Pourquoi la France doit s’armer
Emmanuel Macron veut qu’une stratégie spatiale de défense soit définie dès cette année. De son côté, la ministre des Armées, Florence Parly, a reçu un rapport sur le spatial militaire. La France a de grandes ambitions. Mais en aura-t-elle les moyens ?
La politique spatiale militaire est revenue au centre des intérêts stratégiques de la France ces derniers mois. Et c’est loin d’être terminé car l’espace est aujourd’hui un facteur structurant de puissance. Ces problématiques ont occupé plusieurs groupes de travail, qui vont des parlementaires à un rapport demandé par l’Élysée à l’ancien patron du SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) Louis Gautier sur la défense européenne, en passant bien sûr par le ministère des Armées. L’hôtel de Brienne a fait travailler, entre autres, autour de Martin Briens (directeur de cabinet de Florence Parly) et d’Hervé Grandjean (conseiller industrie), les armées, la Direction générale de l’armement (DGA), l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera)... mais pas le Centre national d’études spatiales (Cnes), consulté très tardivement. Bref, cela pourrait augurer cette année d’un big bang en France ou... d’un pschittt. Car, faute de crédits supplémentaires dans la future Loi de programmation militaire (LPM), la France pourrait être tentée de se concentrer sur une (r)évolution de la gouvernance du spatial militaire et/ou appeler à une grande réforme pour faire évoluer la réglementation spatiale internationale, qui souffre de nombreuses carences sur la problématique de la militarisation de l’espace. Le Traité de l’espace n’interdit que l’envoi dans l’espace des armes de destruction massive. À défaut de lancer des programmes disruptifs horriblement chers mais capables de réduire le retard de la France par rapport aux nations leaders, le ministère des Armées pourrait être tenté de lancer des projets d’études amont (PEA) et/ou des démonstrateurs. Ou encore de repousser le lancement des programmes après 2025.
LÉGITIME DÉFENSE
Pourtant, la prise de conscience est forte dans les armées : « Je crois pouvoir dire aujourd’hui que si nous perdons la guerre dans l’espace, nous perdrons la guerre tout court » , a estimé en octobre à l’Assemblée nationale le chef d’état-major de l’armée de l’air (CEMAA), le général Philippe Lavigne. Pour le chef d’état-major des armées (CEMA), le général François Lecointre, la France n’a pas « l’intention de baisser la garde. Nous maintiendrons notre avance ». Au niveau politique, il y a eu également un électrochoc. Ainsi, Emmanuel Macron s’intéresse de très près à ce dossier stratégique qu’est l’espace. « La France y a toujours été précurseur, y compris dans le domaine de la défense », a rappelé le président le 13 juillet dernier dans les jardins de l’hôtel de Brienne. En outre, la France est une puissance spatiale qui compte, derrière le trio de tête composé des États-Unis, de la Chine et de la Russie. « L’espace est un véritable enjeu de sécurité nationale, avait-il par ailleurs expliqué. C’est pourquoi je veux que nous définissions, au cours de la prochaine année, une stratégie spatiale de défense ». Tout le monde s’est donc mis au boulot. D’ici à la fin du premier trimestre 2019, le président devrait en principe fixer les objectifs ambitieux d’une feuille de route afin de placer la France sur une orbite géostationnaire. L’évolution de la gouvernance du spatial militaire devrait être l’un des enjeux de la feuille de route. Est-ce que la ministre des Armées reprendra la parole sur ce sujet avant le président de la République ? Possible mais c’est encore en cours de calage entre l’Élysée et l’hôtel de Brienne. En tout cas, Florence Parly a reçu un rapport sur le spatial militaire avec différents niveaux d’ambitions. Quel usage en fera-t-elle, quel(s) scénario(s) va-t-elle acheter ? Pour le moment, le silence est d’or. Mais le conseiller industrie de Florence Parly, Hervé Grandjean, a laissé entendre mi-décembre qu’il n’était