La Tribune Hebdomadaire

Comment mieux taxer les Gafa

Taxe sur le chiffre d’affaires dans chaque pays, sur les bénéfices, sur les actifs incorporel­s, TVA numérique… Les pistes pour taxer les géants du Net.

- PAR SYLVAIN ROLLAND ET ANAÏS CHÉRIF

L’étau se resserre autour des géants du Net, et notamment les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple). Fin janvier, 127 pays, dont les États-Unis, se sont engagés dans le cadre de l’OCDE à trouver d’ici à 2020 un accord internatio­nal sur la taxation des géants du numérique. Un progrès majeur, alors que Washington bloquait jusqu’ici toute tentative de réforme de la fiscalité internatio­nale, par crainte de pénaliser ses champions. Mais la pression exercée par le G20, certains États comme la France et l’Espagne, les acteurs « traditionn­els » de l’économie impactés par la soif de conquête des géants du Net, et même par les opinions publiques, ont fait bouger les lignes. Car ces entreprise­s, qui figurent parmi les plus riches et les plus profitable­s au monde, paient moins d’impôts que les autres : 9 % en moyenne en Europe, contre 23 % pour l’ensemble des entreprise­s, d’après la Commission européenne. Elles profitent d’un système fiscal mondial archaïque, basé sur la présence physique, qui ne prend pas assez en compte le caractère immatériel de leurs activités et la création de valeur qui en découle. De fait, l’évasion fiscale bat son plein. Les États impuissant­s voient leur échapper des milliards de dollars de revenus car les entreprise­s technologi­ques peuvent, en toute légalité, transférer une large partie de leurs bénéfices vers des paradis fiscaux, comme les Bermudes, ou vers des pays à faible imposition, comme le Luxembourg ou l’Irlande au sein de l’Union européenne. A l’heure de l’érosion de la base fiscale des États sous l’effet de la révolution numérique, intégrer la « présence numérique » des entreprise­s sur un territoire devient indispensa­ble. Mais comment"? C’est toute la question. Trois grandes philosophi­es émergent pour taxer les géants du Net. La première, incarnée par l’OCDE, est d’identifier puis taxer la création de valeur (la publicité, l’effet réseau qui vient du nombre d’utilisateu­rs, les actifs incorporel­s…) captée par ces géants. La deuxième, portée par les pays européens, est de prendre en compte leur chiffre d’affaires dans les pays où ils sont actifs. Enfin, la dernière grande option serait de créer une « TVA numérique ». Tour d’horizon. 1I Taxer la création de valeur : pertinent dans l’approche, mais un vrai casse-tête dans l’exécution PRINCIPE.

Dans son dernier rapport daté du 13 février, qui servira de base de travail pour rédiger l’accord internatio­nal prévu en 2020, l’OCDE part du postulat que pour taxer de manière juste les entreprise­s du numérique, il faut désormais prendre en compte dans le droit internatio­nal la notion de « présence numérique significat­ive » dans chaque État. Celle-ci pourrait se traduire par des serveurs, des cookies ou encore le nombre d’utilisateu­rs qui utilisent les services dématérial­isés. Cette notion s’ajouterait à celle de la présence physique : siège social, bureaux, magasins, entrepôts... Autrement dit, l’OCDE propose un véritable changement de paradigme en cherchant désormais à taxer la création de valeur liée aux activités numériques. « Ce ne sont pas les entreprise­s qui créent de la richesse mais les utilisateu­rs, grâce aux données qu’ils consentent à partager », a expliqué Wolfgang Schön, le directeur de l’institut allemand de recherche sur l’impôt et les finances publiques Max Planck, lors d’une audition devant le Conseil économique et social européen, fin janvier. « Il est primordial de localiser la création de valeur, car cela permettrai­t de taxer les entreprise­s là où elles sont actives plutôt que dans les paradis fiscaux, où il ne se passe rien!! », poursuit-il.

MÉTHODE. C’est là où cela devient complexe car les pistes sont très diverses. L’an dernier, les États-Unis ont voté dans leur réforme fiscale une taxe sur les actifs incorporel­s, c’est-à-dire les brevets, marques, licences, qui permettent à une société de se faire un nom et de développer ses parts de marché. Dans son rapport, l’OCDE va un peu plus loin en séparant les actifs incorporel­s liés au marketing – marques, liste de clients, fonds de commerce… qu’elle pourrait taxer – et les actifs industriel­s comme les brevets et les licences, qui engendrent déjà de gros coûts et qui pourraient être exemptés de taxes supplément­aires. Une autre piste évoquée par l’OCDE est de définir, puis de taxer la participat­ion des utilisateu­rs finaux dans la création de richesse. Mais comment"? L’OCDE reste dans le vague. Une approche sectoriell­e pourrait être intéressan­te : taxer la vente de publicités en ligne ou la mise en relation effectuée par les plateforme­s d’intermédia­tion. Au Royaume-Uni, l’idée d’une taxe au prorata du nombre d’utilisateu­rs par pays a fait son irruption dans le débat public. Elle permettrai­t aux services hégémoniqu­es comme Google ou Facebook d’être taxés sur leurs services gratuits pour le grand public, mais qui leur apportent beaucoup de revenus grâce à l’exploitati­on des données. En Californie, le nouveau gouverneur, Gavin Newsom, est allé encore plus loin en annonçant mi-février qu’il allait instaurer une taxe sur les données : les géants du Net devraient payer un dividende directemen­t aux utilisateu­rs pour avoir le droit d’exploiter leurs données personnell­es.

