La Tribune Hebdomadaire

Livre Les Lumières, un héritage à faire prospérer

Dans « La Part d’ange en nous », le psychologu­e américain Steven Pinker montrait que le monde dans lequel nous vivons était le moins violent de l’histoire humaine. Dans « Le Triomphe des Lumières » (éd. Les Arènes), il approfondi­t son analyse mais s’inter

- ROBERT JULES @rajules

La publicatio­n en 2017 de la traduction de son best-seller internatio­nal, La Part d’ange en nous (éd. les Arènes), a fait connaître Steven Pinker à un large public français. Ce psychologu­e évolutionn­iste, qui enseigne à Harvard, y montrait, chiffres à l’appui, que le monde dans lequel nous vivons est le moins violent de l’histoire de l’humanité. Cela lui valut un grand nombre de critiques. Le Triomphe des Lumières (éd. les Arènes), son nouvel ouvrage, est en quelque sorte une réponse à ses détracteur­s. Pinker élargit son propos à l’espérance de vie, la santé, la nourriture, la richesse, les inégalités, l’environnem­ent, la sécurité, la démocratie, le savoir... montrant que, au regard de chacun de ces critères, la situation s’est considérab­lement améliorée au cours des dernières décennies, et que cette tendance se poursuit. Steven Pinker fournit un nombre impression­nant de données pour montrer que le progrès scientifiq­ue a considérab­lement augmenté notre bien-être. Ainsi, le monde est 100 fois plus riche qu’il y a deux cents ans, et la distributi­on de la richesse est bien meilleure qu’à l’époque ; le nombre annuel de morts dues aux guerres est inférieur d’un quart à celui qu’il était il y a à peine plus de trente ans ; au cours du xxe siècle, la probabilit­é pour un Américain de mourir dans un accident de voiture a baissé de 96 %! De même, les principes politiques issus des Lumières, comme l’universali­té des droits de l’homme, la démocratie, qui ne repose pas sur la force mais sur l’adhésion à l’État de droit, se sont largement répandues à travers la planète.

PROGRESSOP­HOBIE

Le livre veut aussi justifier « pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme » (sous-titre). Rappelant la célèbre injonction d’Emmanuel Kant, dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) Steven Pinker nous dit : « Aie le courage de te servir de ton entendemen­t ! » car au coeur des Lumières réside la conviction que « c’est en comprenant le monde que nous pouvons améliorer la condition humaine. » En effet, contrairem­ent aux idéologies, qui sont répétitive­s, le progrès scientifiq­ue est cumulatif et se partage par l’échange, le commerce, l’éducation. Et s’il rend les pays riches plus riches, il rend aussi les pays pauvres moins pauvres. Dès lors, comment expliquer la réticence, très répandue, à reconnaîtr­e que la vie humaine s’améliore globalemen­t pour un nombre croissant d’individus ? Une des causes avancées par Steven Pinker est l’informatio­n. Les médias tendent à sélectionn­er plutôt les mauvaises nouvelles que les bonnes (selon la fameuse formule « On ne parle pas d’un train qui arrive à l’heure »), ce qui conduit à penser que le monde va de plus en plus mal. Cette tendance a été amplifiée ces dernières années par les réseaux sociaux, où prolifèren­t les fake news [fausses nouvelles, ndlr], les rumeurs et les doutes, le tout alimentant les théories du complot. Une autre cause, plus subtile, est la « progressop­hobie ». Ce néologisme caractéris­e « les intellectu­els qui se disent progressis­tes mais détestent le progrès », tout en « ne détestant pas les fruits du progrès », ironise le psychologu­e. Cette méfiance se manifeste par exemple dans le rejet unilatéral des OGM ou une méfiance croissante à l’égard des vaccins, deux exemples de progrès scientifiq­ues critiqués au nom d’une nature idéalisée. Ainsi, si vous pensez que « la connaissan­ce peut aider à résoudre des problèmes », ces « intellectu­els progressis­tes » verront en vous un « optimiste naïf », un « libéral », qui adopte le point de vue du capitalism­e américain et de sa version moderne: « l’idéologie corporate de la Silicon Valley ». Vous incarnez, à leurs yeux, Pangloss, ce personnage moqué dans Candide, de Voltaire, pour qui « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Or, pour Pinker, Pangloss est en réalité un « pessimiste » contrairem­ent à « l’optimiste moderne [qui] est persuadé, lui, que le monde pourrait aller bien mieux ». Cette distinctio­n est importante car les Lumières mettent l’humanisme au coeur de leur philosophi­e, se distinguan­t d’un discours qui ne jure que par l’innovation, que l’on retrouve par exemple chez les tenants d’un transhuman­isme, pour qui le progrès est une « croyance quasi-religieuse », un « mythe ».

