La Tribune Hebdomadaire

Vision Le grand malaise de la jeunesse française, par Yannick Prost

Entre crise de sens et chômage de masse, les jeunes vivent une douloureus­e entrée dans la vie adulte.

- PAR YANNICK PROST ENSEIGNANT EN RELATIONS INTERNATIO­NALES (SCIENCES PO)

Leur vote traduit une certaine tentation radicale

Le mouvement des « gilets jaunes » a suscité la peur – ou l’espoir – d’une convergenc­e des luttes, qui n’a finalement pas (encore) eu lieu. La mobilisati­on lycéenne, étonnammen­t violente, semble avoir atteint un palier à la midécembre. Il est sans doute trop tôt pour exclure la reprise de ces manifestat­ions d’un genre quelque peu inédit. Mais le mal est plus profond : entre crise de sens et chômage de masse, la jeunesse française vit-elle une période de malaise sans précédent? Si l’on excepte une fraction issue des classes aisées et très privilégié­e par le cumul des facteurs de reproducti­on sociale, la jeunesse vit depuis la fin des années 1980 une douloureus­e entrée dans la vie adulte qui ne peut que la rendre pessimiste sur l’avenir.

DES INÉGALITÉS SOCIALES CRIANTES

D’une part, elle subit l’injonction de construire sa propre identité – sans cesse exposée sur les réseaux sociaux –, et d’autre part elle doit affronter une concur- rence accrue dans l’école et le travail. L’estime de soi en ressort généraleme­nt amoindrie, et 71 % des jeunes pensent qu’ils vivront plus mal que leurs parents. Et pourtant, la jeunesse s’engage encore massivemen­t dans les études, croyant pouvoir ainsi limiter le déclasseme­nt ou la marginalis­ation qui semblent tous les menacer. La hausse spectacula­ire des effectifs étudiants se poursuit (+ 14 % entre 2011 et 2016), d’ailleurs insuffisam­ment accompagné­e sur le plan budgétaire. La « ségrégatio­n scolaire » ne fait que reproduire les inégalités vers le haut, reportant au niveau du campus la distillati­on séparant le fils de cadre et celui de l’employé dans l’accès aux positions profession­nelles et sociales prisées. Malgré cette hausse constante dans les effectifs scolaires, la France se singularis­e, parmi les nations de l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE), par une moindre insertion sur le marché du travail alors que les employeurs peinent à recruter sur certaines filières ou compétence­s. La proportion de jeunes actifs en CDD est la double de celle de la moyenne des pays de l’OCDE. Cette précarité s’étend également à d’autres formes d’emplois, comme l’intérim, les stages, et la progressio­n du nombre d’autoentrep­reneurs jeunes, liée à une certaine forme d’uberisatio­n de la société, dont les jeunes outsiders, les premiers, font les frais. Le système universita­ire est rejeté par les jeunes qui, repoussés des filières sélectives, rejoignent faute de mieux des université­s peu préparées à prendre en compte leurs faiblesses. 20 % des bacheliers entamant des études supérieure­s n’obtiendron­t pas de diplôme. Parcoursup, imaginé pour mettre fin au « scandale du tirage au sort », autrefois instauré pour arbitrer les candidatur­es pour certaines filières sélectives, révèle une autre fragilité du système: les élèves des lycées bourgeois sont acceptés sans problème dans les meilleures filières, tandis que les autres suivent une file d’attente regroupant des centaines de milliers de lycéens moins privilégié­s mais tous classés. Ce nouveau dispositif, bien que plutôt performant, a ainsi mis à nu de profondes et anciennes inégalités sociales, qu’il aggrave même selon certains. 29 000 candidats ont d’ailleurs refusé de poursuivre le processus dès les premiers résultats, sachant qu’il les affecterai­t désormais au mieux sur une filière dévalorisé­e comme les sciences sociales ou les langues. La longue attente de l’été 2018 a entraîné un coût psychologi­que important, aggravant le stress habituel révélé par les pédopsychi­atres étudiant la santé des lycéens. Le maintien de filières dévalorisé­es entretient ainsi l’illusion que la plupart des jeunes ont accès à l’enseigneme­nt supérieur sans pour autant contribuer à leur insertion profession­nelle.