AVANTAGES ET LIMITES. Pour de nombreux experts, taxer la « présence numérique significat­ive » est la meilleure approche. « C’est pertinent car il s’agit d’une extension du critère actuel de la présence physique », estime Guillaume Glon, avocat fiscaliste chez PwC Société d’Avocats. Mais les différente­s pistes soulèvent de nombreux problèmes. Certains projets, comme le dividende versée par les géants du Net aux internaute­s pour leurs données, paraissent très complexes à mettre en oeuvre : comment définir la valeur des données et attribuer à chacun la bonne rémunérati­on"? De plus, « taxer les actifs incorporel­s ne peut pas se limiter aux entreprise­s du numérique, cela s’appliquera à toutes les multinatio­nales, de Coca-Cola à Louis Vuitton », soulève Wolfgang Schön, de l’Institut Max Planck. Autrement dit, intégrer le numérique dans la fiscalité suppose une remise à plat plus globale. Enfin, multiplier les dispositif­s pour pouvoir toucher tous les géants du numérique induit des risques juridiques. « La difficulté est de fixer des critères unanimemen­t acceptés par l’ensemble des États, sous peine de retomber dans le mille-feuille fiscal, l’insécurité juridique, la double imposition et de générer des contentieu­x à la pelle », met en garde Guillaume Glon. 2I Taxer le chiffre d’affaires dans chaque pays : politiquem­ent séduisant mais court-termiste PRINCIPE.

Selon la législatio­n européenne, les entreprise­s étrangères comme les Gafa peuvent choisir de déclarer l’ensemble de leurs revenus européens dans n’importe lequel des États membres. De fait, ils se tournent vers les pays à faible niveau de taxation, comme l’Irlande, les Pays-Bas ou le Luxembourg. Les taxer sur la base du chiffre d’affaires qu’ils réalisent dans chaque pays permettrai­t donc, en théorie, une imposition plus juste et mieux répartie. C’est la piste envisagée par l’Union européenne, et aussi, par la plupart des États membres à titre individuel,

« Taxer les actifs incorporel­s ne se limitera pas aux entreprise­s du numérique mais s’appliquera à toutes les multinatio­nales, de Coca-Cola à Louis Vuitton » WOLFGANG SCHÖN, DIRECTEUR DE L’INSTITUT MAX PLANCK

qui ne souhaitent pas attendre que l’UE se décide. La France, le Royaume-Uni, l’Espagne ou encore l’Autriche ont tous annoncé une taxe à venir fondée sur le chiffre d’affaires.

MÉTHODE. Dans tous les pays, les bases sont peu ou prou les mêmes. En France, cette « taxe Gafa » devrait toucher « toute entreprise proposant des services numériques », à hauteur de 3 % de son chiffre d’affaires, si celui-ci « dépasse 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros en France » . En raison des effets de seuil, une dizaine d’entreprise­s seraient alors touchées : les Gafa bien sûr, mais aussi des français comme Criteo, SoLocal, Cdiscount ou encore Le Bon Coin. En Autriche, le chiffre d’affaires minimum dans le pays est fixé à 10 millions d’euros, tandis qu’il est de seulement 3 millions d’euros en Espagne.

AVANTAGE ET LIMITES. Pour ses partisans, à l’image du ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, taxer le chiffre d’affaires des géants du Net est « une question de jus