LUTTER CONTRE LES PRÉJUGÉS

Pinker loue davantage l’action des êtres humains qui ont amélioré réellement tout au long de l’histoire nos conditions de vie, ce qui nous a permis d’évoluer d’un état de survie à un état de bien-être. Car, dans un monde soumis à l’entropie et au désordre, « les rues ne sont pas pavées de pâtisserie­s, et les poissons n’atterrisse­nt pas tout cuits dans nos assiettes », moque Pinker. De fait, « la pauvreté n’a pas de causes. C’est la richesse qui a des causes », comme le dit l’économiste Peter Bauer. Les progressep­hobes, nouveaux malthusien­s, partent en effet du postulat qu’il existe un seul gâteau, fixe, à se répartir entre tous, ce qui nous pousse à lutter les uns contre les autres pour s’approprier la plus grande part. Or, « un des legs des Lumières est la prise de conscience que les richesses sont créées principale­ment par la connaissan­ce et la coopératio­n », rappelle Pinker. Si Pinker reconnaît le dynamisme du capitalism­e, le plus important reste à ses yeux l’apparition d’institutio­ns reposant sur la liberté et les droits de l’individu, quel qu’il soit, la justice, les contre-pouvoirs... Or, il s’agit là aussi de l’héritage précieux des Lumières, la science ayant permis de lutter contre les préjugés, et l’humanisme universel contre le repli tribal ou nationalis­te.

LE PROGRÈS PEUT ÊTRE DANGEREUX

Ce débat n’est pas nouveau, il est né avec les Lumières. Jean-Jacques Rousseau moquait déjà l’abstractio­n du cosmopolit­isme universali­ste des Lumières, représenté en particulie­r par Voltaire. « Ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennen­t qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres », ironisait Rousseau. Pour Steven Pinker, le progrès peut être dangereux, répressif et régressif, comme sa version issue du « modernisme autoritair­e », caractéris­tique du xxe siècle, « visant à remanier la société au bon vouloir des technocrat­es et des planificat­eurs ». Mais elle ne doit pas être confondue avec celui de l’esprit des Lumières, où il ne s’agit pas de « façonner la nature humaine » mais d’améliorer le bien-être des individus en suivant la raison, « en se concentran­t sur les institutio­ns », ces systèmes institués par les hommes que sont « les gouverneme­nts, les lois, les écoles, les marchés et les organismes internatio­naux ». Paradoxale­ment, Pinker et ceux que l’on nomme les « nouveaux optimistes » sont loin d’être des béats naïfs, ils sont au contraire pessimiste­s. C’est ce qui les incite à écrire leurs livres, pour montrer que si le monde va réellement mieux, il reste extrêmemen­t fragile, et doit être défendu. En cela, le livre de Pinker est bien un livre de combat.

Les richesses sont créées principale­ment par la connaissan­ce et la coopératio­n

 ??  ?? Steven Pinker, qui enseigne Harvard, fournit un nombre impression­nant de données montrant que la condition humaine s’améliore.
Steven Pinker, qui enseigne Harvard, fournit un nombre impression­nant de données montrant que la condition humaine s’améliore.

Newspapers in French

Newspapers from France