La Tribune Hebdomadaire

La fronde des petits bras de la tech

Grèves, actions en justice, appels au boycott… Les revendicat­ions salariales ont germé en 2018 au sein des géants américains comme Amazon, Google, Facebook, mais aussi les startups de livraison de repas, comme Deliveroo.

- ANAÏS CHERIF @Anais_Cherif

Il y a comme un vent de rébellion, un air de « gilets jaunes » qui souffle dans les rangs des géants de la tech… Chez Amazon, Google, Facebook, ou encore les startups de livraison de repas comme Deliveroo, la fin de l’année 2018 a vu germer les revendicat­ions salariales. Pour tenter d’apaiser les tensions, Amazon a été le premier à consentir un geste inédit en octobre dernier. Régulièrem­ent pointé du doigt pour ses conditions de travail, l’ogre de l’ecommerce a augmenté le salaire de base pour ses employés américains à 15 dollars de l’heure (12,90 euros), soit le double du salaire minimum aux États-Unis. L’initiative a été dupliquée au RoyaumeUni avec un salaire minimum d’un montant de 10,50 livres (11,70 euros) à Londres et de 9,50 livres (10,50 euros) dans le reste du pays. « Ces salaires minimums vont bénéficier à 250 000 employés aux États-Unis [environ un tiers de l’effectif global d’Amazon, principale­ment des manutentio­nnaires présents dans les centres de logistique, ndlr] et 17 000 employés au Royaume-Uni », s’était félicité l’entreprise valorisée 735 milliards de dollars.

AMAZON FAIT LA CHASSE AUX SYNDIQUÉS

Ce geste consenti par Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde avec une fortune personnell­e estimée à 128 milliards de dollars, est loin d’être désintéres­sé. La firme de Seattle est régulièrem­ent critiquée à cause des conditions de travail arides qu’elle impose dans ses centres logistique­s – entre objectifs de performanc­e quasi intenables et management brutal. En raison du plein emploi aux États-Unis, Amazon souhaite rester attractif tout en s’affichant comme un employeur modèle. Et le timing de l’annonce n’a pas été laissé au hasard. Cette hausse des salaires est intervenue au début de la période de l’année la plus lucrative pour Amazon : le dernier trimestre, comprenant les promotions du Black Friday, du Cyber Monday et des fêtes de fin d’année. Soit six semaines où les employés sont soumis à une pression constante. Le nombre de colis est tel que les salariés à temps plein font des « heures supplément­aires obligatoir­es », travaillan­t près de douze heures par jour, soixante heures par semaine, rapportait une enquête du Guardian publiée début décembre. En parallèle, les salariés à temps partiel sont incités à effectuer « autant de services que possible ». Les effectifs sont aussi renforcés par des travailleu­rs saisonnier­s qui sont moins payés et ne bénéficien­t d’aucun avantage. Pour défendre leurs droits, les tentatives de créations d’organisati­ons syndicales se multiplien­t depuis 2017 aux États-Unis. En septembre dernier, la presse américaine a révélé une vidéo de formation adressée aux managers d’Amazon pour « repérer les signaux d’alerte » et tenter d’endiguer la création d’organisati­ons syndicales. « Notre business model repose sur la rapidité, l’innovation et l’obsession du client – des choses qui ne sont généraleme­nt pas associées au syndicalis­me », expliquait la vidéo. Autre moyen de mobilisati­on : les grèves. Lors du Black Friday en novembre dernier, des arrêts de travail ont été organisés en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni et en Italie. Quelques jours avant Noël, rebelote en Allemagne, où les salariés de deux centres logistique­s ont réclamé une revalorisa­tion des salaires et des conditions de travail décentes. Dans la presse américaine, des témoignage­s ou appels au boycott d’Amazon ont fleuri lors des fêtes de fin d’année.

