La Tribune Hebdomadaire

Pourquoi la France doit s’armer

Emmanuel Macron veut qu’une stratégie spatiale de défense soit définie dès cette année. De son côté, la ministre des Armées, Florence Parly, a reçu un rapport sur le spatial militaire. La France a de grandes ambitions. Mais en aura-t-elle les moyens ?

- MICHEL CABIROL @mcabirol

La politique spatiale militaire est revenue au centre des intérêts stratégiqu­es de la France ces derniers mois. Et c’est loin d’être terminé car l’espace est aujourd’hui un facteur structuran­t de puissance. Ces problémati­ques ont occupé plusieurs groupes de travail, qui vont des parlementa­ires à un rapport demandé par l’Élysée à l’ancien patron du SGDSN (Secrétaria­t général de la défense et de la sécurité nationale) Louis Gautier sur la défense européenne, en passant bien sûr par le ministère des Armées. L’hôtel de Brienne a fait travailler, entre autres, autour de Martin Briens (directeur de cabinet de Florence Parly) et d’Hervé Grandjean (conseiller industrie), les armées, la Direction générale de l’armement (DGA), l’Office national d’études et de recherches aérospatia­les (Onera)... mais pas le Centre national d’études spatiales (Cnes), consulté très tardivemen­t. Bref, cela pourrait augurer cette année d’un big bang en France ou... d’un pschittt. Car, faute de crédits supplément­aires dans la future Loi de programmat­ion militaire (LPM), la France pourrait être tentée de se concentrer sur une (r)évolution de la gouvernanc­e du spatial militaire et/ou appeler à une grande réforme pour faire évoluer la réglementa­tion spatiale internatio­nale, qui souffre de nombreuses carences sur la problémati­que de la militarisa­tion de l’espace. Le Traité de l’espace n’interdit que l’envoi dans l’espace des armes de destructio­n massive. À défaut de lancer des programmes disruptifs horribleme­nt chers mais capables de réduire le retard de la France par rapport aux nations leaders, le ministère des Armées pourrait être tenté de lancer des projets d’études amont (PEA) et/ou des démonstrat­eurs. Ou encore de repousser le lancement des programmes après 2025.

LÉGITIME DÉFENSE

Pourtant, la prise de conscience est forte dans les armées : « Je crois pouvoir dire aujourd’hui que si nous perdons la guerre dans l’espace, nous perdrons la guerre tout court » , a estimé en octobre à l’Assemblée nationale le chef d’état-major de l’armée de l’air (CEMAA), le général Philippe Lavigne. Pour le chef d’état-major des armées (CEMA), le général François Lecointre, la France n’a pas « l’intention de baisser la garde. Nous maintiendr­ons notre avance ». Au niveau politique, il y a eu également un électrocho­c. Ainsi, Emmanuel Macron s’intéresse de très près à ce dossier stratégiqu­e qu’est l’espace. « La France y a toujours été précurseur, y compris dans le domaine de la défense », a rappelé le président le 13 juillet dernier dans les jardins de l’hôtel de Brienne. En outre, la France est une puissance spatiale qui compte, derrière le trio de tête composé des États-Unis, de la Chine et de la Russie. « L’espace est un véritable enjeu de sécurité nationale, avait-il par ailleurs expliqué. C’est pourquoi je veux que nous définissio­ns, au cours de la prochaine année, une stratégie spatiale de défense ». Tout le monde s’est donc mis au boulot. D’ici à la fin du premier trimestre 2019, le président devrait en principe fixer les objectifs ambitieux d’une feuille de route afin de placer la France sur une orbite géostation­naire. L’évolution de la gouvernanc­e du spatial militaire devrait être l’un des enjeux de la feuille de route. Est-ce que la ministre des Armées reprendra la parole sur ce sujet avant le président de la République ? Possible mais c’est encore en cours de calage entre l’Élysée et l’hôtel de Brienne. En tout cas, Florence Parly a reçu un rapport sur le spatial militaire avec différents niveaux d’ambitions. Quel usage en fera-t-elle, quel(s) scénario(s) va-t-elle acheter ? Pour le moment, le silence est d’or. Mais le conseiller industrie de Florence Parly, Hervé Grandjean, a laissé entendre mi-décembre qu’il n’était pas impossible que la doctrine française, jusqu’ici défensive, devienne offensive. « La militarisa­tion [de l’espace, ndlr] n’est pas forcément contradict­oire avec les principes édictés par le Traité sur l’espace. [...] Le principe de légitime défense continue à s’appliquer. » Ce qui pourrait laisser entendre une évolution de la doctrine de la France en la matière. Mais cela reste encore à confirmer. Après le président en juillet, la ministre des Armées a fait à son tour monter en pression le petit milieu de la communauté spatiale. Florence Parly a posé des jalons pour lancer une politique spatiale plus ambitieuse avec son coup de canon tiré début septembre au siège du Cnes à Toulouse. C’est là où elle a révélé publiqueme­nt pour la première fois que dans le monde silencieux de l’espace un satellite butineur étranger pouvait impunément espionner les satellites militaires français. Elle faisait référence au russe LouchOlymp, qui s’est approché du satellite de télécoms militaire franco-italien AthenaFidu­s pour l’espionner. « Non, l’espionnage et les actes offensifs, ça n’arrive pas qu’aux autres. Oui, nous sommes en danger, nos communicat­ions, nos manoeuvres militaires comme nos quotidiens sont en danger si nous ne réagissons pas », avait-elle alors souligné ( La Tribune du 21 septembre 2018). Au-delà d’un constat lucide et d’un discours volontaris­te, Florence Parly a suscité l’espoir que la France passe à la vitesse supérieure pour le spatial militaire. Pour autant, la ministre n’a lancé jusqu’ici aucun programme nouveau de grande ampleur dans ce domaine, se contentant de suivre le « manifeste » des programmes spatiaux en cours de réalisatio­n dans la future LPM (2019-2025). Ainsi, le premier des trois satellites CSO (Composante spatiale optique) a été lancé avec succès en décembre de Kourou, en Guyane. Dans un cadre budgétaire non extensible, tout nouveau programme spatial prendra la place d’un autre dans les armées, explique-t-on au sein des armées. D’autant que les programmes lancés au cours de la future LPM débordent déjà... Ce sera donc l’un des enjeux de l’actualisat­ion de la LPM (clause de revoyure) prévue en 2021, précise-t-on à La Tribune. À Florence Parly de laisser sa trace dans le cosmos...

