La Tribune Hebdomadaire

La « taxe Gafa » de Le Maire, coup d’épée dans l’eau ou coup de poker ?

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, vient d’annoncer un projet de loi pour taxer les champions du numérique à hauteur de 3 % minimum de leur chiffre d’affaires en France. Un repli stratégiqu­e face au blocage des négociatio­ns en Europe, pour une loi

- SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d Lire aussi sur latribune.fr « Taxer les Gafa, une galère partout dans le monde »

Puisque l’Europe tarde à agir, alors la France prend les devants. Conforméme­nt aux « menaces » qu’il profère sur tous les plateaux télé depuis quelques mois, Bruno Le Maire a annoncé dimanche 20 janvier dans les colonnes du JDD la mise en place prochaine de sa taxe sur le chiffre d’affaires des entreprise­s du numérique. Surnommée de manière imprécise « taxe Gafa », la mesure vise en priorité les géants comme Google, Apple, Facebook et Amazon. Et pour cause : grâce aux techniques d’optimisati­on fiscale, les champions de la nouvelle économie ne paient que 9 % d’impôt en France, contre 23 % en moyenne ( La Tribune du 14 septembre 2018). « Une question de justice et d’efficacité » et « un enjeu majeur du xxie siècle » d’après Bruno Le Maire. Si les géants du Net sont bien les premiers visés, la future taxe Le Maire s’appliquera en réalité à « toute entreprise proposant des services numériques » dont le chiffre d’affaires « dépasse 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros en France » . Autrement dit, il ne s’agit pas d’une taxe sur les Gafa, mais sur les entreprise­s du numérique en général, y compris françaises et européenne­s.

GARE AUX EFFETS DE SEUIL

« Il est juridiquem­ent impossible de créer une loi qui ne s’appliquera­it qu’aux acteurs étrangers non européens. D’où l’importance des effets de seuil, pour que sa portée soit globale mais qu’elle ne touche en réalité qu’un nombre restreint d’entreprise­s », précise Guillaume Glon, avocat associé chez PwC Société d’Avocats, spécialisé dans la fiscalité internatio­nale. La future loi, qui s’inspire du projet francoalle­mand présenté en décembre, devrait

viser les entreprise­s du secteur de la publicité en ligne, celles qui vendent des données à des tiers, et celles qui pratiquent l’intermédia­tion, c’est-à-dire les places de marché comme Amazon. D’après un rapport de la députée Bénédicte Peyrol (LRM), le texte européen, s’il voit le jour, concernera « entre 120 et 150 entreprise­s dans le monde, dont environ 50 % américaine­s, 30 % européenne­s, le reste étant surtout l’Asie, notamment la Chine ». Sa version française devrait donc toucher les mêmes cibles. Parmi elles, moins de dix entreprise­s françaises pourraient être concernées, a confié à La Tribune une source d’une fédération profession­nelle du numérique. Des acteurs comme Criteo, SoLocal, Cdiscount ou encore Le Bon Coin font partie des champions français qui dépassent les seuils fixés par le gouverneme­nt. « Il est clair que, face à l’initiative britanniqu­e qui met en oeuvre sa propre taxe et à la pression croissante de l’opinion publique ces dernières semaines, le gouverneme­nt devait apporter une réponse. Pour autant, cette taxe sur les chiffres d’affaires comporte de nombreuses imperfecti­ons et affecte certains acteurs français », regrette Loïc Rivière, le délégué général de Tech In France, qui fédère la plupart des acteurs du numérique exerçant des activités en France. De son côté, l’Associatio­n des services Internet communauta­ires (Asic) fustige une « taxe idéologiqu­e » qui « risque de handicaper les acteurs français dans leur croissance. Le signal envoyé est : “face aux géants du numérique, restez des nains!” Le gouverneme­nt va handicaper fortement les sociétés qui n’auront pas toute la capacité d’absorber du jour au lendemain une taxe de 5 % sur leur chiffre d’affaires lors du franchisse­ment des seuils. Le gouverneme­nt oublie aussi que toutes les entreprise­s du numérique ne sont pas profitable­s. La taxe sur le chiffre d’affaires est la solution la plus simple, mais avec un effet très dangereux sur la capacité de ces entreprise­s à recruter, à innover et à se développer » , déplore l’associatio­n.

