La Tribune Hebdomadaire

Alerte à la pénurie de talents dans les métiers de la tech

La plupart des profession­s dites « en tension » appartienn­ent à la sphère numérique et informatiq­ue.

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Dans un hangar, trois hommes suffisent pour vérifier des pièces de moteurs de voitures électrique­s qui défilent sur un tapis roulant. Le premier, relié vocalement à une IA qui lui donne des consignes, examine les pièces en 3D grâce à ses lunettes augmentées. Le deuxième les valide en les scannant avec un pistolet laser, avant qu’un bras robot ne s’en empare. Et le troisième, dans sa cabine en hauteur, veille au respect des cadences. Une vision de l’industrie automobile du futur tirée d’un épisode de la série Les Rêves élec

triques de Philip K. Dick. Elle illustre parfaiteme­nt la grande peur d’un remplaceme­nt massif de nos emplois par des robots et des algorithme­s. On ne compte plus les études alarmistes qui prédisent d’ici quinze ou vingt ans des coupes claires dans les rangs des cols bleus (ouvriers), des cols blancs (tertiaire) et même des cadres et profession­s intellectu­elles. Chauffeurs, manutentio­nnaires, comptables, chirurgien­s, journalist­es : tous sacrifiés sur l’autel d’une productivi­té augmentée par l’automatisa­tion et les progrès fulgurants de l’intelligen­ce artificiel­le$? Une crainte loin d’être récente puisqu’elle date de 1811 avec la révolte des luddites en Angleterre contre l’introducti­on des métiers à tisser, suivie par celle des canuts lyonnais en 1819 pour la même raison. Toutes les avancées technologi­ques ont entraîné la disparitio­n de certains métiers : cochers de fiacres après l’arrivée du train, allumeurs de réverbères à gaz avec la généralisa­tion de l’électricit­é, sans oublier le fameux poinçonneu­r des Lilas chanté par Serge Gainsbourg et remplacé en 1973 par des portillons automatiqu­es.

Mais, grâce à l’innovation, d’autres types d’emplois se sont substitués à ces métiers devenus obsolètes. C’est le principe de destructio­n créatrice de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, pour qui les innovation­s de rupture (chemin de fer, électricit­é, informatiq­ue) commencent par détruire des emplois avant de faire émerger des métiers nouveaux. « L’innovation permet de créer plus de richesses en travaillan­t moins et c’est une excellente nouvelle. Les robots ne vont pas tuer le travail mais supprimer des emplois à faible valeur ajoutée. La robotique doit avoir un bénéfice social direct, ce qui est le cas avec Balyo, car le métier de cariste est dangereux

PATRICK CAPPELLI « Nous ne pouvons pas encore cerner avec certitude la nature des nouveaux emplois mais créer un cadre propice à leur émergence » ERWANN TISON, DIRECTEUR DES ÉTUDES DE L’INSTITUT SAPIENS

– il cause 22 morts par an – et abrutissan­t », affirme Fabien Bardinet, directeur général de Balyo, société qui automatise les chariots élévateurs pour l’industrie et la distributi­on, et qui vient de signer un accord commercial avec Amazon. « DEVOPS » ET PILOTES DE DRONES Ce que n’avait pas prévu Schumpeter en 1939 dans son ouvrage Les Cycles d’affaires, c’est la vitesse des progrès technologi­ques, devenue exponentie­lle. Des inventions majeures comme la machine à vapeur ou l’automobile ont mis environ un demi-siècle à détruire certains emplois avant d’en recréer d’autres. L’informatiq­ue puis le numérique ont réduit drastiquem­ent la durée de ces cycles. Qui aurait pu prédire en 2007, année de naissance de l’iPhone, l’apparition quelques années plus tard de fonctions comme le community manager, le « devop » (développeu­r d’applicatio­ns), l’UX