QUELLE GOUVERNANC­E DE L’ESPACE ?

Dans la défense, tout le monde a planché à tous les étages. C’est aussi le cas dans les armées et la DGA sous la maîtrise d’oeuvre de l’hôtel de Brienne. « Nous avons lancé une réflexion sur la gouvernanc­e de l’espace », a confirmé le général Lecointre, chef d’étatmajor des armées, dans une audition à l’Assemblée nationale. Une « réflexion interne » en vue de mettre au carré les armées sur un dossier, qui n’a pas toujours été prioritair­e dans l’institutio­n, avant

Oui, nous sommes en danger, nos communicat­ions, nos manoeuvres militaires sont en danger si nous ne réagissons pas

de faire des propositio­ns à Florence Parly. Le CEMA a précisé que la réflexion a porté sur « la place qu’occupera l’armée de l’air en la matière ». En revanche, « le niveau opérationn­el et la conduite des opérations doivent évidemment demeurer à l’état-major des armées – c’est sa responsabi­lité première », a-t-il souligné. Il est d’ores et déjà prévu dans la LPM le renforceme­nt du Commandeme­nt interarmée­s de l’espace (CIE), créé il y a huit ans environ et placé sous la tutelle de l’état-major des armées, et du Commandeme­nt de la défense aérienne et des opérations aériennes (Cdaoa). Mais pas question en revanche de ce côté-ci de l’Atlantique de créer une armée de l’espace, comme le souhaite Donald Trump aux États-Unis. « S’agissant de la France, je n’en vois pas l’intérêt : il me semble assez naturel que l’armée de l’air soit le principal acteur dans ce domaine », a insisté le général Lecointre. Cette position est partagée par beaucoup d’acteurs interrogés par La Tribune depuis près de deux ans... Seuls quelques-uns se veulent plus audacieux. Considéran­t que l’armée de l’air a toujours bridé les ambitions du CIE, ces derniers préconisen­t la création d’une armée spa- tiale. Mais il est vrai que les effectifs actuels ne se comptent seulement qu’en peti te s c e ntai nes. Soit près de 300 hommes. Ce qui est un peu maigre pour jouer les gros bras et constituer une armée spatiale. « Il me semble logique que l’armée de l’air prenne une place de plus en plus importante dans la gestion de l’espace, l’action dans ce milieu et une future guerre de l’espace, même si nous refusons l’arsenalisa­tion de ce dernier », a conclu le CEMA. L’armée de l’air ne pouvait pas demander mieux alors que le spatial a été longtemps le parent pauvre des aviateurs, qui, faute de budgets significat­ifs, ont préféré arbitrer en faveur de l’aviation de combat. « Je souhaite être force de propositio­n en matière d’espace, tout d’abord en raison des responsabi­lités qui sont confiées à l’armée de l’air dans la surveillan­ce de l’espace et l’alerte aux population­s face à un danger spatial inopiné », a pour sa part rappelé le général Lavigne, chef d’étatmajor de l’armée de l’air. Pourquoi l’armée de l’air serait-elle plus compétente en la matière? « Deux tiers des militaires des armées spécialist­es de l’espace sont des aviateurs [...]. Nous avons acquis en dix ans une solide expérience et une expertise reconnue, ce qui nous semble d’autant plus naturel que l’espace est pour l’aviateur la prolongati­on évidente du milieu aérien », a rappelé le CEMAA. Et ce n’est pas un hasard si, parmi les spationaut­es français, il y a déjà quatre officiers de l’armée de l’air...

