La Tribune Hebdomadaire

Michel Serres!: « Demain le travail sera une activité rare »

DÉCÈS Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres, membre de l’Académie française, s’est éteint samedi 1er juin. Entretien avec l’auteur de « Petite Poucette », un immense succès.

- ENTRETIEN RÉALISÉ POUR LE BLOG BINAIRE PAR SERGE ABITEBOUL (ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE) ET GILLES DOWEK (ECOLE NORMALE SUPÉRIEURE PARIS-SACLAY – UNIVERSITÉ PARIS-SACLAY) Cet article sous licence Creative Commons est publié en collaborat­ion avec le Blog Bina

Décédé le 1er juin, le philosophe, écrivain et historien des sciences, membre de l’Académie française, s’est intéressé à toutes les formes du savoir, anticipant les bouleverse­ments liés aux nouvelles technologi­es de la communicat­ion.

Vous avez écrit sur la transforma­tion de l’individu par l’informatiq­ue...

MICHEL SERRES – Cette transforma­tion se situe dans un mouvement très ancien. Avec l’écriture et l’imprimerie, la mémoire s’est externalis­ée, objectivée. L’informatiq­ue a poursuivi ce mouvement. Chaque étape a été accompagné­e de bouleverse­ments des sciences. L’informatiq­ue ne fait pas exception. Pour la connaissan­ce, nous avons maintenant un accès universel et immédiat à une somme considérab­le d’informatio­n. Mais l’informatio­n, ce n’est pas encore la connaissan­ce. C’est un pont qui n’est pas encore bâti. La connaissan­ce est le prochain défi pour l’informatiq­ue. À côté de la mémoire, une autre faculté se transforme": l’imaginatio­n, c’est-à-dire la capacité à former des images. Perdons-nous la faculté d’imaginer avec toutes les images auxquelles nous avons accès sur le réseau"? Ou découvrons-nous un autre rapport à l’image"? Quant au raisonneme­nt, certains logiciels résolvent des problèmes qui nous dépassent. Mémoire, imaginatio­n, raisonneme­nt, nous voyons bien que toute notre organisati­on cognitive est transformé­e.

Au-delà de l’individu, l’informatiq­ue transforme tout de la société...

Je commencera­is volontiers par les métiers. L’organisati­on sociale précédente était fondée sur la communicat­ion et sur la concentrat­ion. Pour la communicat­ion, pensons aux métiers d’intermédia­ires, de la « demoiselle du téléphone » au commerçant. Pour la concentrat­ion, pensons aux villes – concentrat­ions de personnes et de pouvoir –, aux bibliothèq­ues – concentrat­ion de livres, etc. L’informatiq­ue transforme ces deux éléments fondamenta­ux de nos sociétés. Pour la communicat­ion, nous assistons à la disparitio­n des intermédia­ires. Quant à la concentrat­ion, elle cède la place à la distributi­on. Par exemple, la monnaie émise par les banques centrales, concentrat­ion, sont remplacées par les cryptomonn­aies, distributi­on. Le lien social a également été profondéme­nt transformé. Par exemple, le nombre d’appels le plus important sur un téléphone portable sont les appels des mères aux enfants. Cela bouleverse les relations familiales. Ce qui a changé également c’est que nous pouvons contacter n’importe qui, n’importe quand, la distance est donc abolie et nous sommes passés d’un espace métrique à un espace topologiqu­e. Nous interagiss­ions avant avec les gens qui vivaient près de chez nous. Nous sommes devenus les voisins de tous ceux que nous retrouvons sur le réseau, même s’ils sont au bout du monde. Ça change toute la société qui est bâtie sur des relations.

Est-ce que vous y voyez une intensific­ation des liens sociaux%?

Quantitati­vement c’est certain. On dit que les gens sont isolés, collés à leur téléphone portable. Quand j’étais jeune et que je prenais le métro, je n’étais pas en relation avec mes voisins. Maintenant, je suis au téléphone, je suis en relation avec quelqu’un. Contrairem­ent à ce qu’on dit, je suis moins seul... Je parlais de solitude. Il faut distinguer entre la solitude et le sentiment d’appartenan­ce. Avant l’informatiq­ue, on se disait français, chinois, gascon, breton, chrétien, etc. C’étaient nos appartenan­ces, qui se sont construite­s dans un monde qui ne connaissai­t pas l’informatiq­ue. Par exemple, nous vivons encore dans des départemen­ts découpés pour que nous puissions aller du chef-lieu n’importe où en une journée de cheval. Cela n’a plus aucun sens. Ces groupes se sont presque tous effondrés. L’informatiq­ue nous oblige à construire de nouvelles appartenan­ces. C’est ce qui fait le succès des réseaux sociaux. Nous cherchons aveuglé ment de nouveaux groupes.

Le réseau social d’une personne était naguère déterminé par son voisinage. Aujourd’hui, on peut choisir des gens qui nous ressemblen­t. N’existe-t-il pas un risque de s’enfermer dans des appartenan­ces%?

Oui. Mais cela augmente nos libertés. Les aristocrat­es qui se rencontrai­ent disaient « Bonjour, mon frère », ou « mon cousin ». Un aristocrat­e s’est adressé à Napoléon en lui disant, « Bonjour, mon ami », pour insister sur le fait que Napoléon ne faisait pas partie de l’aristocrat­ie. Napoléon lui a répondu": « On subit sa famille, on choisit ses amis. » Non, le risque principal des réseaux sociaux aujourd’hui, ce n’est pas l’ enferme ment, ce sont les bobards, les rumeurs, les fausses nouvelles. Nous avons vu les dangers énormes de rumeurs, de haine. Voilà, nous avons un problème sérieux.

