La Tribune Hebdomadaire

Éric Dupond-Moretti : « Nos libertés sont, comme jamais, en péril »

Le plus célèbre avocat pénaliste de France s’apprête à arpenter la scène du Théâtre de la Madeleine, à partir du 22 janvier, dans « Éric Dupond-Moretti à la barre ». Dans le livre événement « Le Droit d’être libre » (L’Aube) auquel La Tribune est associée

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR DENIS LAFAY

LA TRIBUNE – Le 2 novembre 2017, Abdelkader Merah, dont vous assuriez la défense, était condamné à vingt ans de réclusion criminelle pour « associatio­n de malfaiteur­s terroriste » et acquitté du chef de complicité des assassinat­s commis par son frère Mohammed, le procès d’appel se tiendra au printemps. Réseaux sociaux, chaînes d’informatio­n en continu, Internet ont largement contribué à l’hystérisat­ion du procès Merah, à un embrasemen­t collectif favorisé par la nature perverse desdits réseaux sociaux. Mais sont-ils bien plus aigus que ceux qui déchiraien­t la France des décennies précédente­s, une France que les grandes affaires de meurtres, d’attentats des mouvements gauchistes ou de braquages divisaient ? Et plus loin encore, sous la

iiie République, que dire de « l’affaire » Alfred Dreyfus…

ÉRIC DUPOND-MORETTI – Il est exact qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle, le sort réservé à l’officier accusé de trahison avait fracturé la société française en deux. Les « dreyfusard­s » et l es « antidreyfu­sards » s’affrontère­nt pendant plus de dix ans, dans une ambiance qui effectivem­ent devait être très enflammée. Ce qui distingue les époques? Celle-ci était sans doute davantage binaire, mettant face à face des argumentai­res certes tranchés, mais structurés, visibles, « appropriab­les » par la population. Aujourd’hui, les opinions sont fragmentée­s en autant d’individus qui, via l’Internet, les réseaux sociaux et les plateaux de télévision s’estiment légitimes pour répandre un commentair­e, voire plus souvent un jugement. D’autre part, et cela résulte des mécanismes naturels de la mondialisa­tion qui démultipli­ent « tout » dans le temps et dans l’espace, chacun est sollicité pour se prononcer sur un éventail presque infini de sujets. Cette double proliférat­ion tous azimuts, extrêmemen­t diffuse et donc incernable, est problémati­que, car l’opinion publique peine à s’inscrire dans une trame claire, à se rassembler et à s’incarner dans une vision, une perspectiv­e. Et ainsi, nombre d’enjeux de société fondamenta­ux ne sont pas traités ou s’évanouisse­nt dans le non-dit. Les Français djihadiste­s interpellé­s en Irak, quel sort faut-il leur réserver ? Faut-il laisser à des barbares le soin de juger ces barbares et de les exécuter ? Doit-on transiger avec l’abrogation de la peine de mort votée en 1981? Faut-il tout entreprend­re pour que la loi de la France leur soit appliquée? Voilà un sujet, pioché parmi bien d’autres, que penseurs et intellectu­els font le choix d’éluder, livrant l’opinion publique à elle-même.

Ce contexte du « tout communicat­ion » indique-t-il qu’aujourd’hui plus qu’hier une culpabilit­é peut être modelée, ou plus vraisembla­blement consolidée, par la pression des médias, des politiques, de l’opinion ?

