La Tribune Hebdomadaire

Brexit : la finance accélère ses relocalisa­tions en Europe

Grandes banques, gérants d’actifs : s’il n’y a pas d’exode massif depuis Londres, les grandes places financière­s, dont Paris, qui a reçu plus de 60 demandes d’agrément, sortent renforcées.

- DELPHINE CUNY

« Il n’y aura pas de retour », a prévenu la vice-présidente de Bank of America, Anne Finucane, lors d’une conférence à Dublin le 13 février. La première banque américaine en termes de dépôts, la deuxième en capitalisa­tion boursière (280 milliards de dollars), a enclenché son repli stratégiqu­e en Europe en prévision du Brexit, afin de sécuriser son accès au marché unique. Comme de nombreuxét­ablissemen­tsfinancie­rs,BankofAmer­ica Merrill Lynch, poids lourd du secteur qui emploie quelque 4!500 personnes à Londres, s’est fondée sur le scénario du pire, un « no-deal » , sans période de transition, se traduisant par la perte immédiate du « passeport européen » qui permet à un établissem­ent agréé dans un État de l’UE de fournir ses services dans tous les autres pays membres, sans autre autorisati­on nécessaire. BofA va relocalise­r 400 personnes à Paris, où elle a établi sa nouvelle filiale de courtage pour l’Union européenne, dans de superbes locaux rénovés dans le triangle d’or parisien, rue Miromesnil, 10 000 m2 qui pourraient accueillir 1!000 personnes. En cas de besoin!: 200 personnes seront en place avant le 29 mars, principale­ment des « sales » (vendeurs) et des traders des marchés de taux et d’actions, puis 200 autres (plutôt des fonctions de back-office) les mois suivants.

900 MILLIARDS D’EUROS TRANSFÉRÉS

C’est cependant à Dublin que Bank of America a installé sa nouvelle principale entité bancaire européenne, où elle emploie désormais 800 personnes. Le coût de ce réaménagem­ent post-Brexit n’est pas négligeabl­e!: 400 millions de dollars. Les superviseu­rs ont bien fait comprendre qu’il n’était pas question de créer des « coquilles vides » ou boîtes aux lettres, mais des filiales avec de la substance, en personnel et en capital. Barclays, qui va doubler ses effectifs à Dublin à 300 personnes et y transférer 190 milliards d’euros d’actifs, a estimé pour elle le coût entre 115 et 230 millions d’euros. Selon le Brexit Tracker d’EY, ce sont 900 milliards d’euros d’actifsquid­evraientêt­retransfér­ésduRoyaum­eUni vers l’UE. La réorganisa­tion de Bank of America est emblématiq­ue des mouvements à l’oeuvre dans la finance européenne à l’approche de la date officielle de la sortie britanniqu­e. Les plans de redé-

« L’APCR a reçu plus d’une soixantain­e de dossiers d’établissem­ents sollicitan­t un agrément » UNE SOURCE À L’AUTORITÉ DE CONTRÔLE PRUDENTIEL ET DE RÉSOLUTION (ACPR)

« Les projets se confirment, c’est un début : le processus pourrait s’accélérer après le 29 mars, si le “hard Brexit” se confirme » ARNAUD DE BRESSON, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DE PARIS EUROPLACE

ploiement sont décidés au cas par cas en fonction des filiales et autorisati­ons déjà existantes et de la proximité des clients, grandes entreprise­s et institutio­ns. « La relocalisa­tion des sièges sera

polycentri­que », avait prédit l’an dernier Édouard Fernandez-Bollo, le secrétaire général de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), au sein de la Banque de France. « Il n’y aura pas une City unique pour le continent », avait complété le gouverneur, François Villeroy de Galhau, fin novembre dernier. À ce jour, « l’ACPR a reçu plus d’une soixantain­e de dossiers d’établissem­ents sollicitan­t un agrément en France pour relocalise­r leurs activités », nous précise une source à l’autorité de supervisio­n#: établissem­ents de crédit, de paiement ou de monnaie électroniq­ue, entreprise­s d’investisse­ment et organismes d’assurances. « Cela fait de Paris, avec Francfort et Dublin notamment, l’une des principale­s destinatio­ns des Brexiters dans le secteur financier », se félicite-t-on à l’Autorité. La BaFin [Autorité fédérale de supervisio­n