pas impossible que la doctrine française, jusqu’ici défensive, devienne offensive. « La militarisation [de l’espace, ndlr] n’est pas forcément contradictoire avec les principes édictés par le Traité sur l’espace. [...] Le principe de légitime défense continue à s’appliquer. » Ce qui pourrait laisser entendre une évolution de la doctrine de la France en la matière. Mais cela reste encore à confirmer. Après le président en juillet, la ministre des Armées a fait à son tour monter en pression le petit milieu de la communauté spatiale. Florence Parly a posé des jalons pour lancer une politique spatiale plus ambitieuse avec son coup de canon tiré début septembre au siège du Cnes à Toulouse. C’est là où elle a révélé publiquement pour la première fois que dans le monde silencieux de l’espace un satellite butineur étranger pouvait impunément espionner les satellites militaires français. Elle faisait référence au russe LouchOlymp, qui s’est approché du satellite de télécoms militaire franco-italien AthenaFidus pour l’espionner. « Non, l’espionnage et les actes offensifs, ça n’arrive pas qu’aux autres. Oui, nous sommes en danger, nos communications, nos manoeuvres militaires comme nos quotidiens sont en danger si nous ne réagissons pas », avait-elle alors souligné ( La Tribune du 21 septembre 2018). Au-delà d’un constat lucide et d’un discours volontariste, Florence Parly a suscité l’espoir que la France passe à la vitesse supérieure pour le spatial militaire. Pour autant, la ministre n’a lancé jusqu’ici aucun programme nouveau de grande ampleur dans ce domaine, se contentant de suivre le « manifeste » des programmes spatiaux en cours de réalisation dans la future LPM (2019-2025). Ainsi, le premier des trois satellites CSO (Composante spatiale optique) a été lancé avec succès en décembre de Kourou, en Guyane. Dans un cadre budgétaire non extensible, tout nouveau programme spatial prendra la place d’un autre dans les armées, explique-t-on au sein des armées. D’autant que les programmes lancés au cours de la future LPM débordent déjà... Ce sera donc l’un des enjeux de l’actualisation de la LPM (clause de revoyure) prévue en 2021, précise-t-on à La Tribune. À Florence Parly de laisser sa trace dans le cosmos...
QUELLE GOUVERNANCE DE L’ESPACE ?
Dans la défense, tout le monde a planché à tous les étages. C’est aussi le cas dans les armées et la DGA sous la maîtrise d’oeuvre de l’hôtel de Brienne. « Nous avons lancé une réflexion sur la gouvernance de l’espace », a confirmé le général Lecointre, chef d’étatmajor des armées, dans une audition à l’Assemblée nationale. Une « réflexion interne » en vue de mettre au carré les armées sur un dossier, qui n’a pas toujours été prioritaire dans l’institution, avant
Oui, nous sommes en danger, nos communications, nos manoeuvres militaires sont en danger si nous ne réagissons pas
de faire des propositions à Florence Parly. Le CEMA a précisé que la réflexion a porté sur « la place qu’occupera l’armée de l’air en la matière ». En revanche, « le niveau opérationnel et la conduite des opérations doivent évidemment demeurer à l’état-major des armées – c’est sa responsabilité première », a-t-il souligné. Il est d’ores et déjà prévu dans la LPM le renforcement du Commandement interarmées de l’espace (CIE), créé il y a huit ans environ et placé sous la tutelle de l’état-major des armées, et du Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (Cdaoa). Mais pas question en revanche de ce côté-ci de l’Atlantique de créer une armée de l’espace, comme le souhaite Donald Trump aux États-Unis. « S’agissant de la France, je n’en vois pas l’intérêt : il me semble assez naturel que l’armée de l’air soit le principal acteur dans ce domaine », a insisté le général Lecointre. Cette position est partagée par beaucoup d’acteurs interrogés par La Tribune depuis près de deux ans... Seuls quelques-uns se veulent plus audacieux. Considérant que l’armée de l’air a toujours bridé les ambitions du CIE, ces derniers préconisent la