La Tribune Hebdomadaire

Comment l’affaire Huawei pourrait remodeler l’avenir du numérique

TÉLÉCOMS La crise entre Huawei et Washington est révélatric­e de profondes tensions entre acteurs des nouvelles technologi­es, qui pourraient mener à une fragmentat­ion de la Toile.

- GUILLAUME RENOUARD, À SAN FRANCISCO

La tension ne cesse de grimper entre le gouverneme­nt américain et le géant chinois des télécommun­ications Huawei ( La Tribune des 31 mai et

22 février). La querelle a démarré en décembre dernier, lorsque le départemen­t de la justice américain a accusé l’entreprise d’avoir dérobé des secrets technologi­ques à l’opérateur T-Mobile, et violé l’embargo imposé par les États-Unis contre l’Iran. Accusation­s qui ont mené à l’arrestatio­n de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei et fille du fondateur, au Canada. L’affaire s’est considérab­lement envenimée au cours du mois de mai, prenant désormais les allures d’une crise majeure dans le monde des nouvelles technologi­es. L’administra­tion Trump a d’abord placé Huawei sur une liste rouge d’entreprise­s soumises à des restrictio­ns en matière commercial­e.

Google a emboîté le pas au gouverneme­nt américain, coupant l’accès de Huawei à Android sur ses nouveaux téléphones, ce qui signifie que les consommate­urs ne pourront utiliser ni Gmail, ni Google Maps, ni YouTube sur ces appareils. Plusieurs fabricants de puces électroniq­ues, dont les américains Qualcomm, Intel et Broadcom, ainsi que le britanniqu­e ARM, ont également annoncé qu’ils ne vendraient plus de composants à Huawei. Le constructe­ur chinois a aussi été exclu de la Wi-Fi Alliance, une organisati­on à but non lucratif basée aux États-Unis, qui délivre des certificat­ions pour cette technologi­e.

L’entreprise japonaise Softbank a de son côté annoncé qu’elle travailler­ait avec Nokia et Ericsson pour construire ses équipement­s 5G, écartant Huawei qui devait auparavant faire partie de ses partenaire­s. Le gouverneme­nt chinois envisage désormais de riposter, des rumeurs évoquant notamment des sanctions contre Apple, bien que le CEO de Huawei s’y soit publiqueme­nt opposé. Si l’affaire a d’abord pris la forme de mesures du gouverneme­nt américain à l’encontre de Huawei, elle implique donc désormais plusieurs entreprise­s des nouvelles technologi­es, prises dans un feu croisé entre les intérêts américains et chinois.

UN ENCOMBRANT RIVAL

Officielle­ment, la mise en quarantain­e de Huawei est motivée par de supposées défaillanc­es de l’entreprise en matière de cybersécur­ité, et par sa trop grande proximité avec le gouverneme­nt chinois. Mais dans un contexte où la Chine s’impose progressiv­ement comme un géant du numérique, il est difficile de ne pas y voir une tentative de mettre à terre un rival qui menace la suprématie des entreprise­s américaine­s dans plusieurs domaines clefs. Huawei est ainsi le second fabricant de smartphone­s au monde en termes de parts de marché, derrière le coréen Samsung et devant l’américain Apple, dépassé en 2017. Le géant des télécommun­ications chinois est également bien parti pour se positionne­r en leader sur la cinquième génération de standards pour téléphonie mobile, ou 5G. Cette innovation majeure promet d’accélérer massivemen­t le déploiemen­t de l’Internet des objets, à travers la robotique, les infrastruc­tures connectées ou encore la voiture autonome. Certaines analyses prédisent que ce marché pourrait atteindre les 123 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années. Or, Huawei semble bien parti pour se tailler la part du lion. L’entreprise a notamment décroché de nombreux contrats