financière, ndlr] allemande a dit mi-janvier avoir reçu 45 demandes. Dublin en aurait eu une trentaine. Les assureurs se tournent plutôt vers Bruxelles ou Luxembourg, certains avaient déjà une filiale à Paris comme Aviva et Legal & General, ou l’ont créée comme l’américain Chubb. Les gérants d’actifs préfèrent Dublin ou Luxembourg, parfois Amsterdam, comme BlackRock, avec des transferts très limités. À cinq semaines du Brexit, la tendance d’un monde financier multipolai­re se confirme. Plusieurs grands établissem­ents américains ont choisi Francfort pour y établir leur principale entité européenne#: c’est le cas de Goldman Sachs (avec la création de bureaux à Stockholm et Milan), de Citigroup, de Morgan Stanley et de JP Morgan, ou du japonais Daiwa Securities. Cependant, « la localisati­on de l’entité juridique et celle des salariés sont deux choses différente­s », avait déclaré Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, en juillet 2017. Implantée en France depuis 150 ans, la banque américaine, première au monde en capitalisa­tion boursière, envisage de transférer

« plusieurs centaines » de salariés de Londres vers le continent, dont 200 à Paris en plus des 250 actuels. Chez Citigroup, de 150 à 250 postes vont être dispatchés en Europe. La succursale française dans les activités de courtage va être rattachée à la filiale de Francfort avant le 29 mars. « Le nombre de mouvement d’employés a été relativeme­nt limité jusqu’ici. Il faut dire que nous avons actuelleme­nt la plus importante salle de marchés d’une banque étrangère en France, où travaillen­t une soixantain­e de “sales” sur des effectifs de plus de 180 personnes pour l’ensemble de Citi France », nous confie Mathieu Gelis, le directeur général France. « Cela ne veut pas dire que nous n’allons pas nous renforcer$: une première vague est prévue en mars et il y aura d’autres mouvements plus tard dans l’année. »

UN ATTENTISME CHEZ LES BANQUES FRANÇAISES

Certains relocalise­nt sans le dire, d’autres ont dit mais peu bougé. Dès 2016, le patron du géant britanniqu­e HSBC avait évoqué le possible transfert d’environ 1#000 emplois vers Paris, où il possède une banque de plein exercice depuis le rachat du CCF en 2002. Un chiffre confirmé par la suite mais avec lequel son successeur a pris ses distances. Selon nos informatio­ns, une centaine de personnes ont déjà rejoint HSBC France, par recrutemen­t essentiell­ement. La filiale française, qui emploie 8#000 personnes, est devenue la principale entité européenne du groupe, toutes les succursale­s devant lui être rattachées – sauf l’allemande, cotée en Bourse. Pressés par Bercy, les dirigeants du groupe auraient revu en baisse leur estimation à « quelques centaines » selon une source au fait des échanges, mais mis en avant l’injection de capital de 1,4 milliard d’euros et le surcroît d’activités, qui rapportero­nt de l’impôt à l’État. Un certain attentisme prévaut aussi du côté des banques françaises, qui avaient assuré à Bruno Le Maire en juillet 2017 qu’elles pourraient rapatrier « près d’un millier d’emplois ». Société Générale dit conserver son estimation de 300 postes concernés, sur 2#000 à Londres, mais reste en stand-by. Idem chez BNP Paribas, qui évoque plutôt 80 à 90 postes impactés sur 7#000. Crédit Agricole envisage une vingtaine de mouvements. On est loin du millier. Une estimation fournie au sommet « Choose France » à Versailles fin janvier 2019 fait état de 7#700 emplois directs relocalisé­s ou créés en lien avec le Brexit, dont 80 % dans la finance, soit plus de 6#000 postes, au-delà des 4#700 évoqués par Paris Europlace. Le chiffre comprend les 180 personnes de l’Autorité bancaire européenne qui déménagera de Londres à La Défense en mai prochain. « Les projets se confirment, c’est un début$: le processus pourrait s’accélérer après le 29 mars, si le

“hard Brexit” se confirme », estime Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace.

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