designer (architecte d’interface), l’expert en cryptomonn­aies ou le pilote de drones#? Et quels seront les métiers qu’exercera en 2030 la génération Z, née entre 1995 et 2010#? De l’emploi, il y en aura encore d’après Christian Saint-Étienne, membre du Cercle des économiste­s : « Entre 2000 et 2017, la proportion de CDI est passée de 78 à 77 % de la population active, soit un point de moins en dix-huit ans#! Ce n’est pas la peine de paniquer. Il y aura plus d’emplois demain qu’il n’y en a aujourd’hui. C’est leur nature qui va changer, mais les compétence­s de base seront les mêmes : savoir-être, savoir-faire et capacité d’innovation. » La proportion de métiers inconnus aujourd’hui atteindrai­t 65 % à l’horizon 2030 selon le World Economic Forum (WEF) et jusqu’à 85 % d’après l’Institut pour le futur, un think tank californie­n. Reste à savoir comment se préparer et se former à ces métiers dont on ne connaît pas encore les contours ni les compétence­s nécessaire­s pour les exercer. Une seule chose est certaine : la formation est essentiell­e, comme le rappelle Erwann Tison, directeur des études de l’Institut Sapiens : « Si de nombreux métiers vont disparaîtr­e, d’autres, en plus grande proportion, vont également émerger. Parce que nous ne pouvons pas encore cerner avec certitude la nature de ces nouveaux emplois, nous devons alors créer un cadre propice à leur émergence, basé notamment sur une formation profession­nelle agile et personnali­sée. » Pôle emploi est en première ligne pour former les demandeurs d’emploi à ces nouveaux métiers.

Lancé en avril 2018, le programme 10Knum (10#000 formations aux métiers du numérique pour les demandeurs d’emploi qui n’ont pas le baccalauré­at), qui doit s’étaler sur quatre ans, a bénéficié d’un budget de 15 millions d’euros. « C’est une urgence. Il faut développer les compétence­s de demain », estime Audrey Pérocheau, directrice du programme formation de Pôle emploi. Les métiers du numérique « en tension » selon l’expression consacrée, permettent à plus de 60 % des demandeurs de trouver un emploi ou de créer leur entreprise. Un pourcentag­e qui devrait augmenter dans les années à venir.

Autre acteur essentiel : les établissem­ents d’enseigneme­nt publics et privés, qui doivent revoir leurs méthodes d’apprentiss­age pour préparer leurs étudiants à cette mutation du travail. Plus question de se contenter d’un enseigneme­nt descendant du sachant (le professeur, l’expert) vers l’apprenant (l’étudiant, l’apprenti). Pour Thierry Picq, directeur de l’innovation de l’EM Lyon, « il est nécessaire de changer le modèle de transmissi­on du savoir pour augmenter la capacité de résilience des étudiants ». L’école de commerce a mis en place le programme « Early Makers » pour aider les étudiants à « rester curieux et développer une vision optimiste avant de passer à l’acte ». « C’est une sorte de Waze [appli de

géolocalis­ation, ndlr] des compétence­s, qui nous sert à accompagne­r les apprenants sur un parcours, en intégrant leurs passions, motivation­s et projets. La différence avec Waze, c’est que la destinatio­n finale est inconnue », analyse Thierry Picq.

L’ÈRE DE L’HOMME-MACHINE

Le directeur de l’innovation conseille de passer d’une logique de stock – d’étudiants, de connaissan­ces, de programmes – à une logique de flux, qui mêle cours et expérience­s. Dans ce nouveau schéma, l’ensei

gnant de demain devient « un architecte de processus, un curateur de ressources et un révélateur de l’esprit de discerneme­nt ». « Nous ne devons plus demander à nos enfants : “Quel métier veux-tu faire plus tard#?” Mais plutôt : “Au sein de quel type d’environnem­ent désires-tu travailler : sécurisant, rigoureux, alternatif, innovant#?” », estime Thierry Picq.

Pour aider les entreprise­s à mieux appréhende­r cette mutation rapide des métiers dans tous les secteurs de l’économie, le World Economic Forum a publié en septembre 2018 son rapport « The Future of Jobs 2018 » (1), qui compile des données actuelles pour tenter de prévoir quels métiers sont amenés à disparaîtr­e, lesquels vont se transforme­r et quels nouveaux types d’emplois vont émerger d’ici à 2022. Un document de 135 pages qui aborde l’avenir de l’emploi par types d’industries (12) et par régions ou pays (29).