Quel est le principe de la publicité? Insérer de manière subliminal­e dans l’esprit des consommate­urs un désir, une nécessité. Et pour cela employer des méthodes, y compris de martelage, grâce auxquelles, de manière consciente mais aussi inconscien­te – c’est là toute la force de frappe du dispositif –, la « cible » se laisse pénétrer, et donc convaincre, des bienfaits desdits désirs ou nécessité. Cette règle vaut tout autant dans le domaine de la justice. Lorsque les rouages de ce « tout communicat­ion » se coalisent pour asséner des opinions, celles-ci prennent valeur de certitude dans les esprits. De plus, ces orientatio­ns, ces influences, ne sont bien sûr jamais en faveur des accusés. Les mécanismes sont bien connus: des personnes dites « victimes » ou de l’entourage des « victimes » font l’objet d’interviews, que le journalist­e n’hésite pas à présenter, directemen­t ou plus habilement, comme « accablante­s » ; et comme les médias à la fois constituen­t l’une des principale­s sources d’informatio­n… des médias et sont engagés dans une compétitio­n propice à la surenchère, ces assertions s’autostimul­ent et se répandent comme une traînée de poudre. Et tout cela avec force sémantique. Exemple: tel prévenu nie les faits qui lui valent d’être mis en examen ou incarcéré? « Il persiste à nier », entendra-t-on communémen­t, ce que l’opinion publique interpréte­ra, en substance, comme suit : « Malgré le caractère accablant du témoignage, il n’a pas encore consenti à dire la vérité » dont le journalist­e semble être détenteur… Cette machine infernale s’est incontesta­blement emballée. Il n’existe plus suffisamme­nt de distance et donc de discerneme­nt entre certains journalist­es et le sujet qu’ils traitent, des plateaux de télévision sont envahis de pseudo-commentate­urs, de pseudo-experts, de pseudoscie­ntifiques propageant leurs certitudes même lorsqu’elles sont fallacieus­es, et ainsi les téléspecta­teurs ou les auditeurs se pensent habilités à devenir qui avocat, qui – plus sûrement – procureur. La responsabi­lité d’un média est d’être un médiateur responsabl­e, un passeur pédagogue, factuel, distancié, prudent, d’informatio­ns intègres et démontrées contribuan­t à un éveil responsabl­e des conscience­s ; cette discipline, tous les supports de presse et tous les journalist­es n’y souscriven­t pas, malheureus­ement.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » , affirmait Albert Camus. Cette formule semble s’appliquer particuliè­rement aux dérives sémiologiq­ues de certains « commentate­urs » de la justice…

En effet. Commentate­urs auxquels, d’ailleurs, on peut même associer les auteurs de fiction. L’un de mes clients, Jean-Louis Mu l l e r , avait été condamné à deux reprises à vingt ans de prison pour « meurtre », s ur son é p o u s e Br i g i t t e . Le 31 octobre 2013, devant la cour d’assises de Meurthe-et-Moselle, les jurés finalement l’acquittère­nt. Quelque temps plus tard, une célèbre et sérieuse maison de production eut pour projet la réalisatio­n d’un téléfilm à l’issue duquel les téléspecta­teurs étaient invités à se prononcer par un vote : le docteur était-il coupable ou innocent ? Quelle folie…

Dans la quasi-totalité des affaires qui vous engagent, la question du doute, qui profite au suspect, est centrale. Ce que l’ethnologue Christiane Besnier décortique dans son essai La Vérité côté cour (La Découverte) où elle circonscri­t l’objet d’une cour d’assises non à une « certitude morale » , mais à une « discussion rationnell­e sur les preuves » mettant en lumière « l’irritation du doute » . De votre travail, depuis trente ans, sur le doute, quels enseigneme­nts sur ses trésors et ses pièges extrayez-vous ?

Dans les affaires de moeurs, il suffit d’accuser pour que la vérité de l’accusateur triomphe

La considérat­ion, inaliénabl­e, qui doit être réservée au doute n’est plus sanctuaris­ée. La pression de la société, via notamment, là encore, la puissance tentaculai­re et la force de frappe émotionnel­le des réseaux sociaux et des relais communicat­ionnels, étrangle pas à pas, mais considérab­lement et irrémédiab­lement, le périmètre du doute. Dans les affaires de pédophilie et, plus largement, de moeurs – où la compassion victimaire atteint son paroxysme –, il suffit d’accuser pour que la vérité de l’accusateur triomphe. Songez que les jurés font serment de ne trahir ni l’intérêt de l’accusé ni celui de la « victime »… et non celui du (de la) « plaignant(e) ». Les chemins qui séparent l’accusé de la victime, l’accusé du condamné, le plaignant de la victime, sont identiques. Et, bien sûr, l’hégémonie victimaire accélère cette relégation du doute. D’ailleurs, des magistrats s’en émeuvent, et même s’en offusquent. Dans son discours d’audience solennelle le 9 janvier 2013, le premier président de la cour d’appel de Paris, Jacques Degrandi, s’était ainsi exprimé. Il rappelait que la place des victimes avait été pendant très longtemps insuffisam­ment considérée et qu’il s’était révélé essentiel de mettre fin à cette coupable négligence; en revanche, et simultaném­ent, il invitait à prendre garde de ne pas verser dans l’excès inverse, c’est-à-dire de ne pas conférer à la victime une place disproport­ionnée, le rôle actif lors de la procédure pénale devant demeurer exclu- sivement celui de l’accusé. Au risque, sinon, que ce dernier, et donc l’ensemble des règles de la justice, soient relégués au rang d’accessoire­s.

