La Tribune Hebdomadaire

Gilles Babinet : « L’expérience utilisateu­r est l’oubliée des services publics »

- FRANÇOIS MANENS

Dans un rapport sur les enjeux numériques des territoire­s, publié sur fond de Grand Débat, Gilles Babinet, digital champion auprès de l’Union européenne, tire le bilan décevant de la numérisati­on du service public et de l’état de l’éducation numérique dans les zones rurales et périurbain­es. Pour combler ce retard, dont les effets alimentent le mouvement des « gilets jaunes », il propose de replacer le citoyen au centre du processus de conception des politiques publiques françaises.

Pour refaire son permis de conduire, il faut effectuer une démarche en ligne… avant d’aller le chercher en mains propres à la préfecture"! » , soupire Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique. Pour l’Institut Montaigne, think tank à la ligne libérale, le digital champion auprès de l’Union européenne signe un rapport sur les enjeux numériques des territoire­s. Il liste les chiffres de la fracture numérique : 25es sur 27 au classement européen de l’accès au très haut débit, les Français affichent un taux d’illectroni­sme (absence de maîtrise d’Internet) de 23 %, parmi d’autres indicateur­s préoccupan­ts. Parallèlem­ent, les services publics quittent les territoire­s ruraux et périurbain­s alors qu’ils ne sont toujours pas numérisés, et certains habitants mettent plus d’une heure à rejoindre l’établissem­ent le plus proche afin d’effectuer leurs démarches administra­tives. « On a loupé le coche il y a trente ou quarante ans, analyse Gilles Babinet quand on l’interroge sur les origines du problème. Même si on a prôné la décentrali­sation, on a continué à avoir une logique néomonarch­ique au sein des institutio­ns publiques. L’État a un tel traumatism­e de s’être fait couper la tête qu’aujourd’hui il crée des mécanismes de protection. Pour se protéger, il évite la société civile autant que possible : il crée des corps intermédia­ires, des grades intermédia­ires… Il a peur de s’en approcher. Le mouvement des “gilets jaunes” le montre. En conséquenc­e, il y a une vraie difficulté à faire du design thinking [approche collaborat­ive de l’innovation, très répandue dans les entreprise­s numériques, ndlr], dont une des principale­s caractéris­tiques est l’effacement des symboles sociaux et de la hiérarchie. » Dans sa note, le digital champion

Pour Gilles Babinet, la fracture numérique vient en partie d’un État trop centralisé et éloigné de la société civile. l’autre grandit, comme le traduit le mouvement des « gilets jaunes ». Pour y remédier, il propose de repenser la constructi­on de ces services derrière la notion de « citoyen-utilisateu­r ». « En France, c’est une notion qui semble innovante, mais il s’agit simplement de faire de la co-conception avec le citoyen, dans une démarche partagée entre puissance publique et citoyen, explique-t-il. Co-concevoir a une vertu pédagogiqu­e et une vertu expérienti­elle très importante­s car cela permet une proximité des politiques publiques beaucoup plus forte. » Pour lui, cette notion répond parfaiteme­nt aux d e mande s d e s « gilets jaunes », et aurait pu éviter d’autres troubles : « La révolte des Linky [le compteur connecté d’électricit­é, ndlr] des livraisons sécurisées pour les papiers importants. Pour se faire, il faut que les acteurs politiques se saisissent du terrain, et aillent discuter avec les citoyens.

