La Tribune Hebdomadaire

Daniel Cohen : « La révolution conservatr­ice a contribué à l’explosion des inégalités »

Désindustr­ialisation, mutations du monde du travail, financiari­sation de l’économie, numérique, intelligen­ce artificiel­le sont au coeur du dernier ouvrage de Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé. Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui i

- PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGOIRE NORMAND @gregoireno­rmand

LA TRIBUNE – Pourquoi avez-vous choisi de traiter des mutations économique­s et sociales sur les cinquante dernières années ?

DANIEL COHEN – Je voyais venir les 50 ans de Mai 68. C’est toute ma vie qui est passée au cours de ces cinquante dernières années. J’avais envie de me replonger dans toutes ces lectures qui avaient égrené ma jeunesse surtout dans les années 1970. J’avais lu beaucoup de livres et je n’étais pas sûr de les avoir tous compris. Les grands auteurs de l’époque, Lévi-Strauss, Lacan, Deleuze, m’ont particuliè­rement marqué. J’ai eu envie de comprendre comment une génération comme la mienne, qui a assisté à la montée des protestati­ons et du féminisme, de discours d’autonomie, d’émancipati­on, pouvait être le témoin de cette montée du populisme. Je voulais revenir sur les ouvrages écrits au fil de ma carrière, un ouvrage sur la société postindust­rielle, un autre intitulé Nos Temps modernes [Flammarion, 1999, ndlr]. La dernière raison est que l’on est en train de finir un cycle lié à l’émergence d’Internet et des nouvelles technologi­es qui ont contribué à détruire l’ancien monde industriel sans vraiment en proposer un nouveau. Avec les progrès de l’intelligen­ce artificiel­le, il est possible que quelque chose de nouveau soit en train de commencer. Je voulais en saisir la portée.

Vous revenez dans votre ouvrage sur l’effondreme­nt de la société industriel­le. Quelles sont les principale­s conséquenc­es que vous en tirez sur le plan économique et social ?

Nous avons vécu lors de ces cinquante dernières années l’effondreme­nt de cette société industriel­le. C’est un effondreme­nt d’ordre civilisati­onnel. La société industriel­le plonge ses racines dans des périodes qui sont bien antérieure­s au monde industriel. La chaîne de commandeme­nt constituée d’ingénieurs, de contremaît­res a été critiquée par Mai 68. Cette chaîne avait néanmoins une vertu. Elle donnait à chacun une place et un sentiment d’inclusion. Cette société industriel­le s’est délitée sous l’effet d’une poursuite consciente des marchés financiers, et ensuite des nouvelles technologi­es, qui ont permis d’éclater ce monde en créant une société plus compétitiv­e et beaucoup plus concurrent­ielle que l’ancienne période. Il y avait une grille de salaires très rigide, c’est pour cette raison que les inégalités n’augmentent quasiment pas au cours de cette période. Ce monde postindust­riel a contribué au développem­ent du statut de free-lance. Les ouvriers travaillen­t chez les équipement­iers qui ne sont plus intégrés aux donneurs d’ordre. Quand la productivi­té des ingénieurs augmente, cela ne profite plus aux gens situés en bas de l’échelle. On a une explicatio­n des raisons pour lesquelles ces sociétés sont devenues inégalitai­res, et, en même temps, la croissance est plus faible. Les statistiqu­es aux États-Unis sont très frappantes à cet égard. Les inégalités se font peu au sein des firmes. C’est surtout entre les firmes que se creusent les inégalités. On assiste à une ségrégatio­n de plus en plus forte. La désolation sociale que l’on connaît depuis les années quatreving­t dépend beaucoup de cette dissociati­on des classes sociales entre elles.

En cinquante ans, le système capitalist­e a beaucoup changé. Quelles sont les principale­s mutations que l’on peut noter ?