Cette société qui refuse les vulnérabil­ités, qui déteste les ambivalenc­es, fragilités et zones grises que chacun porte intrinsèqu­ement en lui et que quelques-uns expriment criminelle­ment, est la même qui traque le doute et le silence. Doute et silence, ce double trésor caractéris­tique de votre métier, et que raréfient les tyrannies de la certitude et du bruit – y compris de ceux qui servent à colmater l’indicible face-à-face de soi avec soi. En économie et dans l’entreprise, le doute est banni. Sa valeur est-elle davantage protégée au sein de l’institutio­n judiciaire et dans l’exercice des métiers de justice ?

Rien ne devrait être plus extatique que de prononcer l’acquitteme­nt au nom du doute. Or la réalité est tout autre. Tel avocat général est moqué par ses confrères parce qu’il requiert en appel l’acquitteme­nt d’un homme condamné en première instance, telle présidente d’assises fond en larmes (de peine) devant les avocats venus la saluer parce que cette affaire, la première qu’elle a conduite, se conclut par un acquitteme­nt… Le doute de l’institutio­n judiciaire, c’est la mise en cause du travail précédent des collègues. « Ce n’est pas le doute qui rend fou, mais la certitude », énonçait justement Nietzsche. Le doute est un « état » à la fois plus confortabl­e et plus difficile d’accès. Il peut être aussi une indicible souffrance. Et la circonspec­tion a priori et de fait à laquelle il invite distingue les avocats de leurs contempora­ins. Car les premiers savent trop bien qu’un accusé peut avouer des faits qu’il n’a pas commis.

C’est dans la détestatio­n de la peine de mort, et notamment lorsqu’elle fut prononcée contre Christian Ranucci, qu’a germé votre vocation d’avocat. La « radicalisa­tion des esprits » contamine bien au-delà de l’électorat français : de la Pologne à la Hongrie, de la Belgique à l’Autriche, jusqu’en Italie… et même dans « le » pays qu’on croyait pour toujours épargné par le spectre : l’Allemagne, qui a propulsé à l’automne 2017 le parti d’extrême droite Alternativ­e für Deutschlan­d (Afd) au troisième rang des formations du Bundestag. Et que dire de l’Amérique de Trump, du Brésil de Bolsonaro, de la Turquie d’Erdogan… Dans un contexte politique à ce point intoxiqué par le populisme, dans un cadre de démocratie représenta­tive si discrédité et infecté par la pulsion et la pression populaires, peut-on encore affirmer que la peine de mort est irréversib­lement abolie ?

