La Tribune Hebdomadaire

À DAVOS, LA FIN D’UN MONDE

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Souvent critiqué comme le sommet des riches et de l’entre-soi, le forum économique mondial de Davos, qui s’est tenu cette semaine, est aussi, par sa dimension internatio­nale, un marqueur unique des tendances de l’époque. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la températur­e polaire qui s’est abattue sur la station des Grisons suisses est en phase avec le climat économique mondial. Rien à voir avec l’euphorie qui régnait l’an dernier. Juste à l’ouverture du sommet, Christine Lagarde, la présidente, française, du FMI, a affiché la couleur : « Une récession mondiale n’est pas au coin de la rue, mais le risque d’un recul plus prononcé de la croissance mondiale a augmenté » , a-t-elle indiqué en commentant la nouvelle révision à la baisse des prévisions de l’institutio­n. Résultat, un moral des patrons en chute libre, selon la traditionn­elle enquête de PwC auprès des CEO : 29 % des 1300 dirigeants de 91 pays interrogés anticipent un recul de la croissance mondiale en 2019, c’est six fois plus que début 2018. Seuls 42 % (contre 57 % l’an dernier) continuent d’espérer une améliorati­on. Le pessimisme règne dans toutes les régions du monde et les inquiétude­s sont multiples : en numéro un vient l’excès de réglementa­tion, en lien avec la montée du protection­nisme commercial, mais aussi la pénurie des talents. Selon PwC, sept des dix préoccupat­ions majeures ont un lien avec les politiques gouverneme­ntales (réglementa­tions, politique commercial­e, populisme), et « cela pousse les entreprise­s à consolider leurs positions plutôt que de chercher à conquérir de nouveaux territoire­s » . Coup de froid économique donc, coup de froid politique également. Pour la première fois depuis sa création en 1971 par le professeur Klaus Schwab, qui voulait en faire une plateforme de rencontres entre les politiques, les entreprise­s et la société civile, le World Economic Forum a été davantage commenté pour ses grands absents que pour ses présents. Donald Trump, le président américain, a annulé son voyage en raison de l’interminab­le shutdown de l’administra­tion américaine et a refusé la venue du secrétaire au Trésor, Steven Mnuchin. Seul le secrétaire d’État, Mike Pompeo, est intervenu, en vidéo depuis Washington, une bonne nouvelle pour le climat alors que plus de 1500 jets privés (200 de plus que l’an dernier, qui avait déjà affiché un record) ont servi à transporte­r en Suisse les happy few de la planète. Deuxième absent de marque, Xi Jinping, le président chinois, qui avait en 2017 vanté le libre-échange comme une forme de contrepied à la nouvelle stratégie américaine, a quand même délégué son viceprésid­ent avec une importante délégation chinoise, signe du basculemen­t du monde vers l’Est. Du côté européen, Theresa May, empêtrée dans l’impasse du Brexit, a décliné l’invitation, de même qu’Emmanuel Macron, le président français, qui a sans doute pensé que sa présence à Davos, ce temple du capitalism­e libéral et de la mondialisa­tion, était peu compatible avec sa tentative de renouer le dialogue avec les Français en pleine crise des « gilets jaunes ». On dit souvent que les absents ont toujours tort… Et de fait, à Davos, on n’a parlé que d’eux, et plutôt en mal. La rivalité entre les États-Unis et la Chine est au centre du jeu et l’on se préoccupe de la dégradatio­n rapide des relations entre les deux pays, à l’image de l’affaire Huawei, le groupe chinois de télécoms soupçonné d’être le cheval de Troie de l’espionnage chinois, mais très présent pourtant à Davos avec un espace sur la Promenade, la rue centrale, et la venue de son président, Liang Hua. L’absence de Trump, de May et de Macron résonne comme un signe supplément­aire du déclin du monde occidental, paralysé par l’essor des populismes et tenté par la fermeture des frontières, face à l’inexorable montée des pays émergents, Chine et Inde en tête, qui professent strictemen­t l’inverse, comme un retourneme­nt de l’histoire. Comme chaque année, mais plus encore pour cette édition, beaucoup prédisent que le monde de Davos touche à sa fin, que ce forum de la mondialisa­tion malheureus­e sera peut-être l’une des dernières éditions. Le 17 janvier, l’ancien chroniqueu­r du New York Times Anand Giridharad­as, qui est aussi l’auteur de The Winners Take All, appelait sur Bloomberg à « annuler Davos, la réunion de famille des gens qui ont cassé le monde » . L’enquête d’Oxfam selon laquelle 26 milliardai­res ont une fortune équivalent­e à ce que possède la moitié de la population mondiale – même si la méthodolog­ie est plus que critiquabl­e sur le fond – a mis l’accent sur une réalité : jamais, depuis l’orée des années 1930, le fossé entre les plus riches et les plus pauvres n’a été aussi grand. Comment s’étonner dans ces conditions de la montée de la révolte, qui n’est pas que celle des « gilets jaunes » en France, mais un phénomène mondial que les progrès technologi­ques risquent d’aggraver encore plus en creusant le fossé entre les travailleu­rs capables de s’y adapter et les autres. Comme un symbole de plus, le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, a fait le voyage à Davos pour plaider pour un capitalism­e à l’européenne, alors que le monde est « pris en tenaille entre une croissance qui ralentit et des inégalités de plus en plus insupporta­bles » . Le ministre a défendu sa taxe sur les géants du numérique (lire page 18), mais la France seule ne peut réguler un système qui a engendré des monopoles mondiaux. Pire, la taxe Le Maire risque de se retourner contre les champions français du numérique dont le développem­ent mondial risque d’être entravé par cette fiscalité sur le chiffre d’affaires. Mais au moins, la France, qui portera le même message au G7 dont elle assure cette année la présidence à Biarritz, pourra-t-elle dire qu’elle a tenté de faire quelque chose.

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