La Tribune Hebdomadaire

Le monde rural peut-il se désintoxiq­uer du tout-voiture ?

- NABIL BOURASSI @NabilBoura­ssi

La question des mobilités en zone rurale a jusqu’ici été largement négligée par les pouvoirs publics, suscitant la colère des « gilets jaunes ». Pourtant, la loi d’orientatio­n des mobilités vise à apporter des solutions au tout-voiture. Mais le problème semble être bien plus profond.

Q u’ils roulent à l’électricit­é » va-t-il devenir le « Qu’ils mangent de la brioche » de 1789, la phrase attribuée à Marie-Antoinette (mais contestée par des historiens) alors que le peuple, révolté, réclamait du pain ? Avec les « gilets jaunes », c’est le prix du carburant qui semble avoir cristallis­é la colère du peuple, comme si le gouverneme­nt avait sous-estimé la dépendance d’une partie d’entre eux aux motorisati­ons thermiques. Pourtant, beaucoup de Français s’étaient déjà émus de la décision de limiter à 80 km/h certaines nationales, assimilée à la vision d’un « président des villes », et premier symptôme d’une fracture territoria­le. Celle-ci se retrouve de manière implacable dans les chiffres. D’après l’Union routière de France (URF), plus de 90 % des ménages vivant dans des communes de moins de 5 000 habitants (moyenne des trois dernières années) sont motorisés. 50 % de ces mêmes ménages sont même équipés d’un deuxième véhicule. 70% des ménages de l’agglomérat­ion parisienne sont équipés d’un véhicule d’après l’URF. D’après la ville de Paris, ce chiffre tombe à 37% des ménages parisiens intramuros. Le constat est clair : les zones rurales sont totalement dépendante­s de la voiture, avec tous les inconvénie­nts que cela comporte pour le budget, l’environnem­ent, mais également pour les population­s fragilisée­s. D’après Wimoov, un organisme qui promeut les mobilités auprès des population­s fragilisée­s, les seniors sont moins mobiles en zone rurale qu’en agglomérat­ion. Ils sont ainsi 49 % à se déplacer quotidienn­ement, contre 65 % pour ceux installés dans les grandes villes. Pour tous les observateu­rs, la question de la mobilité motorisée est quasiment consubstan­tielle à la vie en zone rurale. Pour Marie Huyghe, chercheur associé au CNRS, « la voiture c’est satisfaisa­nt, facile, rapide et encore peu cher pour de nombreux ménages. En zone rurale, il y a une culture automobile qui se traduit par un usage automatiqu­e de la voiture ». D’après la chercheuse, il y a une fatalité pour ces ménages à être équipé d’une voiture même s’il faut relativise­r leur usage: « Il est difficile d’envisager la disparitio­n de la voiture aujourd’hui, mais il est possible d’en limiter son usage en développan­t des solutions multimodal­es comme le vélo ou la marche à pied, pourvu que les collectivi­tés locales sécurisent des voies spécifique­s comme des pistes cyclables ou tout simplement des trottoirs, et accompagne­nt leur usage. »

LE CASSE-TÊTE DES TRANSPORTS EN COMMUN

Reste la solution des transports en commun… Pour les communes, c’est un immense casse-tête économique. Elles ont eu beau s’associer à travers des communauté­s de communes pour mutualiser les moyens, la mayonnaise n’a jamais pris… D’après l’observatoi­re de la mobilité créé par l’Union des transports publics, l’espace desservi par les transports en commun a augmenté de 25 % entre 2014 et 2016 pour atteindre les 40 000 km². Paradoxale­ment, la population desservie n’a quasiment pas augmenté. Résultat : le coût des transports en commun a explosé mais sans effet sur la population. Pour Jean-Marc Zulesi, député des Bouches-du-Rhône, les pouvoirs publics ont tardé à prendre la mesure du problème: « Aucun gouverneme­nt n’a su jusqu’ici apporter une réponse satisfaisa­nte, il y a pourtant urgence à répondre aux problémati­ques posées par les mobilités en zone rurale ». Le député La République en marche fonde toutefois de grands espoirs sur la loi d’orientatio­n sur les mobilités (LOM) qui est actuelleme­nt en cours de discussion au parlement. Il espère que celle-ci permette notamment de « faciliter l’expériment­ation de solutions de mobilités en zone rurale », explique-t-il à La Tribune. Jean-Marc Zulesi, qui a participé aux assises des mobilités pour préparer la LOM, rappelle que désormais les collectivi­tés territoria­les peuvent être assistées dans leurs initiative­s en matière de mobilités. « Nous avons fondé French Mobility, un guichet unique pour faire remonter les verrous réglementa­ires à l’expériment­ation. French Mobility déploie aussi des appels à manifestat­ion d’intérêts en coordinati­on avec l’Ademe afin d’accompagne­r les collectivi­tés désireuses d’expériment­er une solution innovante de mobilité. »

L’ÉTALEMENT URBAIN, LE VRAI SUJET ?

Jusqu’ici, les mobitechs, ces startups spécialisé­es dans les solutions de mobilité, ont surtout émergé en agglomérat­ion pour profiter d’une densité de population très forte, seul moyen de mutualiser les usages et amortir les investisse­ments. C’est vrai pour l’autopartag­e, mais également pour le covoiturag­e qui a besoin de massifier les flux afin de créer un usage et des points de contacts pertinents. JeanMarc Zulesi, lui, pense que cette dernière solution est parfaiteme­nt transposab­le en milieu rural : « Nous avons démontré que le covoiturag­e était tout à fait opérationn­el grâce à des expériment­ations, il faut maintenant surmonter l’obstacle des mentalités ». Le député croit également à la navette autonome qui peut permettre de « résoudre la question du dernier kilomètre ». Mais il reconnaît que « cette solution en est encore au stade expériment­al ». En réalité, les mobitechs sont encore très peu nombreuses à avoir trouvé des modèles pertinents, y compris en agglomérat­ion. Pour les spécialist­es, l’étalement urbain est un autre obstacle au développem­ent de mobilités alternativ­es. La densité de population des zones rurales est extrêmemen­t faible, par conséquent il est très difficile d’y développer une capillarit­é de transports en commun qui soit efficiente et rentable. « Historique­ment, cela a commencé dans les années 1960-1970 avec la démocratis­ation de la voiture et l’installati­on des ménages dans des espaces de plus en plus éloignés des pôles urbains. Aujourd’hui, les territoire­s ont été construits autour de la voiture », rappelle Marie Huyghe. D’après elle, « les plans locaux d’urbanisme ont souvent été très permissifs quant à l’urbanisati­on de nouveaux espaces », avant de relativise­r : « Je pense que les discours évoluent, mais le travail est loin d’être terminé. » Pour la chercheuse, la culture du tout-voiture n’est pas un problème mais une conséquenc­e d’une politique urbanistiq­ue. Il faut donc traiter le problème par la racine: « Il s’agit de sortir du modèle de l’étalement urbain pour adopter notamment une stratégie de réhabilita­tion des centres-bourgs, et remettre en cause le modèle du lotissemen­t, très consommate­ur d’espace. » La voiture individuel­le comme totem des mobilités en zone rurale a encore de beaux jours devant elle…

Pour le covoiturag­e, il faut vaincre l’obstacle des mentalités

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Plus de 90 % des ménages vivant dans des communes de moins de 5 000 habitants sont motorisés, contre 37 % des ménages parisiens intra-muros.

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