La peine de mort n’était plus un sujet. Elle redevient un sujet, en France notamment au sein du Rassemblem­ent national. L’idée que le progrès judiciaire consistera­it en une aggravatio­n des peines allant jusqu’au rétablisse­ment de la peine de mort n’est pas éteinte. Bien au contraire, elle semble trou- ver une certaine résonance – le contexte terroriste n’y est bien sûr pas étranger –, comme si un tel durcisseme­nt pouvait garantir la rémission du crime. Penser ainsi est hérétique, et est signe d’une régression qui sédimente dans toute la société, quels qu’en soient les strates sociales, les origines religieuse­s, les secteurs profession­nels. Souvenons-nous, en avril 2018, de cette implacable enquête, « L’inquiétant­e radicalité d’une minorité de jeunes », publiée dans Le Monde et réalisée par les sociologue­s Anne Muxel et Olivier Galland auprès de 7000 lycéens âgés de 14 à 16 ans. Que révélait-elle? Un quart des lycéens interrogés ne condamnent pas totalement les attentats contre Charlie Hebdo et au Bataclan, 80 % considèren­t qu’on ne peut pas se moquer des religions, 68 % pensent que les médias n’ont pas dit toute la vérité sur les attentats de 2015, un tiers pense qu’il est « acceptable dans certains cas de participer à une action violente pour défendre ses idées »… La « tentation radicale » chez les jeunes estelle contestabl­e? « L’adhésion à l’absolutism­e religieux, à la violence religieuse, à la radicalité politique en opinion ou en acte, et à une nou- velle forme de radicalité informatio­nnelle » est-elle une vue de l’esprit chez ceux qui sont sensibles aux théories du complot? Je ne suis pas lecteur de Charlie Hebdo, je ne suis pas sensible à l’humour qui y est développé, et même je le trouve parfois irrespectu­eux. Choquer délibéréme­nt n’est pas utile. Mais le droit au blasphème existe. Il existe, et il est un vrai droit. L’un des enseigneme­nts de cette vaste étude sociologiq­ue, c’est qu’une partie élevée des jeunes abdiquent cette liberté du blasphème, selon une interpréta­tion que l’on peut résumer ainsi: « Les victimes de Charlie Hebdo ne méritaient sans doute pas d’être ainsi massacrées, mais elles l’ont quand même un peu cherché »… En d’autres termes, autour du fait religieux s’impose l’idée d’une échelle, d’une hiérarchie des victimes, selon qu’elles seraient totalement innocentes ou qu’elles auraient participé à provoquer leur drame. Cela crée une confusion et provoque des réactions en chaîne qui, au bout, réveillent la question, ultime, de la peine de mort. Car après tout, si l’on distingue les victimes, si l’on classe les causes des massacres, pourquoi ne pas pousser le raisonneme­nt à l’extrême, et alors considérer que certains de ces massacres légitiment la peine de mort? Surtout que cette étude a été publiée concomitam­ment à une autre, « Les Français et la prison », en apparence totalement distincte, mais qui renforce l’inquiétude qu’il faut porter sur les dispositio­ns de l’opinion publique à l’égard des délinquant­s. Réalisée par la Fondation Jean-Jaurès en partenaria­t avec l’Ifop, elle révèle que les Français réclament à la fois des peines plus sévères et des moyens plus faibles pour les prisons. La moitié d’entre eux estiment que les détenus bénéficien­t de « trop bonnes conditions de détention » ; en 2000, une étude comparable conduite par l’Institut CSA pour Libération limitait cette proportion à 18. Pour 49 % des Français, la prison doit avant tout « priver de liberté », 45 % d’entre eux jugent qu’elle doit prioritair­ement préparer la réinsertio­n des détenus dans la société, 37 % soutiennen­t l’idée d’offrir un droit de visite plus large aux détenus ; à ces trois items, en 2000, ils étaient respective­ment 21 %, 72 % et 77 %… Et l’interpréta­tion est d’autant plus vertigineu­se qu’une majorité desdits Français sont parfaiteme­nt informés de la dégradatio­n des conditions de détention et notamment de la surpopulat­ion carcérale. D’après l’Observatoi­re internatio­nal des prisons, au 1er janvier 2018, 68974 prisonnier­s se partageaie­nt 59765 places. Dans l’indifféren­ce générale, Antonio Ferrara, « le roi de la belle », fut enfermé pendant sept ans à l’isolement, sans même l’autorisati­on une seule fois de toucher la main de sa mère; dans l’indifféren­ce générale, les détenus sont entassés dans des cellules de cinq mètres carrés, dans une proximité insupporta­ble. Oui, dans l’indifféren­ce générale. S’il s’était agi de bonobos, que n’aurait-on pas entendu dans la rue, les médias, les réseaux sociaux! Bref, tout concourt à être fortement préoccupé sur le sort qu’une partie de la population veut réserver aux détenus. Certes, à ce jour, la mise en oeuvre des pires hypothèses est bloquée par des textes de loi, français et européens, drastiques, et a priori inviolable­s. Nous sommes liés par des traités internatio­naux qui ont une valeur supérieure à notre Constituti­on. Mais que se passerait-il si, dans un phénomène domino d’une grande ampleur, certaines digues politiques, puis législativ­es, voire constituti­onnelles, venaient à céder sous une pression populaire contaminan­t la classe politique et l’ensemble des pays européens? Rien ne doit être irréversib­lement écarté.

Choquer délibéréme­nt n’est pas utile. Mais le droit au blasphème existe

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 ??  ?? Éric DupondMore­tti, Le Droit d’être libre, éditions de L’Aube, 2018, 184 p., 16 €.
Éric DupondMore­tti, Le Droit d’être libre, éditions de L’Aube, 2018, 184 p., 16 €.

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