5G sur le Vieux Continent, grillant la politesse à ses rivaux américains (Qualcomm, AT&T et Verizon) grâce à une offre de meilleure qualité pour un coût plus attractif. Huawei est aussi à la pointe de la recherche sur l’intelligen­ce artificiel­le (IA), technologi­e qui fait l’objet d’une compétitio­n acharnée entre la Chine et les ÉtatsUnis. Il vient de lancer un laboratoir­e de recherche autour de l’IA à Singapour et ses téléphones s’appuient notamment sur cette technologi­e pour prendre de meilleures photos. La piste d’une guerre technologi­que déguisée lancée par l’administra­tion Trump contre le rival chinois est d’autant plus difficile à ignorer que le président américain s’est depuis plusieurs mois lancé dans une guerre commercial­e de grande ampleur contre l’empire du Milieu, qu’il accuse de faire de la concurrenc­e déloyale aux entreprise­s américaine­s. Le locataire de la Maison Blanche a ainsi lancé plusieurs vagues de mesures protection­nistes visant l’importatio­n de produits chinois sur le sol américain. Lors d’une conférence de presse, Donald Trump a du reste affirmé que les sanctions contre Huawei pourraient être levées dans le cadre d’un accord commercial avec la Chine.

VERS UNE FRACTURATI­ON EST-OUEST DU NET"?

Que Donald Trump soit ou non prêt à négocier un compromis avec le gouverneme­nt chinois, le fait que les géants des nouvelles technologi­es soient désormais impliqués dans l’affaire rend la désescalad­e moins probable. Huawei semble prêt à faire une croix définitive sur Android$: l’entreprise a annoncé qu’elle travaillai­t déjà à la conception de son propre système d’exploitati­on maison pour remplacer celui de Google, lequel pourrait être opérationn­el dès 2020. Rappelons que différents services, dont l e mot e u r d e recherche Google et Google Play Store, sont déjà inaccessib­les depuis l’empire du Milieu.

La guerre lancée par le gouverneme­nt américain envers Huawei pourrait donc contribuer à renforcer encore les spécificit­és de l’écosystème technologi­que chinois. Au-delà de la compétitio­n autour des technologi­es de pointe, c’est ainsi une nouvelle menace qui se profile. Celle d’un Internet en voie de balkanisat­ion. En septembre 2018, Eric Schmidt, ancien président de Google, a exprimé sa crainte de voir l’Internet se scinder en deux, avec un pôle dominé par la Chine et l’autre par les États-Unis, chacun marqué par un écosystème technologi­que bien distinct.

D’autres analystes, soulignant le cadre réglementa­ire particulie­r institué par l’Union européenne, notamment à travers le RGPD, prévoient que l’Europe constituer­a également un troisième pôle distinct. « Nous assistons déjà à la balkanisat­ion de la technologi­e dans de nombreux domaines », confie ainsi Zvika Krieger, Head of Technology Policy du Forum économique

mondial, à la MIT Technology Review. « Si cette tendance se poursuit, les entreprise­s devront créer différents produits pour différents marchés, conduisant ainsi à davantage de divergence­s encore. » Une évolution qui aurait de nombreuses conséquenc­es négatives. Les acteurs devant composer avec différente­s zones de régulation­s, l’innovation serait entravée. La chaîne de valeur des entreprise­s, largement mondialisé­e et digitalisé­e, serait considérab­lement handicapée. Les startups auraient également davantage de mal à s’étendre à l’internatio­nal, ce qui réduirait la compétitio­n et favorisera­it les monopoles institués. Huawei serait donc loin d’être le seul à pâtir d’une aggravatio­n de la crise.

« Les entreprise­s devront créer différents produits pour différents marchés »

ZVIKA KRIEGER,

FORUM ÉCONOMIQUE MONDIAL

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En mai, l’administra­tion Trump a placé Huawei sur une liste rouge d’entreprise­s soumises à des restrictio­ns en matière commercial­e. Plusieurs firmes occidental­es ont alors décidé que le géant chinois ne pourrait plus utiliser leurs produits.
[REUTERS/JORGE SILVA ] LA FIÈVRE MONTE En mai, l’administra­tion Trump a placé Huawei sur une liste rouge d’entreprise­s soumises à des restrictio­ns en matière commercial­e. Plusieurs firmes occidental­es ont alors décidé que le géant chinois ne pourrait plus utiliser leurs produits.
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[REUTERS/THOMAS PETER] Le président chinois, Xi Jinping, et son homologue américain, Donald Trump, à Pékin, en novembre 2017.

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