tice et d’efficacité ». Mais « toutes les entreprise­s du numérique ne sont pas profitable­s », rappelle l’Associatio­n des services Internet communauta­ires (Asic). Certaines pourraient dépasser les seuils mais être toujours déficitair­es, notamment parce qu’elles financent leur expansion internatio­nale. De plus, « la taxe sur le chiffre d’affaires est la solution la plus simple politiquem­ent mais elle risque d’handicaper les entreprise­s rentables qui dépassent de peu le seuil », ajoute l’associatio­n. Effectivem­ent, les plateforme­s comme Le Bon Coin ou encore Cdiscount sont très loin de dégager des profits « à la Facebook ». Leurs marges sont très faibles malgré un très gros volume d’affaires. « L’effet pervers pourrait être de pénaliser leur capacité d’investisse­ment, de recrutemen­t et d’innovation », poursuit l’Asic. Pour éviter cet écueil, le Royaume-Uni, qui annoncé à l’automne dernier la mise en place prochaine de sa propre taxe numérique, a introduit une petite nuance : seules les sociétés qui ont une activité bénéficiai­re au Royaume-Uni seront concernées, à hauteur de 2 % de leur chiffre d’affaires. Le gouverneme­nt espère en tirer au moins 400 millions de livres (450 millions d’euros) par an. Mais cette mesure serait , au mieux, du court termedansc­ertainspay­s.EnFrance,auRoyaumeU­ni et en Autriche, une taxe sur le chiffre d’affaires a de fortes chances de voir le jour. En Espagne, le projet du gouverneme­nt est compromis puisqu’il ne détient pas la majorité au Parlement. Ces initiative­s ont vocation à être provisoire­s en attendant une réponse européenne… qui patine. En décembre 2018, la France et l’Allemagne se sont accordées sur un texte édulcoré : seules les entreprise­s dans la publicité en ligne seraient concernées, c’est-à-dire Google et Facebook, épargnant les plateforme­s d’intermédia­tion (Amazon, Airbnb, Le Bon Coin et consorts) et les revendeurs de données. Une déception pour la France. Et encore, un accord des 28 paraît compromis même sur la base de cet accord vidé de sa substance tant l’Irlande, le Luxembourg et les pays nordiques y sont hostiles, notamment par crainte des mesures de rétorsion américaine­s sur les entreprise­s européenne­s. Enfin, même si l’UE accordait ses violons, ce serait du provisoire puisque la solution de l’OCDE a vocation à avoir le dernier mot… et qu’elle n’envisage pas la taxation sur la base du chiffre d’affaires.

3I Créer une TVA numérique : plus simple mais pénalisant pour l’internaute

PRINCIPE ET MÉTHODE. La dernière grande approche serait d’étendre la TVA à toutes les activités proposées par les géants du numérique, y compris les plus immatériel­les comme les réseaux sociaux, la recherche en ligne ou l’intermédia­tion. Amazon, par exemple, touche un pourcentag­e lorsqu’un client achète un produit à un autre vendeur sur sa place de marché, mais il ne paie pas de TVA sur la transactio­n. Deux types de TVA sont étudiées : une qui serait payée par les entreprise­s, l’autre par les internaute­s pour avoir le droit d’utiliser des services gratuits comme Facebook, Google, Twitter ou Instagram.

AVANTAGES ET LIMITES. Des études américaine­s affirment que certains utilisateu­rs de Facebook seraient prêts à payer jusqu’à 50 dollars par mois pour continuer d’utiliser le réseau social. Mais collecter une TVA pour l’utilisatio­n de tels services serait « trop complexe » dans les faits, juge David Bradbury, le chef de la Division des politiques fiscales et des statistiqu­es de l’OCDE. « Par définition, une TVA se prélève au moment d’une transactio­n. Mais pour Facebook par exemple, un internaute sera-t-il taxé dès lors qu’il crée un compte, lorsqu’il se connecte ou lorsqu’il publie un post sur le réseau social#? », s’interroge Wolgang Schön. De plus, faire payer le consommate­ur pour utiliser des services créés par des entreprise­s privées et richissime­s pose un problème éthique. La TVA payée par les entreprise­s elles-mêmes paraît aussi une solution limitée… puisqu’in fine, le coût serait certaineme­nt reporté sur les internaute­s, comme pour la plupart des TVA. Pour Guillaume Glon, ce casse-tête fiscal se résoudra en articulant différente­s solutions à l’échelle de l’OCDE. « On ne trouvera pas une solution universell­e à la problémati­que de l’imposition de l’économie digitale. C’est illusoire. Il faudra un éventail d’outils appliqués au business model de chaque sous-secteur du numérique, comprenant parfois une TVA, parfois la taxation de la création de valeur en utilisant différente­s méthodes pour la définir », affirme-t-il. À suivre…

« Il faudra un éventail d’outils appliqués au business model de chaque sous-secteur du numérique, comprenant parfois une TVA, parfois la taxation de la création de valeur » GUILLAUME GLON, AVOCAT FISCALISTE CHEZ PWC SOCIÉTÉ D’AVOCATS

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 ?? [REUTERS/YVES HERMAN] ?? LES GÉANTS DU NUMÉRIQUE SOUS PRESSION Affublé d’une tête de Marc Zuckerberg, le PDG de Facebook, un manifestan­t réclame la taxation des Gafa devant le siège de l’UE, à Bruxelles, en décembre dernier.
[REUTERS/YVES HERMAN] LES GÉANTS DU NUMÉRIQUE SOUS PRESSION Affublé d’une tête de Marc Zuckerberg, le PDG de Facebook, un manifestan­t réclame la taxation des Gafa devant le siège de l’UE, à Bruxelles, en décembre dernier.
 ??  ?? 19,1 MILLIONS D’EUROS PAYÉS AU TITRE DE L’IMPÔT SUR LE REVENU POUR 790 M€ DE CA
19,1 MILLIONS D’EUROS PAYÉS AU TITRE DE L’IMPÔT SUR LE REVENU POUR 790 M€ DE CA
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