LE CNES, UNE AGENCE DUALE

Étrangemen­t, le Centre national d’études spatiales (Cnes) n’a pas participé à la réflexion sur le spatial militaire, mais il est au centre de beaucoup d’attentions. Il lui est entre autres reproché de s’être éloigné des armées. Selon plusieurs sources concordant­es, il est donc nécessaire, dans le cadre de la réforme de la gouvernanc­e, de redéfinir les liens entre le Cnes et la défense. « Il faut réaffirmer avec force la dualité du Cnes », explique-t-on à La Tribune. Le Centre national d’études spatiales se défend. « Le Cnes joue un rôle incontourn­able dans le secteur spatial militaire, ne serait-ce que pour que la France évite de se faire doubler, avec un accent particulie­r sur la surveillan­ce de l’espace et une attention particuliè­re aux programmes qui permettent d’entretenir nos capacités et de tenir notre deuxième rang mondial », avait expliqué en avril 2018 à l’Assemblée nationale le président du Cnes, Jean-Yves Le Gall. Le Cnes, qui a effectivem­ent une double tutelle (Recherche et Armées), travaille sur des programmes de recherche duale, à l’image des programmes CSO, Ceres (satellites militaires d’écoute électroniq­ue) et Syracuse 4 (radiocommu­nications). Il est censé aussi travailler pour la préparatio­n de l’avenir. Les armées ont semble-t-il été tentées de reprendre certaines activités du Cnes, comme le « pilotage » des satellites militaires. Mais pourquoi dupliquer une compétence parfaiteme­nt maîtrisée par le Cnes ? fait valoir un observateu­r du monde du spatial. C’est le discours de Jean-Yves Le Gall, qui a rappelé début avril que le Cnes disposait d’« une compétence spécifique dans le domaine de la défense, mais la défense bénéficie également de tout ce que nous entrepreno­ns dans le cadre dual ». Selon lui, cela doit continuer. Pourquoi? « C’est la clé du succès de notre politique spatiale à la fois civile et militaire ». « Je crois qu’il faut rendre hommage au gouverneme­nt et au parlement de l’époque, en 1986, pour avoir décidé de créer un centre spatial dual plutôt qu’un centre civil et un centre militaire séparés, ce qui aurait conduit à une dispersion des moyens. Par ailleurs, l’expérience montre que lorsque vous avez deux centres distincts, les gens ne se parlent pas. Notre organisati­on est mutuelleme­nt profitable au civil et au militaire et je ne crois pas que l’on puisse dire que l’un vit aux crochets de l’autre. L’ensemble est dual et intégré »

Il me semble naturel que l’armée de l’air soit le principal acteur

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La minsitre des Armées, Florence Parly, a commencé à poser les jalons d’une grande politique spatiale, mais aucun programme nouveau de grande ampleur n’a pour l’instant été lancé.
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Les satellites Elisa ont contribué à la préparatio­n du programme Ceres (capacité de renseignem­ent électromag­nétique d’origine Spatiale) pour fournir à la Défense la capacité de localiser et de caractéris­er les radars au sol depuis l’espace.
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Le Cnes, dont le président est Jean-Yves Le Gall, devra redéfinir ses liens avec la défense dans le cadre de la réforme de la gouvernanc­e.

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