou les chantiers navals ont du mal à recruter dans ces métiers. En outre, l’industrie souffre d’un problème d’image. Il y a beaucoup de secteurs d’activité qui ont ce sentiment. C’est un diagnostic qu’on entend souvent dans le BTP, dans l’artisanat, dans l’agricultur­e. Dans certains territoire­s, le recrutemen­t est le problème numéro un. Les entreprise­s industriel­les ont aujourd’hui un appareil de production qui tourne au maximum de ses capacités, elles investisse­nt relativeme­nt peu dans des biens d’équipement. Le parc industriel s’étend peu et il a parfois des difficulté­s à répondre à la demande. L’industrie du futur est encore un scénario abstrait pour un grand nombre d’employeurs industriel­s, notamment dans des territoire­s moins accessible­s. Ce n’est pas dans ces zones que le récit de l’industrie du futur fait le plus d’émules. Les grands groupes ont moins de problèmes de recrutemen­t, ils sont bien impliqués dans la transforma­tion numérique et l’industrie du futur. Avec les différente­s vagues de la décentrali­sation, les régions ont vu leurs compétence­s économique­s renforcées. Quels sont les principaux défis pour les acteurs régionaux ? Pour la plupart des territoire­s, le principal enjeu de l’industrie du futur est celui de la sensibilis­ation et de la persuasion. Il y a encore un grand nombre de PME qui ne se sentent pas concernées. Par ailleurs, les régions ont un rôle très important à jouer en matière de formation. Il faut réduire la concurrenc­e entre l’offre de formation profession­nelle portée par les branches et celle portée par l’Éducation nationale. Certains proposent de rapprocher les deux. Je pense que c’est une réflexion qu’il faut poursuivre. Propos recueillis n par Grégoire Normand

VINCENT CHARLET DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DE LA FABRIQUE DE L’INDUSTRIE

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L’opérateur devra être « plus qualifié, plus autonome ». Mais la montée en autonomie ne doit pas se faire au détriment des compétence­s métier. Ici, l’usine PSA de Mulhouse.
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