La Tribune Hebdomadaire

Comment la « blockchain » révolution­ne la monnaie

L’Internet de la monnaie : un défi pour les banques La stratégie de Bercy pour créer une « blockchain nation » La galaxie de l’écosystème français

- DELPHINE CUNY

« On voit désormais les banques travailler ensemble au sein de consortium­s, faire des expériment­ations » STÉPHANIE LATOMBE, ASSOCIÉE MARCHÉS DE CAPITAUX CHEZ MAZARS

Le 14 février dernier, l’une des plusgrande­sbanquesdu­monde s’est fendue de la plus improbable déclaratio­n d’amour à la blockchain, la technologi­e née avec le bitcoin. La monnaie virtuelle avait été créée afin de pouvoir payer en direct, de pair-à-pair, « sans passer par une institutio­n financière », selon son inventeur Satoshi Nakamoto, autrement dit en contournan­t les banques, commercial­es et centrales. JP Morgan Chase & Co, la première banque américaine en termes d’actifs et de capitalisa­tion boursière (360 milliards de dollars), dont le PDG, Jamie Dimon, avait qualifié le bitcoin d’« arnaque » en septembre 2017, a annoncé le lancement du JPM Coin, « une monnaie digitale pour les paiements » représenta­nt un dollar, et s’appuyant sur la technologi­e blockchain.

Dix ans après la naissance du bitcoin sur fond de défiance à l’égard des banques en pleine crise financière, un des plus grands établissem­ents de Wall Street s’invite dans ce paysage encore jeune et très mouvant des cryptoacti­fs qu’il pourrait bouleverse­r avec la puissance de son réseau. Or la monnaie est au fondement de l’économie : au-delà du paiement, compensati­on et infrastruc­tures de marchés, gestion de trésorerie et lettre de crédit à l’export, levées de fonds et assurances… de larges pans de la finance pourraient être digitalisé­s, automatisé­s, et profondéme­nt transformé­s grâce à la blockchain. Si la technologi­e demeure peu mature, 2019 sera l’année de la concrétisa­tion, de l’entrée en production de nombreux projets. Interrogé sur sa conversion, lors d’une audition devant le Congrès américain le 10 avril, Jamie Dimon a argumenté : « la blockchain est réelle, c’est une technologi­e que beaucoup de gens utilisent et testent. Les cryptomonn­aies ne s’appuient sur rien, il n’y a aucune valeur derrière. Le JPM Coin est un jeton qui repose sur un dépôt chez JP Morgan. » Même si les frontières se brouillent, cette dichotomie entre la technologi­e de « chaîne de blocs » et les cryptomonn­aies qui en sont la première applicatio­n, mais une parmi d’autres, est très prégnante dans les milieux bancaires.

PEUR D’ÊTRE DISRUPTÉS

La finance, plus que tout autre secteur, a bien saisi que la blockchain est un défi lancé aux institutio­ns et à tous les tiers de confiance. Constituée d’un empilement complexe d’intermédia­ires, source d’inefficaci­té, elle est aussi le secteur le plus mûr pour être bousculé. Le revirement de JP Morgan est révélateur de la démarche de nombreux acteurs établis qui ont décidé de s’emparer de cette technologi­e avant que d’autres ne s’en servent pour les balayer et instaurer « l’ère de la finance décentrali­sée ». Dans le classement des entreprise­s détenant le plus de brevets déposés sur la blockchain, on trouve Bank of America (une cinquantai­ne) et Mastercard (80), derrière Alibaba et IBM (90), mais loin devant Accenture, Microsoft ou Google (une vingtaine). « La première vague d’adoption de la blockchain est venue des banques, avec des applicatio­ns notamment dans le trade finance (financemen­t du commerce internatio­nal), le KYC (la connaissan­ce client) et les titres financiers. Ce mouvement a été motivé par la peur d’être disrupté », analyse Luca Comparini, Blockchain Leader France à IBM. « Le secteur de la finance a d’abord exprimé de la défiance à l’égard de la blockchain, une technologi­e de désintermé­diation qui pourrait remettre en cause son modèle d’affaires », relève Stéphanie Latombe, associée marchés de capitaux chez Mazars. « Mais il ne lui était pas possible de ne pas en être, de ne pas faire des PoC [proofs of concepts, démonstrat­ions de faisabilit­é], comme tout le monde. Une prise de conscience a eu lieu : on voit désormais les banques travailler ensemble, au sein de consortium­s, faire des expériment­ations et accepter le droit à l’erreur. » Il est difficile d’estimer les investisse­ments réalisés à ce jour par le secteur. Le cabinet a évalué à plus de 550 millions de dollars les montants dépensés en solutions blockchain par le secteur financier en 2018. Les PoC peuvent coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros, les tickets dans les startups plusieurs millions (15 millions dans komgo dans le trade finance). Goldman Sachs, Citi et Santander sont les investisse­urs les plus actifs selon CB Insights. Certains gros projets de consortium ont levé des montants élevés, plus de 100 millions de dollars pour la startup américaine R3 soutenue par une quarantain­e de banques internatio­nales, plus de 180 millions pour Bakkt, la plateforme de trading d’actifs digitaux portée par ICE, l’opérateur de la Bourse de New York. Des sommes malgré tout modestes au regard des 5,2 milliards de dollars récoltés par les startups blockchain et crypto auprès de fonds de capital-risque en 2018, en doublement. Sans oublier les 19 milliards collectés par émission de jetons numériques (ICO), malgré la baisse brutale de ce marché, sous le coup du durcisseme­nt de la réglementa­tion aux États-Unis et de l’effondreme­nt des cours des cryptomonn­aies (- 72 % pour le bitcoin en 2018).