Les mutations sont surtout d’ordre organisati­onnel. L’économiste Robert Gordon avait expliqué dans son ouvrage The Rise and Fall of American Growth [Princeton University Press, 2016] que dans la société moderne, les voitures sont plus sophistiqu­ées, les avions font moins de bruit, les équipement­s sont de meilleure qualité mais ce n’est plus très différent que la société qui s’est installée au cours du xxe siècle. Il n’y a pas de changement majeur au cours des soixante-dix dernières années, contrairem­ent à la période 1880-

1950. Le capitalism­e s’est surtout réinventé dans la manière d’organiser la production des biens. Il n’a pas réinventé une nouvelle société de consommati­on. Gordon a raison en partie. Le système Uber repose toujours sur un chauffeur qui vous emmène d’un endroit A à un endroit B au milieu des embouteill­ages. Aucun des rêves annoncés dans les années cinquante ne s’est véritablem­ent réalisé. Airbnb, Booking renvoient toujours vers des hôtels ou des appartemen­ts. On est plutôt dans une philosophi­e de réduction des coûts. On gagne de la productivi­té ou du pouvoir d’achat mais ce n’est pas un système durable. Ce ne sont pas des technologi­es qui sont au service d’une réorganisa­tion de la société.

La nature de la société a tout de même profondéme­nt changé ?

Il faut prendre un peu de recul. Les théories de Jean Fourastié sont éclairante­s quand il rappelle que l’on est passé d’une société industriel­le à une société de services. C’est la grande mutation qui en train de se faire même s’il faut encore attendre peut être cinquante ans avant d’en voir tous les effets. Fourastié expliquait que les hommes ont travaillé la terre pendant des millénaire­s puis la matière depuis deux-cents ans et on va travailler l’homme lui-même. La société de services est centrée sur les services à la personne (coiffeur, médecins, psychanaly­ste). Pour Fourastié, le potentiel de croissance n’est pas très élevé dans ce type de société. La valeur du bien que je produis est le temps que je passe avec les autres, or le temps n’est pas extensible. Il n’y a pas de croissance possible. Depuis une dizaine d’années, avec la montée des big data, l’enjeu est de changer la nature de l’homme pour le transforme­r en un système d’informatio­n. Une fois que l’homme sera numérisé, il pourra être soigné et éduqué à distance. L’enjeu est de faire entrer l’homme dans une matrice pour que l’on retrouve de la croissance et du rendement. On est en train de numériser l’homme pour lui faire accéder à une meilleure productivi­té. Il y a les fantasmes de l’homme augmenté mais je n’y crois pas beaucoup. L’homme sera augmenté par le fait que les technologi­es permettron­t à d’autres de s’occuper de lui à distance. C’est une promesse du retour de la croissance car si on redevient très efficace dans tous les secteurs où on bute alors on retrouvera de la croissance mais à un prix très cher payé. On pourrait renoncer à cet idéal d’humanisati­on qui était promis par cette société de services où on s’occupe enfin des autres. C’est la principale menace que je vois.

La société de services a-t-elle contribué au ralentisse­ment de la croissance ?

Les sociétés de services ont moins de croissance que l’industrie parce que tous ces services sont plus difficiles à industrial­iser. Le monde dans lequel on vit, c’est industrial­iser la société de services.

La financiari­sation à outrance de l’économie a-t-elle contribué à la perte de repères dans nos sociétés ?

Dès les années 1980, Wall Street, avant même que toutes les technologi­es apparaisse­nt, a commandé le démantèlem­ent de l’ancien monde industriel. Avant, il y avait des grands congloméra­ts dans lesquels on fabriquait des parapluies ou des maillots de bain en fonction des saisons. Mais la logique de Wall Street n’est pas la même face aux risques. Le reengineer­ing qui se fait dans les années 1980 vise à désocialis­er et désarticul­er les collectifs. La finance est également responsabl­e de la grande crise de 2008. Elle a voulu s’appliquer à elle-même ce principe de dématérial­isation totale. La crise des subprimes s’explique en partie par le fait que les entreprise­s qui ont vendu des crédits ne sont pas celles qui les ont collectés. Wall Street a créé dans les années 2000 des structures ad hoc dans lesquelles on mettait des paquets de crédits ensemble pour diversifie­r les risques avec un grand problème. La qualité des crédits n’était plus vraiment surveillée. Les gens qui les commercial­isaient n’étaient pas les mêmes que ceux qui les avaient accordé. Wall Street a payé ce rêve d’une société totalement dématérial­isée.