500 MILLIONS D’EUROS, VRAIMENT ?

D’après Bruno Le Maire, la taxe Gafa vise à compenser la faible imposition des géants du numérique. « ll n’est pas acceptable que ceux qui font le plus de profits, les Gafa, paient 14 points d’impôt de moins que n’importe quelle PME, comme la boulangeri­e ou la librairie du coin », avait déclaré le ministre de l’Économie en décembre. Effectivem­ent, malgré un chiffre d’affaires en France de 325 millions d’euros pour Google, 790 millions pour Apple, 55,9 millions pour Facebook et 380 millions d’euros pour Amazon en 2017, les fameux Gafa n’ont payé respective­ment que 14,1 millions, 19,1 millions, 1,9 million et 8 millions d’euros au fisc français, au titre de l’impôt sur les bénéfices, d’après BFMTV. En taxant leur chiffre d’affaires entre 3 % et 5 % en fonction du volume de chiffre d’affaires, la France espère ainsi rétablir un peu de justice fiscale par rapport aux entreprise­s moins favorisées par la structure actuelle de l’impôt. Pour la majorité présidenti­elle, il s’agit aussi de trouver de nouvelles sources de revenus pour financer les mesures sociales annoncées pour calmer le mouvement des « gilets jaunes », qui se chiffrent à 10 milliards d’euros. Mais 500 millions d’euros sur 10 milliards, cela revient à 5 %, donc un impact minime sur les finances de l’État. La taxe Gafa entre presque dans la catégorie des taxes «à faible rendement » (qui rapportent moins de 150 millions d’euros par an)… dont 17 (sur 192) ont carrément été supprimées par le gouverneme­nt l’an dernier, pour simplifier le millefeuil­le fiscal. De plus, il n’est pas acquis que l’État récupère effectivem­ent 500 millions d’euros. Pour l’Asic, « sur la base du périmètre donné, le rendement de la taxe ne pourra en aucune manière atteindre le chiffre de 500 millions d’euros ». D’après l’organisati­on, le chiffre d’affaires des places de marché, des brokers – les vendeurs de données – et des investisse­ments publicitai­res en ligne représente au maximum 6 milliards d’euros, « et ce sans tenir compte des effets de seuil » qui soustraien­t certains de ces acteurs à la mesure. « Sur la base d’une taxe de 3 %, le rendement s’établirait à 180 millions d’euros par an, jusqu’à 300 millions sur la base de 5 % » , affirme l’Asic.

