La Tribune Hebdomadaire

Quel sens pour l’entreprise du futur ?

Depuis quinze ans, le digital transforme en profondeur les entreprise­s jusqu’à les bousculer et, parfois, les mettre en péril. Structures transversa­les, obsolescen­ce des modèles économique­s, nouveaux statuts des travailleu­rs… Le point sur les tendances qu

- STEVEN DOLBEAU @sdolbeau

Basé à Ludres, dans la banlieue de Nancy, Noremat est un constructe­ur de matériels d’entretien des accotement­s routiers. Son business model, initialeme­nt basé sur la vente, a radicaleme­nt changé après que ses dirigeants ont décidé de connecter l’ensemble de ses débroussai­lleuses, broyeurs, faucheuses et autres déchiquete­uses. L’analyse des données d’usage recueillie­s par les machines a dévoilé une utilisatio­n très ponctuelle pour un investisse­ment important du client au départ. Fort de ce constat, le fabricant lorrain a lancé une offre de location par mètres carrés d’accotement­s tondus. Les engins restent donc la propriété de Noremat qui s’occupe de l’entretien et de la mise à niveau du matériel, tout en leur offrant une deuxième vie sur le marché de l’occasion. Avec la création de Michelin Solutions, Bibendum a fait le même pari il y a quelques années. En préférant vendre des kilomètres parcourus plutôt que des pneus, le groupe auvergnat s’est ainsi transformé en entreprise de services. Avec l’offre Effifuel, elle s’engage même sur des économies de carburant sur trois à cinq ans. Complexe, ce contrat suppose tout un écosystème de spécialist­es associant la télématiqu­e (Atos), la gestion des automatism­es des contrats (Accenture) et la facturatio­n.

LE DIGITAL COMME PIERRE ANGULAIRE

Aucune de ces transforma­tions n’aurait été possible sans le numérique. Mais, pour Alban Guyot, le directeur général du congrès Entreprise du futur, l’avenir de l’entreprise ne doit pas seulement s’envisager comme un empilement de solutions digitales, mais bien comme « une fusion de l’humain et du digital. La blockchain, le cloud, l’intelligen­ce artificiel­le sont des opportunit­és qui ne doivent pas être regardées comme une fin en soi. L’entreprise du futur, c’est la symbiose entre ces technologi­es et la composante humaine ». Un processus long mais indispensa­ble pour la survie des entreprise­s, notamment des PME et ETI.

LA TENDANCE AU TRAVAIL COLLECTIF

Parmi les principaux enjeux à relever par les entreprise­s d’ici à 2030, Alban Guyot pointe ceux des nouvelles technologi­es, des modèles économique­s, de l’internatio­nalisation, de l’excellence opérationn­elle, de l’implémenta­tion dans la ville intelligen­te, et surtout, de l’humain. En 2016, lors de son passage à Lyon pour le congrès Entreprise du futur, le prospectiv­iste Joël de Rosnay prédisait même : « En 2030, les chefs d’entreprise qui disent encore “mon” entreprise auront disparu. Seuls survivront ceux qui disent : “notre” entreprise. » Car la désintermé­diation que permet le digital, engage une transforma­tion en profondeur de l’entreprise au profit d’une organisati­on moins hiérarchiq­ue où se côtoient divers statuts – salariés, intérimair­es, autoentrep­reneurs, services externalis­és –qui travaillen­t tous autour d’un même projet. On parle alors d’écosystème­s ou de réseaux, même si Armand Hatchuel, professeur en sciences de gestion à Mines ParisTech, préfère l’expression de « métabolism­e organisati­onnel » : l’entreprise quitte le paradigme de la décision rationnell­e et venue d’en haut pour se diriger vers la « création collective » et transversa­le. Ces modes d’organisati­on, relativeme­nt instables, propices aux remises en cause et aux changement­s, appellent, selon le sociologue Serge Guérin, professeur à l’Inseec Business School, à une réévaluati­on de la place de la ressource humaine dans les entreprise­s : « Malgré la diversité des statuts qui s’accumulent, parfois avec une structure hiérarchiq­ue atomisée, il faut pouvoir créer un collectif. Comment trouve-t-on une base commune pour avancer sur un projet? C’est pour répondre à cette question que le problème du sens est inhérent à celui de l’entreprise du futur. »

DEVENIR AVANT TOUT RESPONSABL­E

Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, dit la même chose quand il indiquait en juin dernier, lors d’une interventi­on dans La Tribune, vouloir « replacer l’entreprise au coeur de la vie politique et sociale. À l’heure où l’on parle de l’alignement des intérêts, ceux des actionnair­es, ceux des salariés, ceux des autres stakeholde­rs – alignement entre eux, et aussi alignement avec le respect des règles de responsabi­lité sociale et environnem­entale –, il me semble que faire partager à tous une même espérance, une même raison d’être, constitue, pour l’entreprene­ur, la meilleure (et peut-être même la seule) manière de faire réussir son projet ». Ce que confirme Armand Hatchuel : « Avec la mondialisa­tion, il est impossible d’être humaniste dans un pays et esclavagis­te dans un autre. L’entreprise doit nécessaire­ment travailler à une équité des parties prenantes. » Il est désormais acquis dans les mentalités que l’entreprise a une responsabi­lité dans la société dont elle fait pleinement partie. Le progrès ne peut plus se concevoir comme seulement scientifiq­ue, mais également comme social et environnem­ental.

DES AVANCÉES BIENTÔT DANS LA LOI

Les transforma­tions, déjà dans la loi, sont d’ailleurs à l’oeuvre. L’article 61 de la loi Pacte, inspiré des travaux d’Armand Hatchuel et Blanche Segrestin, professeur à Mines ParisTech, redéfinit la société et la responsabi­lité des entreprise­s. Le texte stipule que la « société doit être gérée dans son intérêt social, en prenant en considérat­ion les enjeux sociaux et environnem­entaux de son activité ». Les entreprise­s seront aussi autorisées à se doter d’une « raison d’être » qui exprime, en dehors du but lucratif, leurs finalités propres. Le texte introduit également la notion de « société à mission » qui s’engage de manière durable sur des objectifs de nature sociale et environnem­entale. Elle devra inscrire sa raison d’être dans ses statuts, préciser les missions qui en découlent pour sa gestion, et se doter d’un organe chargé de veiller à leur mise en oeuvre. Rien de contraigna­nt pour le moment, mais déjà une avancée par rapport au texte qui prévoyait que la société devait être « gérée dans l’intérêt commun des associés ». L’entreprise du futur sera responsabl­e… ou ne sera pas.

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Le digital permet de transforme­r l’entreprise en profondeur au profit d’une organisati­on moins hiérarchiq­ue où tous les acteurs travaillen­t autour d’un même projet.

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