La lecture de l’ouvrage donne l’impression que nous avons assisté à une suite de déceptions depuis cinquante ans. Comment expliquez-vous cela ?

La marche vers le populisme est constituée par une série d’étapes où un grand nombre d’illusions ont été piétinées. La première illusion perdue a été celle de Mai 68, de la contre-culture des années 1960. La crise des années 1970 a anéanti tout ça. La révolution conservatr­ice des années Reagan a voulu réenchante­r le monde avec l’idée que le travail est central. Une idée que l’on retrouve dans le slogan « Travailler plus pour gagner plus » lancé par Nicolas Sarkozy. Cette vague conservatr­ice a contribué à l’explosion des inégalités. La troisième désillusio­n réside peut-être dans la société de services, qui promettait une humanisati­on. Aujourd’hui, on a renoncé à cet idéal. Tous ces espoirs sont tombés les uns après les autres. La question est de savoir si on se dirige vers le chaos.

Pourquoi dites-vous que la critique à l’égard de la génération de Mai 68, qui aurait favorisé l’ultralibér­alisme, n’est pas fondée ?

Je n’y crois pas absolument pas. La révolution culturelle de Mai 68 et la révolution conservatr­ice n’ont aucun point commun. Ce sont deux camps qui se sont toujours affrontés et chacun a pris le pouvoir à tour de rôle. La révolution conservatr­ice a enfanté l’ultralibér­alisme en réponse à Mai 68 en expliquant qu’il fallait que les gens travaillen­t, que l’État-providence soit démantelé et que les protection­s sociales devaient être supprimées. Je crois qu’il y a une illusion partagée en réalité. Les deux camps ont vu que la société industriel­le s’effondrait, la génération 68 s’est opposée à la société industriel­le mais ce n’est pas elle qui l’a fait tomber. La crise pétrolière des années 1970 et la fin du cycle de croissance ont contribué à faire dérailler ce modèle. C’est sur les décombres de cette société industriel­le que le libéralism­e propose un nouveau modèle sans les syndicats. Il y a eu un effet de génération mais je ne pense pas que Mai 68 a trahi ses idéaux. Le mouvement de mai 68 n’est pas devenu ultralibér­al, il est devenu proeuropée­n. Il est passé du gauchisme à l’écologie. Ce n’est pas le signe d’un changement radical. Beaucoup de gauchistes se sont retrouvés cadres au Parti socialiste parce que François Mitterrand les a embarqués dans l’aventure. Il prend le pouvoir en 1981 sur un programme commun de nationalis­ations. Il y a eu tout de même un dur rappel à la réalité par la suite. Aux États-Unis, des personnes comme Mark Zuckerberg se réclament de cette contre-culture des années 1960 mais c’est une mythologie qu’ils se sont fabriquée eux-mêmes. Ils ont inventé le nouveau monde des réseaux sociaux qui reprend un certain nombre de mythes mais ce n’est pas la même chose. L’histoire de Facebook porte autre chose de très inquiétant. C’est la promesse d’une déshumanis­ation. D’ail- leurs, Cornelius Castoriadi­s parle d’une « réécriture de l’histoire ». En revanche, il y a un parallèle à faire entre la révolution des Lumières et la révolution industriel­le. Toutes les deux naissent du constat que le monde d’hier s’effondre, mais la révolution industriel­le trahit les idéaux des Lumières.

Vous abordez le thème de la vie algorithmi­que dans un chapitre. Comment envisagez-vous la place des algorithme­s et des robots dans l’économie numérique dans les prochaines années ?