UN CALENDRIER FLOU

Qu’il s’agisse de 180, de 300, voire de 500 millions d’euros : quand la France verra-t-elle la couleur de cet argent? À l’automne dernier, Bruno Le Maire avait déjà promis que l’Hexagone taxerait les géants du Net « dès le 1er janvier 2019 ». Raté, puisque rien ne permet actuelleme­nt de collecter cet impôt. Cette fois, le ministre de l’Économie s’engage à faire payer les Gafa cette année : le projet de loi sera présenté « d’ici à la fin février » devant le Conseil des ministres, pour une « adoption rapide » par l’Assemblée nationale. En réalité, ce n’est pas si simple. Le dépôt du projet de loi devant le Conseil des ministres doit s’accompagne­r d’une étude d’impact, qu’il va donc falloir très vite rédiger. Ensuite, il faudra respecter le temps – long et fastidieux – du travail législatif : commission parlementa­ire, rapport, amendement­s, vote de la première assemblée ; examen, amendement­s et vote de la deuxième assemblée ; navette parlementa­ire ; promulgati­on par le président de la République, publicatio­n au Journal officiel. Et encore, uniquement si tout se passe comme prévu, car, en cas de désaccord entre les deux chambres ou de saisine du Conseil constituti­onnel, le vote de la loi peut devenir un chemin de croix. « Le gouverneme­nt sait accélérer le processus quand les enjeux sont importants, relativise une source consultée par Bercy sur le dossier. C’est le cas parce que, depuis la crise des “gilets jaunes”, la taxation des Gafa est devenue l’un des symboles de l’injustice fiscale et donc une revendicat­ion sociale forte. Il y a une urgence politique à taxer les Gafa en France. » C’est donc aussi parce qu’il sait que la loi ne pourra vraisembla­blement pas être adoptée avant la fin du premier semestre 2019 que Bruno Le Maire a annoncé la rétroactiv­ité de la taxe au 1er janvier 2019. UNE RÉACTION À L’IMPASSE EUROPÉENNE Enfin, si Bruno Le Maire se dit confiant sur le succès d’un accord européen d’ici à la fin du mois de mars pour taxer les Gafa, sur la base de la propositio­n de directive faite par la France et l’Allemagne en décembre, rien n’est moins sûr. Rappelons qu’à l’automne dernier, le ministre de l’Économie avait laissé jusqu’à la fin de l’année 2018, « dernier délai », aux pays européens pour se mettre d’accord... En réalité, malgré les coups de sang de Bruno Le Maire par voie de presse ou à Bruxelles, les positions des pays européens ont peu bougé ces derniers mois. La France a même dû faire quelques concession­s pour conserver le soutien de l’Allemagne... De leur côté, les opposants à la taxe, notamment l’Irlande, le Luxembourg, le Danemark et la Suède, n’ont pour l’instant fait aucun pas de côté, et pour cause : une telle taxe ne les arrangerai­t pas du tout. Grâce à son paradis fiscal, pilier de son économie, l’Irlande attire les sièges sociaux européens de la plupart des géants de la tech et les milliers d’emplois qui vont avec. Quant aux pays nordiques, ils estiment qu’une taxe sur le chiffre d’affaires ne leur rapportera­it pas grand-chose étant donné la petitesse de leur marché domestique. Sans compter la crainte des rétorsions sur les champions européens, notamment de la part de Donald Trump, qui a déjà prouvé son goût pour les bras de fer et son peu de scrupules à déclencher la guerre commercial­e vis-à-vis de la Chine. Dans ce contexte, imposer une loi en France pourrait relancer les discussion­s en Europe, voire influencer l’OCDE, qui demeure l’échelon le plus adéquat pour réformer la fiscalité internatio­nale. C’est l’espoir de Bruno Le Maire, et, aussi, des spécialist­es du sujet. « Nous espérons que la taxe accélérera les négociatio­ns multilatér­ales qui pourraient déboucher sur une remise à plat de l’impôt sur les sociétés des multinatio­nales, à la fois plus équitable et reflétant la création de valeur à l’ère numérique » , indique à La Tribune la fédération profession­nelle Tech In France. D’après plusieurs sources, les Gafa euxmêmes, notamment Google et Facebook, considérer­aient la taxation de leurs revenus comme inévitable et seraient prêts à céder maintenant pour éviter plus tard une addition encore plus salée. D’autant plus que d’autres pays, tels le Royaume-Uni pourtant très libéral, l’Autriche ou l’Espagne, agissent également dans ce sens. « Par son impact limité sur les recettes de l’État et les effets de seuil, l’annonce d’une taxe sur les géants du numérique est surtout symbolique, résume Guillaume Glon, de PwC Société d’Avocats. C’est un message politique à double portée. Le premier répond à la pression populaire des “gilets jaunes” en s’attaquant aux entreprise­s qui dominent l’économie. Le deuxième vise à peser davantage sur les discussion­s au niveau européen. » Reste à savoir si cette stratégie portera ses fruits ou si la complexité du dossier sur le plan politique aura raison de la volonté d’harmonisat­ion fiscale européenne.

Les Gafa paient 14 points d’impôt de moins que la boulangeri­e du coin

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À l’automne dernier, le ministre de l’Économie avait laissé jusqu’à la fin de l’année 2018, « dernier délai » , aux pays européens pour se mettre d’accord...

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