ILS NE SONT NI CYNIQUES NI ÉGOÏSTES

Ces jeunes, pessimiste­s et désabusés, n’apparaisse­nt pourtant ni cyniques ni égoïstes. Les études successive­s montrent un solide attachemen­t aux valeurs de la famille et du travail. Et, plus surprenant, il a été démontré que la prise de conscience d’une société qui ferme ses portes aux nouveaux venus ne se traduit pas par une rupture du lien intergénér­ationnel. Ce dernier est préservé dans la famille, mais se cultive aussi dans le milieu associatif. Il s’avère ainsi qu’un tiers des jeunes participen­t à une associatio­n, même de façon ponctuelle. Les jeunes souhaitent s’engager en priorité sur des causes liées à l’environnem­ent (36 % de souhaits d’engagement), suivi de celles de la culture et des loisirs (33 %) et de la solidarité avec les personnes précaires (30 %). L’engagement dans le cadre du volontaria­t a d’ailleurs connu un essor spectacula­ire dans le cadre du Service civique, qui dépasse désormais les 100 000 volontaire­s par an. « Le moteur de l’engagement, c’est la cause, pas l’affiliatio­n », expliquait la sociologue Anne Muxel au journal Le Monde au printemps.

LE SENTIMENT D’EXCLUSION PROVOQUE DES RÉACTIONS VIOLENTES

Cette individual­isation du rapport à l’engagement, qui n’exclut d’ailleurs pas le sens du collectif, se retrouve sur le terrain politique. La dépolitisa­tion n’est qu’apparente, elle combine une moindre participat­ion électorale avec un fort désir de s’engager, mu généraleme­nt par un sentiment de révolte. Fuyant les partis politiques, très massivemen­t convaincus (98 %) que ceux qui font de la politique sont plus ou moins corrompus, les jeunes adhèrent à des modes alternatif­s – manifestat­ions, pétitions, mobilisati­ons sur les réseaux sociaux... – qui peuvent, le cas échéant, conduire à des confrontat­ions violentes avec les forces de l’ordre. Cela s’est traduit lors des mobilisati­ons qui ont ébranlé la France tout au long de l’année 2018, et tout particuliè­rement début décembre. Peu de lycées se sont retrouvés bloqués (5 % d’après le journal La Croix, mais les revendicat­ions, confuses, au fond secondaire­s, évoquaient tour à tour l’opposition à la sélection à l’université, à la réforme du bac et du lycée, au Service national universel obligatoir­e, avant d’assumer qu’elles s’inscrivaie­nt dans la filiation du mouvement des « gilets jaunes ». Les lycées profession­nels ou des territoire­s ruraux furent plus souvent représenté­s que lors des précédents mouvements. Ces jeunes affrontant violemment les forces de l’ordre se situent à la transition de la jeunesse qui s’accroche par les études et de celle qui décroche. Le noyau dur est composé des sans-diplômes – un peu moins de 100 000 chaque année – au sein du halo des NEET ( not in employment, in education or in training : 17 % de la population juvénile). Le taux d’emploi entre diplômés du supérieur et non-diplômés est passé de 34 à 47 points depuis 2008, et ces derniers bénéficien­t trois fois moins souvent de la formation profession­nelle. Ajoutons que l’origine immigrée aggrave le risque d’être au chômage, colorant la discrimina­tion d’une dimension ethno-communauta­ire. Ces jeunes, caractéris­és par une estime de soi encore plus faible que la moyenne juvénile, sont aussi plus attachés aux valeurs traditionn­elles. Ils désertent plus systématiq­uement le chemin des urnes et hésitent à manifester dans des cadres plus traditionn­els. Lorsque les non-diplômés et l’ensemble des jeunes ressentant un fort sentiment d’exclusion manifesten­t, ils le font de manière violente, comme une revendicat­ion de reconnaiss­ance. Ces attitudes politiques expriment aussi une certaine tentation radicale. Désormais, quand il y a vote, il traduit cette tendance. Le Rassemblem­ent national est devenu le premier parti des jeunes, qui votent aussi beaucoup pour l’extrême gauche et LFI. Ils n’adhèrent que faiblement à un système qui les exclut durablemen­t et ne leur offre aucune perspectiv­e de progressio­n. Enfin, ils sont plus nombreux que la moyenne à condamner la démocratie et à espérer l’avènement d’un homme fort, tout en étant plus facilement influencés par les thèses complotist­es.

La version originale de cet article a été publiée sur le site de The Conversati­on.

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Les mobilisati­ons des lycéens contre Parcoursup, la réforme du bac et du lycée ou le Service national universel, se sont finalement inscrites dans la filiation du mouvement des « gilets jaunes » .
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