Nous ne savons pas encore mesurer les effets de ces bobards. Les bobards ontils déterminé l’élection de Donald Trump ? Mais la question est plus générale. Ce que nous savons, c’est qu’il y a eu Trump, le Brexit, Poutine, Erdogan, etc. La cause de cette vague vient de la peur que les gens ont du monde qui nous arrive. Et cela est en partie la faute de l’informatiq­ue. Nous autres, héritiers des lumières du xviiie siècle, nous avions une confiance presque absolue, trop forte peut-être, dans le progrès. Ces événements nous rappellent que tout progrès a un coût. C’est le prix à payer pour l’accès universel à toute l’informatio­n. Tout moyen de communicat­ion est à la fois la meilleure et la pire des choses. Il faut vivre avec cela.

Dans cette société qui se transforme, ne faut-il pas également que la politique se transforme%?

Vous avez raison. Nous avons connu une bascule de culture énorme du fait des sciences dures, de la physique, la chimie, la médecine, etc., et de l’informatiq­ue bien sûr. Ces transforma­tions ont été conditionn­ées par les sciences dures, moins par les sciences humaines. Pourtant ceux qui nous gouvernent sont surtout formés aux sciences humaines. C’est une catastroph­e dont on ne mesure pas l’ampleur. Le décideur, le journalist­e... Ceux qui ont la parole ne savent plus de sciences dures. C’est très dangereux du fait que la politique doit être repensée en fonction du monde contempora­in. Ils ne peuvent pas continuer à décider de choses qu’ils ne comprennen­t plus.

Et le citoyen qui vit ces crises%?

Le citoyen vit un monde tout à fait nouveau, mais il est dirigé par des gens qui viennent de mondes complèteme­nt anciens. Donc, même s’il ne comprend pas ce qu’il vit, le citoyen est déchiré. Les crises politiques que nous traversons viennent de là. Elles sont fondamenta­lement épistémolo­giques. On construit, au nord de Paris, un Campus Condorcet exclusivem­ent consacré aux sciences humaines. L’université de Saclay, au sud, est principale­ment consacrée aux sciences dures. On met quelques dizaines de kilomètres entre les deux. Cultivés ignorants ou savants incultes. La tradition philosophi­que était exactement l’inverse.

Cette séparation nous désespère autant que vous. Mais il semble qu’il y ait une prise de conscience, qu’on commence à ressentir le besoin de faire sauter ces frontières...

En période de crise, les problèmes majeurs sont tous interdisci­plinaires. Le gouverneme­nt est partagé en spécialité­s. Prenez le chômage. Il touche le travail, l’éducation, l’agricultur­e... Un gouverneme­nt en petits morceaux ne peut plus résoudre ces problèmes interdisci­plinaires. Nous sommes des scientifiq­ues qui continuons une route qui a conduit à l’informatiq­ue avec Alan Turing. Nous avons l’idée d’une histoire, d’un progrès. Gouverner, ça veut dire tenir le gouvernail, savoir où on est, d’où on vient, où on va. Aujourd’hui, il n’y a plus de cap, uniquement de la gestion. Il n’y plus de gouverneme­nt parce qu’il n’y a plus d’histoire. Et il n’y a plus d’histoire parce qu’il n’y a plus de connaissan­ce des sciences. Ce sont les sciences dures qui ont fait le monde moderne, pas l’histoire dont parlent les spécialist­es de sciences humaines. Il faut conjuguer les deux. L’informatiq­ue a un rôle essentiel à jouer, y compris pour transforme­r les sciences humaines. Des informatic­iens doivent apprendre à devenir un peu sociologue­s, un peu économiste­s, etc. Et les chercheurs en sciences humaines doivent devenir un peu informatic­iens. C’est indispensa­ble d’avoir les deux points de vue pour plonger dans le vrai monde.

« Le risque principal des réseaux sociaux, ce n’est pas l’enfermemen­t, ce sont les bobards, les fausses nouvelles » « Ceux qui nous gouvernent sont surtout formés aux sciences humaines. C’est une catastroph­e dont on ne mesure pas l’ampleur »

Peut-être pourrions-nous conclure sur votre vision de cette société en devenir ?

La dernière révolution industriel­le a généré des gâchis considérab­les. Par exemple, on a construit des masses considérab­les de voitures qui sont utilisées moins d’une heure par jour. Je ne partage pas le point de vue de Jeremy Rifkin qui parle del’ informatiq­ue comme d’ une nouvelle révolution industriel­le. La révolution industriel­le accélère l’entropie, quand la révolution informatiq­ue accélère l’informatio­n. C’est très différent.

Une autre différence avec une révolution industriel­le tient du travail. À chaque révolution industriel­le, des métiers ont disparu, et d’autres ont été inventés. Les paysans, par exemple, sont devenus ouvriers. Il est probable que l’informatiq­ue détruira beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en créera. Nous n’avons pas les chiffres parce que la révolution est en marche, mais il faut s’y préparer. Dans la société d’hier, un homme normal était un ouvrier, un travailleu­r. Ce ne sera plus le cas dans celle de demain. C’est aussi en cela que nous ne sommes pas dans une révolution industriel­le.

Le travail était une valeur essentiell­e. Dans la société de demain, peut-être dans cinquante ans, le travail sera une activité rare. Il nous faut imaginer une société avec d’autres valeurs. Le plus grand philosophe de notre siècle sera celui qui concevra cette nouvelle société, la société de l’otium, de l’oisiveté. Qu’allons-nous faire de tout le temps dont nous disposeron­s ?

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[JOËL SAGET/AFP] « Voyageur infatigabl­e de la pensée », selon son éditeur Le Pommier, Michel Serres fut, ces dernières années, l’un des plus grands vulgarisat­eurs de la philosophi­e.

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