création d’une armée spa- tiale. Mais il est vrai que les effectifs actuels ne se comptent seulement qu’en peti te s c e ntai nes. Soit près de 300 hommes. Ce qui est un peu maigre pour jouer les gros bras et constituer une armée spatiale. « Il me semble logique que l’armée de l’air prenne une place de plus en plus importante dans la gestion de l’espace, l’action dans ce milieu et une future guerre de l’espace, même si nous refusons l’arsenalisation de ce dernier », a conclu le CEMA. L’armée de l’air ne pouvait pas demander mieux alors que le spatial a été longtemps le parent pauvre des aviateurs, qui, faute de budgets significatifs, ont préféré arbitrer en faveur de l’aviation de combat. « Je souhaite être force de proposition en matière d’espace, tout d’abord en raison des responsabilités qui sont confiées à l’armée de l’air dans la surveillance de l’espace et l’alerte aux populations face à un danger spatial inopiné », a pour sa part rappelé le général Lavigne, chef d’étatmajor de l’armée de l’air. Pourquoi l’armée de l’air serait-elle plus compétente en la matière? « Deux tiers des militaires des armées spécialistes de l’espace sont des aviateurs [...]. Nous avons acquis en dix ans une solide expérience et une expertise reconnue, ce qui nous semble d’autant plus naturel que l’espace est pour l’aviateur la prolongation évidente du milieu aérien », a rappelé le CEMAA. Et ce n’est pas un hasard si, parmi les spationautes français, il y a déjà quatre officiers de l’armée de l’air...
LE CNES, UNE AGENCE DUALE
Étrangement, le Centre national d’études spatiales (Cnes) n’a pas participé à la réflexion sur le spatial militaire, mais il est au centre de beaucoup d’attentions. Il lui est entre autres reproché de s’être éloigné des armées. Selon plusieurs sources concordantes, il est donc nécessaire, dans le cadre de la réforme de la gouvernance, de redéfinir les liens entre le Cnes et la défense. « Il faut réaffirmer avec force la dualité du Cnes », explique-t-on à La Tribune. Le Centre national d’études spatiales se défend. « Le Cnes joue un rôle incontournable dans le secteur spatial militaire, ne serait-ce que pour que la France évite de se faire doubler, avec un accent particulier sur la surveillance de l’espace et une attention particulière aux programmes qui permettent d’entretenir nos capacités et de tenir notre deuxième rang mondial », avait expliqué en avril 2018 à l’Assemblée nationale le président du Cnes, Jean-Yves Le Gall. Le Cnes, qui a effectivement une double tutelle (Recherche et Armées), travaille sur des programmes de recherche duale, à l’image des programmes CSO, Ceres (satellites militaires d’écoute électronique) et Syracuse 4 (radiocommunications). Il est censé aussi travailler pour la préparation de l’avenir. Les armées ont semble-t-il été tentées de reprendre certaines activités du Cnes, comme le « pilotage » des satellites militaires. Mais pourquoi dupliquer une compétence parfaitement maîtrisée par le Cnes ? fait valoir un observateur du monde du spatial. C’est le discours de Jean-Yves Le Gall, qui a rappelé début avril que le Cnes disposait d’« une compétence spécifique dans le domaine de la défense, mais la défense bénéficie également de tout ce que nous entreprenons dans le cadre dual ». Selon lui, cela doit continuer. Pourquoi? « C’est la clé du succès de notre politique spatiale à la fois civile et militaire ». « Je crois qu’il faut rendre hommage au gouvernement et au parlement de l’époque, en 1986, pour avoir décidé de créer un centre spatial dual plutôt qu’un centre civil et un centre militaire séparés, ce qui aurait conduit à une dispersion des moyens. Par ailleurs, l’expérience montre que lorsque vous avez deux centres distincts, les gens ne se parlent pas. Notre organisation est mutuellement profitable au civil et au militaire et je ne crois pas que l’on puisse dire que l’un vit aux crochets de l’autre. L’ensemble est dual et intégré »
Il me semble naturel que l’armée de l’air soit le principal acteur