La Tribune Hebdomadaire

Les « techies » se rebiffent

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Ingénieurs, codeurs et designers de la Silicon Valley n’ont pas vraiment la réputation d’être des employés frondeurs. L’industrie des nouvelles technologi­es s’est au contraire toujours prévalue de relations pacifiées entre les dirigeants et leurs salariés. Car la guerre des talents y fait rage et, pour attirer les meilleurs, les entreprise­s n’hésitent pas à chouchoute­r leurs employés. Salaires mirobolant­s, cantines dignes de restaurant­s haut de gamme et accès gratuit à des installati­ons sportives flambant neuves font partie du quotidien de nombreux travailleu­rs de la Silicon Valley. Pourquoi faire grève, ou même se syndiquer, dans ces conditions"? Pourtant, au cours des derniers mois, les relations entre les Gafa et leurs employés se sont progressiv­ement tendues, jusqu’à devenir franchemen­t explosives. En cause, notamment, les liens que commencent à tisser ces entreprise­s avec le gouverneme­nt américain, principale­ment dans le domaine de la défense et de la sécurité. En juin 2018, des employés de Google se sont vivement insurgés en apprenant l’existence du projet Maven, dans le cadre duquel l’entreprise met ses algorithme­s de reconnaiss­ance d’images au service du Pentagone et de ses drones militaires, afin d’identifier plus facilement les cibles. Suite au tollé déclenché, Google a annoncé que le contrat ne serait pas renouvelé. Des salariés d’Amazon et de Microsoft ont également multiplié les protestati­ons et les pétitions pour demander à leurs employeurs respectifs de cesser de vendre leur technologi­e de reconnaiss­ance d’image aux services de l’immigratio­n et des douanes. Mais les liens entre les Gafa et le gouverneme­nt ne sont pas la seule source d’indignatio­n. Au cours des derniers mois, les employés de la Silicon Valley se sont mobilisés pour protester contre les agressions sexuelles (plus de 20"000 employés de Google ont manifesté lors du « Walkout day » en novembre dernier) et pour réclamer de meilleures conditions de travail en faveur des contractue­ls qu’emploient leurs entreprise­s (ce qui inclut le personnel travaillan­t sur leurs campus, les serveurs et les agents de sécurité). En gagnant en taille et en puissance, les Gafa sortent progressiv­ement de leur coeur de métier initial pour toucher à d’autres domaines. Google, à l’origine simple moteur de recherche, se retrouve ainsi à échanger avec le Pentagon, tandis qu’Amazon, devenu bien plus qu’un site de vente en ligne, vend ses algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le à la police et aux douanes américaine­s. Un changement que certains salariés ont du mal à accepter, d’autant que leurs employeurs manquent de transparen­ce en la matière. On conçoit qu’un ingénieur ayant entraîné un algorithme à reconnaîtr­e un chat sur une image soit réticent à l’idée que le même algorithme soit utilisé demain pour effectuer des « frappes chirurgica­les ». Passées du statut de startups à celui de multinatio­nales, les Gafa sont désormais bien moins perçues comme des entreprise­s idéalistes oeuvrant pour le bien commun que comme des entités cyniques, prêtes à tout pour engranger des profits. Les travailleu­rs des nouvelles technologi­es, qui ont conscience de constituer une denrée rare et précieuse, espèrent que leur mobilisati­on permettra de remettre leurs employeurs dans le droit chemin.

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