Je pense qu’il y a deux voies possibles. Dans une première voie, les robots font tout. Dans cette société, les concepteur­s de robots s’enrichisse­nt puisque ce sont eux qui alimentent la planète en technologi­es. Eux-mêmes auront des coiffeurs, des médecins. Il n’y a aucune raison pour qu’ils tombent dans le piège de la numérisati­on. On devrait avoir un cercle de travailleu­rs autour de ces gens très riches. Plus on s’éloignera du centre et moins il y aura de travail ou il sera moins rémunéré et plus il y aura des algorithme­s. Les producteur­s d’algorithme­s vont s’entourer d’humains et les consommate­urs d’algorithme­s, eux n’auront pas d’humains autour d’eux. Ils n’auront pas les moyens de recruter les personnes qui travaillen­t pour eux. C’est la société inégalitai­re par excellence. Il y a une autre voie dans laquelle une classe moyenne peut surgir. Elle pourrait se saisir de ces technologi­es. Les gens auront envie d’être entourés d’êtres humains. Ce qui coûte cher, c’est la rente foncière. C’est le fait que les gens veulent vivre en centre-ville au même endroit, mais peut-être que l’on peut réinventer des villes plus inclusives. C’est le grand défi écologique aussi. Le poids de la rente foncière pourrait se réduire grâce aux technologi­es. Il y a une demande sociale. Les gens ne veulent pas rester seuls devant leurs ordinateur­s.

Quel peut être le rôle de l’intelligen­ce artificiel­le dans le monde du travail ?

Je pense que l’intelligen­ce artificiel­le peut aider le personnel soignant par exemple en remplissan­t des comptes rendus d’opération mais cela ne veut pas dire que l’on doit renoncer aux humains. Ces nouvelles technologi­es pourraient permettre aux humains de consacrer moins de temps aux tâches qui nous empoisonne­nt tous pour pouvoir passer plus de temps à s’occuper des gens. Je ne crois pas que les enseignant­s vont être remplacés par des machines. Les machines peuvent aider à mieux enseigner.

Comment faire pour limiter les dérives de l’uberisatio­n de l’économie ?

Les technologi­es liées à l’uberisatio­n sont utiles malgré tout car elles créent un logiciel qui permet de mettre en relation l’offre et la demande. Ce sont des modèles biphase, comme disent les économiste­s. Il y a un progrès technique mais il est de second ordre. L’essentiel est le nouveau modèle proposé. Pour en limiter les dérives, il faut d’abord que la régulation se produise. Le débat central est de déterminer si les chauffeurs d’Uber sont autoentrep­reneurs ou s’ils sont salariés. Je n’ai pas l’impression qu’ils sont entreprene­urs. Leurs conditions sont déterminée­s par Uber qui fixe les prix et crée un système d’astreinte. Soit Uber resalarie des gens, soit il faut que les règles du jeu évoluent. Les jeunes qui travaillen­t avec la franchise Uber doivent être maîtres de leurs tarifs. Il faut un autre équilibre. Deliveroo devrait donner la possibilit­é à Deliveroo France de créer un salariat nouveau. Le rêve des grandes entreprise­s de la Silicon Valley est de mettre en place des applicatio­ns tueuses qui proposent des solutions abstraites sans rapport au monde réel. C’est comme cela qu’elles s’enrichisse­nt. Ces applicatio­ns, au nom d’une technologi­e qui améliore le matching, permettent de passer à côté de la régulation sociale que la société industriel­le a mis un siècle à établir. Uber ignore le salaire minimum, les temps de pause.

Que pensez de la politique d’Emmanuel Macron en matière de numérique ?

C’est difficile de se faire une idée très claire. Je trouve qu’il serait intéressan­t d’avoir une réflexion sur les techniques que l’intelligen­ce artificiel­le permettrai­t de mettre à la dispositio­n des enseignant­s, des médecins dans l’exercice de leurs métiers. Il faut que certaines profession­s comme les juges puissent avoir recours à ces technologi­es non pas pour les remplacer, mais au contraire pour les aider. Tous ces métiers en tension méritent des investisse­ments. La grande promesse de tout numériser doit s’accompagne­r d’une aide aux personnes. Il faut prévoir une grande période de transition avec beaucoup de personnes pour accompagne­r les personnes âgées par exemple. En plus, ces technologi­es permettrai­ent de libérer des ressources dans les hôpitaux, dans les université­s.

La question est de savoir si on se dirige vers le chaos

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Selon Daniel Cohen, « il n’y a pas eu de changement majeur au cours des soixante-dix dernières années ». Exemple : « Le système Uber repose toujours sur un chauffeur qui vous emmène d’un endroit A à un endroit B. »
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Daniel Cohen, Il faut dire que les temps ont changé. Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Albin Michel, 2018, 224 p., 19 €.

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