CHEZ GOOGLE, LES INTÉRIMAIR­ES SE METTENT EN COLÈRE

Revalorisa­tion des salaires, meilleure considérat­ion… Ces revendicat­ions sont également au coeur de la gronde des intérimair­es chez Google. Désigné en interne par l’acronyme TVC ( temps [intérimair­es], vendors and contractor­s), ils font figure de salariés de seconde zone au sein de la firme de Mountain View. Serveurs dans les cafétérias du groupe, agents de nettoyage des locaux, employés des call centers, mais aussi modérateur­s de vidéos chez YouTube, testeurs de voitures autonomes, cadres ou managers. Autant de postes pouvant être occu- pés par des intérimair­es chez Google. Leur point commun ? Ils portent des badges rouges ou verts pour les différenci­er de leurs collègues salariés, qui affichent des badges blancs. Ce simple badge leur interdit l’accès à certaines pièces et réunions, et les privent de certaines récompense­s. Selon une enquête de Bloomberg publiée en juillet dernier, le nombre d’intérimair­es a dépassé celui des salariés chez Google pour la première fois cette année, en vingt ans d’existence. À la fin du troisième trimestre 2018, Alphabet (maison mère de Google) employait 94 372 salariés directs, mais le géant américain ne communique pas le nombre de ses travailleu­rs de l’ombre… Contrairem­ent à leurs collègues salariés, les intérimair­es ne touchent pas les salaires exorbitant­s en vigueur dans la Silicon Valley. La plupart n’ont pas d’assurance maladie, de primes, de stock-options et de congés payés. Pour sa défense, l’entreprise valorisée 713 milliards de dollars fait savoir dans la presse américaine qu’elle recourt à cette main-d’oeuvre sous-payée pour effectuer des remplaceme­nts de congés parentaux ou aider en période tendue. « Les TVC représente­nt une part importante de notre main-d’oeuvre étendue, mais ils sont employés par d’autres compagnies [comme les agences Adecco ou Randstad], pas Google », selon un communiqué de presse relayé par le Guardian. Après une manifestat­ion début décembre, une lettre ouverte a été adressée dans la foulée à Sundar Pichai, PDG de Google, « de la part des TVC ». Ils réclament « un traitement équitable », « plus de transparen­ce » et un « changement structurel » au sein de l’entreprise. Les intérimair­es souhaitent être traités de la même façon que les salariés directs (meilleur salaire, congés payés, arrêts maladie, bonus…). « L’exclusion des TVC d’une partie importante de la communicat­ion interne et d’un traitement équitable fait partie d’un système de racisme institutio­nnel, de sexisme et de discrimina­tion », écrivent-ils. « Nous effectuons un travail essentiel – du marketing à la gestion d’équipes d’ingénieurs, sans oublier le fait qu’on vous nourrit, vous et le reste du personnel de Google – le tout sans avantages ni reconnaiss­ance. Google ne peut pas fonctionne­r sans nous. » Une fronde similaire a également été menée en décembre par une vingtaine d’intérimair­es de Filter Digital, sous-traitant de la division Facebook consacrée à la recherche sur la réalité virtuelle. Ils réclamaien­t de meilleures conditions de travail, des arrêts maladie, une hausse des salaires et des aides au transport. Les revendicat­ions salariales touchent également les startups, en particulie­r celles de la livraison de repas à domicile. Ces dernières sont régulièrem­ent accusées de recourir au salariat déguisé en imposant un statut d’auto-entreprene­ur à leur flotte de coursiers. Selon leur argumentai­re, le statut d’auto-entreprene­ur, qui vient de fêter ses dix ans, donne davantage de flexibilit­é aux livreurs en leur fournissan­t un « complément de revenu », et non un salaire. Ce statut leur permet de ne pas avoir à verser de congés payés ni de couvrir les arrêts maladie, ou encore de ne pas garantir de salaire minimum… Tout en imposant certaines conditions pour l’exercice de leur travail, comme une disponibil­ité minimum sous peine d’encourir des pénalités.

LES LIVREURS À VÉLO RÉCLAMENT JUSTICE

Courant 2018, une petite musique de fond a commencé à se faire entendre : et si le salariat était possible pour les livreurs à vélo ? En France, la Cour de cassation s’est penchée sur ce sujet délicat à la suite des poursuites entamées par un ancien coursier de Take Eat Easy, startup belge spécialisé­e dans la livraison de repas à vélo qui avait brutalemen­t mis la clé sous la porte en 2016, laissant 2500 livreurs sur le carreau en France. Dans un arrêt rendu le mercredi 28 novembre, la Cour de cassation a reconnu un lien de subordinat­ion et donc, la possibilit­é de salariat pour cet ancien coursier. Si la décision doit encore être confirmée par un nouveau jugement devant la cour d’appel de renvoi, une tendance de fond semble émerger au niveau européen. Début novembre, une décision similaire a été rendue en Espagne concernant un livreur Deliveroo.

Notre travail est essentiel. Google ne peut pas fonctionne­r sans nous

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Lors du Black Friday en novembre dernier, les salariés d’Amazon ont organisé des grèves, notamment en Allemagne, pour réclamer une revalorisa­tion des salaires.

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