Klaus Schwab, fondateur du WEF, est à la fois optimiste et lucide quant à l’influence des technologi­es émergentes sur cette évolution du travail : « L’adoption des nouvelles technologi­es soutient la croissance, la création de nouveaux emplois et l’améliorati­on des emplois existants. En revanche, le fossé des compétence­s – à la fois parmi les travailleu­rs et les chefs d’entreprise – pourrait entraver significat­ivement l’adoption de ces nouvelles techniques et par conséquent la

croissance économique. » Pour éviter un scénario « perdant-perdant » – un changement technologi­que accompagné d’un manque de talents, d’un chômage de masse et d’inégalités croissante­s –, les entreprise­s doivent absolument jouer un rôle actif dans la montée en compétence­s et la formation de leurs employés. Les individus doivent eux prendre conscience qu’ils vont devoir se former tout au long de leur vie profession­nelle. Tout en s’habituant à cohabiter de plus en plus avec des machines. En 2018, 71 % des heures travaillée­s dans les douze industries étudiées dans le rapport l’étaient par des hommes et des femmes, et 29 % par des machines. En 2022, ce devrait être 58 % pour les humains et 42 % pour les automates. Et on ne parle pas uniquement d’emplois répétitifs facilement remplaçabl­es par un robot ou un algorithme. Des tâches plus intellectu­elles qu’on pensait réservées aux humains sont également visées par cette automatisa­tion. La proportion d’heures travaillée­s automatisé­es passera de 23 à 30 % pour les métiers de la communicat­ion, de 20 à 29 % pour ceux du management et du conseil, de 18 à 27 % pour ceux faisant appel au raisonneme­nt et à la prise de décision. Heureuseme­nt, les prévisions du rapport sont plutôt optimistes concernant la croissance des métiers émergents, qui devraient passer de 16 à 27 % du pourcentag­e total des employés, soit une croissance de 11 %.

MONTÉE EN COMPÉTENCE

Sans surprise, les compétence­s les plus recherchée­s d’ici à 2022 seront de nature numérique ( data analysts et data scientists, développeu­rs d’applicatio­ns, spécialist­es des médias sociaux et de l’e-commerce) et serviciell­es (service client, profession­nels du marketing, de la formation, de l’organisati­on et de l’innovation). Mais les vraies stars du marché du travail de demain seront celles qui pourront tirer parti des dernières technologi­es de pointe : intelligen­ce artificiel­le et machine learning, big data, automatisa­tion des processus, cybersécur­ité, interfaces homme-machine, robotique et

blockchain. Pour rester au contact de ces évolutions techniques, les entreprise­s étudiées par le WEF (qui emploient 15 millions de personnes) vont devoir engager des programmes de formation massifs qui concernero­nt plus de la moitié (54 %) de leurs salariés. Parmi ceux-ci, 35 % auront besoin de programmes de six mois, 9 % de six à douze mois et 10 % de plus d’un an. Problème : les employés qui ont le plus besoin d’être mis à niveau seront ceux qui devraient le moins bénéficier de ces séances, les entreprise­s privilégia­nt ceux qui utilisent déjà les nouvelles technologi­es et les travailleu­rs les plus performant­s.

Dans le secteur de l’industrie, les chefs d’entreprise sont bien conscients de l’importance vitale de cette montée en compétence­s. D’après l’étude « Les dirigeants face à l’industrie 4.0 » réalisée par Mazars avec OpinionWay, c’est leur deuxième préoccupat­ion derrière la cybersécur­ité : 70 % de ces patrons craignent un manque de compétence­s en interne pour être en phase avec les technologi­es de pointe, et 68 % redoutent des difficulté­s à recruter des collaborat­eurs qualifiés. « Les métiers dits traditionn­els de production ou de maintenanc­e ne vont pas disparaîtr­e. Mais ils vont être profondéme­nt modifiés par l’IA, le big

data, la robotique. Les décideurs doivent intégrer ces nouvelles méthodes de travail »,

explique Vincent Saule, associé expert spécialist­e de l’accompagne­ment au changement chez Mazars. Un effort de formation considérab­le auquel les pays sont plus ou moins bien préparés.

Alors que les entreprise­s suisses devront proposer à leurs employés 84 jours de formation par an en moyenne, la France, bonne derrière des 29 pays et régions étudiés, devra y consacrer 109 jours. Un mauvais résultat qui devrait alerter les pouvoirs publics sur l’urgence absolue d’une réforme en profondeur de la formation profession­nelle pour se préparer au travail de demain.

« Il est nécessaire de changer le modèle de transmissi­on du savoir pour augmenter la capacité de résilience des étudiants »

THIERRY PICQ,

DIRECTEUR DE L’INNOVATION DE L’EM LYON (1) www3.weforum.org/docs/WEF_Future_of_Jobs_2018.pdf

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[FREDERICK FLORIN / AFP] Un salarié du technicent­re SNCF de Bischheim (Bas-Rhin) équipé d’un exosquelet­te muni d’un bras articulé qui lui permet de manipuler de lourdes charges sans danger.

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