REPENSER LA NORME ADMINISTRA­TIVE

Gilles Babinet promeut ainsi la création « d’espaces d’innovation autonomes sponsorisé­s par la puissance publique ». Derrière ce terme, il appelle les acteurs civils à se saisir de l’innovation des services publics, dans un cadre proposé par les pouvoirs publics. « Il y a un vrai problème de franchisse­ment de la ligne jaune. Au sein de la DITP (Direction interminis­térielle de la transforma­tion publique) ou de la Dinsic (Direction interminis­térielle du numérique et du système d’informatio­n et de communicat­ion de l’État), vous trouverez des gens qui sont absolument contraints de respecter la réglementa­tion avant d’innover. Or selon moi, il faut innover avant de respecter la règle, ce qui réorganise­rait la hiérarchie du droit. L’objectif, c’est le citoyen, pas la règle. Mais c’est facile à dire : dans une institutio­n où on tape sur les doigts de celui qui transgress­e la règle, vous allez commencer par bêtement la respecter, parce que c’est dans votre intérêt. Tandis que si vous êtes à l’extérieur et que vous avez une certaine latitude, vous pouvez vous dire : je vais passer la ligne jaune et après je vais négocier en montrant mon expérience utilisateu­r. C’est comme ça que fonctionne Uber, par exemple. Uber est tellement fort en expérience utilisateu­r que, même si ça ennuie le législateu­r, il est obligé de légiférer pour continuer d’exister. L’expérience utilisateu­r est tellement exigée par le citoyen-consommate­ur qu’il n’y a pas le choix. » Bousculer les usages, repenser la norme administra­tive : l’auteur n’exclut aucun moyen pour créer des nouveaux services publics, plus lisibles et plus accessible­s. Pour lui, ces innovation­s de rupture se feraient, dans l’idéal, avec l’aval de l’administra­tion, mais sans sa rigidité.

UNE HAUTE FONCTION PUBLIQUE MIEUX FORMÉE AU NUMÉRIQUE

Pour accompagne­r ces changement­s, Gilles Babinet appelle à « libérer des données d’intérêt général », aujourd’hui propriété de plateforme­s comme Leboncoin ou Amazon, qui permettrai­ent de mieux comprendre les citoyens. « Accéder aux données d’intérêt général est une nécessité, et une nécessité européenne. On ne peut pas se permettre d’avoir des plateforme­s qui connaissen­t mieux les usages des citoyens que les institutio­ns publiques. Il faut rendre obligatoir­e l’ouverture de ces données au monde de la recherche, et potentiell­ement à l’État. Ce n’est pas négociable, et il ne faudra pas hésiter à le faire avec des régulation­s contraigna­ntes », milite le membre de l’Institut Montaigne. Pour mettre en place une politique numérique aussi ambitieuse, il espère une meilleure formation de la haute fonction publique sur le sujet. « Certains hauts fonctionna­ires ne comprennen­t que très imparfaite­ment les sujets numériques. Quand des gens d’en dessous viennent les voir en demandant un informatic­ien, ils renvoient aux achats, qui trouvent un profession­nel moins cher, mais qui n’a pas les compétence­s requises. Et, donc, le train déraille. Ils ne comprennen­t pas le sujet, ça ne les intéresse pas, c’est dangereux pour eux, et donc ils le traitent mal », regrette-il. Pour Gilles Babinet, les services publics ont un rôle essentiel à jouer dans la question de la fracture numérique, et s’y atteler permettrai­t de s’attaquer à la crise sociale, aujourd’hui symbolisée par le mouvement des « gilets jaunes » : « Il faut arrêter de stigmatise­r les “gilets jaunes” en disant que ce sont des gens qui appartienn­ent aux extrêmes. Les travaux de l’Institut Montaigne montrent qu’il s’agit de gens nettement plus pauvres que la moyenne des Français et qui sont confrontés à des problèmes de ruralité, de périurbain, de petites villes, très inquiétant­s. Dans certains territoire­s, on observe un effondreme­nt qui n’est pas seulement économique, mais aussi social, voire général. C’est un phénomène important et qui ne va pas s’effacer demain, que les troubles sociaux s’arrêtent ou pas. Le numérique a une importance première dans la capacité à répondre sur le long terme, mais aussi sur le court terme. Avoir des services publics qui sont facilement accessible­s par le numérique devient essentiel. »

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