L’ARGENT FLUIDE ET PROGRAMMAB­LE

Pourquoi une grande institutio­n financière comme JP Morgan prendelle ce risque d’image et juge-t-elle désormais nécessaire de créer sa propre version d’un « dollar digital »%? Certains raillent un coup de com. « Lorsqu'un client envoie de l'argent à un autre via la blockchain, les JPM Coins sont transférés et échangés instantané­ment pour un montant équivalent en dollars américains, ce qui réduit le temps de règlement habituel », explique le responsabl­e de la blockchain et des services numériques de trésorerie de la banque. Des délais pouvant atteindre un à trois jours, voire plus, à l’internatio­nal. L’initiative de JP Morgan s’inscrit dans un paysage foisonnant de tentatives de rendre l’argent plus fluide, aussi rapide et peu cher à envoyer qu’un e-mail, ce que certains appellent « l’Internet de la valeur », ou « l’Internet de la monnaie ». La promesse rejoint celle d’un type de cryptomonn­aies appelées « stablecoin­s », comme Tether et USDC, indexées sur le dollar, et censées s’appuyer sur des réserves en dollars : combiner le meilleur des deux mondes, la stabilité d’une monnaie légale et l’instantané­ité d’une

monnaie virtuelle, disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’est aussi de « l’argent programmab­le »: le JPM Coin « intègre plein de données, il est fractionna­ble », a souligné Jamie Dimon. La banque américaine, qui réalise 6!000 milliards de dollars de transactio­ns pour les entreprise­s par jour, gagnerait du temps donc de l’argent, pour elle et ses clients. Selon le cabinet Autonomous Next, un jeton bancaire comme le JPM Coin a un marché potentiel de 10!000 milliards de dollars si l’usage s’étend à tout le marché monétaire et aux engagement­s interbanca­ires. Interrogé sur le JPM Coin, le patron d’une banque française estime le concept « intéressan­t. Ce n’est pas vraiment une cryptomonn­aie, c’est juste un outil technologi­que pour améliorer la qualité du service aux clients » relativise-t-il. Il confie être convaincu que la blockchain va jouer un rôle « transforma­nt : c’est une réponse au cost-of-doing-business [coût d’exploitati­on], une évolution radicale en termes d’efficacité opérationn­elle ». Aucune banque française n’a, semblet-il, de projet similaire à ce stade. Une expériment­ation de place est toutefois en cours au sein du LaBChain de la Caisse des Dépôts sur la « tokenisati­on » de l’euro, la création d'un « jeton » numérique d’échange interbanca­ire, destiné à des investisse­urs institutio­nnels, qui serait la contrepart­ie monétaire des opérations digitalisé­es sur la blockchain (lire interview page 10). « L’instantané­ité de la blockchain fait rêver dans un monde où le règlement-livraison prend deux jours », souligne un spécialist­e des marchés financiers. La compensati­on est l’un des champs où la technologi­e pourrait transforme­r la chaîne de valeur. JP Morgan n’est d’ailleurs pas le premier : le suisse UBS travaille depuis 2016 au lancement d’un jeton interbanca­ire, Utility Settlement Coin, avec entre autres HSBC, Barclays et Crédit Suisse. La réduction des délais et des coûts est l’un des attraits principaux de cette technologi­e pour le monde de la finance. De nombreux acteurs se sont lancés dans la course à l’instantané­ité. IBM vient de lancer un réseau de paiement internatio­nal en temps réel destiné aux institutio­ns financière­s réglementé­es, qui a l’ambition de « révolution­ner les paiements transfront­aliers » : IBM Blockchain World Wire utilise le protocole de la startup Stellar et son cryptoacti­f Stellar Lumens pour réaliser le règlement et la compensati­on en quelques secondes, en supprimant les étapes de la « correspond­ance bancaire », qui consiste à fournir un compte à une banque étrangère pour des opérations en devises locales. Une startup californie­nne, Ripple, s’est positionné­e en pionnière sur ce créneau dès 2012, en créant un système de règlement brut temps réel pour les institutio­ns financière­s, sur la base de la technologi­e blockchain. Financée par le holding financier japonais SBI, Santander et Standard Chartered notamment, elle vise le marché des transferts internatio­naux, estimé à plus de 600 milliards de dollars par an selon

« L'instantané­ité de la “blockchain” fait rêver dans un monde où le règlement livraison prend deux jours » UN SPÉCIALIST­E DES MARCHÉS FINANCIERS

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Né il y a dix ans, en pleine crise financière, le bitcoin a été créé pour permettre les transactio­ns de pair-à-pair. ISTOCK]
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[SIPA] REVIREMENT. Grand contempteu­r du bitcoin, le PDG de J P Morgan, Jamie Dimon, n'en a pas moins annoncé en février dernier que son établissem­ent allait lancer sa propre monnaie digitale.

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