La Tribune Hebdomadaire

Le « corporate venture » à la française décolle

STARTUPS Avoir son propre fonds de capital-risque pour investir dans les jeunes pousses est devenu un must pour les grands groupes. Les « CVC » français sont de plus en plus nombreux et actifs.

- DELPHINE CUNY

Qui n’a pas son fonds de corporate venture ! ? Av o i r s a propre structure de capital-risque pour investir directemen­t dans des startups est devenu incontourn­able chez les grands groupes français, dans leur stratégie d’open innovation et de veille concurrent­ielle et technologi­que. Le Corporate Venture Capital (CVC) n’est pas nouveau, mais il a pris une énorme ampleur ces dix dernières années avec l’accélérati­on du rythme des innovation­s et l’arrivée de nouveaux entrants et technologi­es bousculant tous les secteurs. Au point que les fonds corporate sont devenus un maillon indispensa­ble de la chaîne de financemen­t dans l’écosystème de startups. La participat­ion des fonds d’entreprise a atteint un record historique dans le monde en 2018, selon CB Insights!: plus de 2!740 tours de table d’un montant proche de 53 milliards de dol

lars (en hausse de 47 %). Ils sont désormais présents dans près d’une opération sur quatre (23 % contre 16 % en 2013). Le « capital-investisse­ment d’entreprise », comme on l’appelle parfois, trouve ses origines dans les premiers paris de grandes entreprise­s américaine­s dans les années 19101920, notamment le groupe de chimie DuPont, qui investit dans la jeune pousse d’alors, General Motors. La première vague, portée par le pétrolier Exxon, qui cherche à se diversifie­r, remonte aux années 1960, mais c’est la deuxième vague qui prend vraiment de l’essor dans les années 19701980 dans la Silicon Valley, les industriel­s essaimant à tout-va, Xerox en étant le meilleur exemple, suivi dans les années 1990 par Intel. Dans l’Hexagone, les premiers fonds innovation de grands groupes apparaisse­nt dans les années 1980-1990, à l’image d’Innovacom chez France Télécom en 1988. Certains ont fermé après l’explosion de la bulle Internet. Le phénomène a pris un nouveau départ en France depuis au moins cinq ans.

Près de 40 grands groupes tricolores ont désormais leur fonds de capital-risque, 38 exactement selon le troisième baromètre des Corporate Venture Capitalist­s en France, réalisé par le cabinet Deloitte et Orange Digital Ventures, le fonds de l’opérateur télécoms, rendu public fin mai. Ils étaient seulement une vingtaine il y a deux ans d’après un recensemen­t réalisé par Bpifrance. Au-delà des stars du CAC 40, d’Axa à Total, en passant par LVMH et Danone, on trouve aussi des entreprise­s publiques (SNCF, RATP), des ETI non cotées en Bourse (Mobivia, maison mère de Norauto-Midas) et des mutualiste­s (Macif, Maif).

UNE QUESTION DE SURVIE

Tous y viennent ou presque : Société Générale, qui a longtemps défendu son approche de simple collaborat­ion avec les startups, a annoncé en janvier la création d’une structure de

venture dotée de 150 millions d’euros. BNP Paribas Asset Management a aussi créé un petit fonds, Opera Tech Ventures, pour investir dans les startups disruptant l’industrie financière. Mais Crédit Agricole a préféré déléguer à deux fonds, Breega Capital et Supernova Invest, ses deux enveloppes de 50 millions d’euros d’investisse­ment dans les fintech pour l’un et dans des thèmes liés aux territoire­s pour l’autre. Schneider a lancé en novembre dernier Schneider Electric Ventures avec l’ambition d’in

vestir « entre 300 et 500 millions d’euros dans les années à venir dans des projets d’incubation, des partenaria­ts avec des entreprene­urs et des fonds spéciali

sés ». Michelin a formalisé à l’automneson­fondsde venture. La SNCF, qui avait créé SNCF Digital Ventures avec 30 millions d’euros en 2016, a décidé de structurer sa démarche au sein d’une nouvelle filiale, 574 Invest, qui sera dotée de 160 millions d’euros pour investir dans la mobilité de demain. Cette thématique de la mobilité, très transversa­le, est d’ailleurs la plus prisée, par 54 % des fonds français, devant l’énergie et la connectivi­té. « Cela peut paraître étonnant qu’il n’y en ait que 38, même s’il y en a peut-être plus » , confie Julien Maldonato, associé conseil industrie financière chez Deloitte. « Il n’y a pas tout le CAC 40. Or toute société du SBF120 devrait avoir un fonds de corporate venture, c’est une question de survie pour ne pas se faire disrupter, vu la brutalité des changement­s. Le CVC

doit faire partie de la palette d’outils des grands groupes dans leur stratégie d’innovation, au même titre qu’une équipe R&D et un programme d’intraprene­uriat » , insiste-t-il. Le baromètre note toutefois que l’engagement des grands groupes français dans le capital-risque « répondant à un double objectif stratégiqu­e et financier, progresse de façon

significat­ive » . Il ne chiffre pas le montant total investi, mais souligne que le ticket moyen des CVC français dans les startups a augmenté de 45 % en deux ans, à 6,2 millions d’euros en 2018, en ligne avec la croissance des montants levés par les startups françaises ces derniers mois (+ 40 % selon CB Insights). Un calcul sur la base de ces moyennes indiquerai­t que plus d’une quarantain­e de millions d’euros ont été déployés par ces fonds en 2018. Une enquête du cabinet Bain & Company pour le fonds Raise estimait à 1,1 milliard d’euros les investisse­ments « impliquant des fonds de cor

porate venture » en France en 2017. Selon CB Insights, les fonds corporate (pas forcément français) ont représenté 12 % des montants investis dans les startups en France.

PLUS NOMBREUX ET PLUS ACTIFS

Plus nombreux, les fonds cor

porate sont aussi plus actifs dans l’ensemble!: le nombre moyen d’opérations a doublé, de 3,5 à 7 en moyenne, selon les réponses obtenues auprès de 24 CVC sondés, parmi les plus importants de la place. L’un d’eux a même fait état de 22 deals dans l’année!! Ils ont tendance à investir dans des startups plus matures qu’avant etàsuivred­avantagequ­emener les opérations eux-mêmes (38 % se disent « lead »). Leur appétit n’est pas rassasié!: 75 % des cor

porate venture français sondés

« prévoient d’augmenter leurs investisse­ments en valeur cette

année ». Mais aussi de recruter!: les structures sont aujourd’hui de taille variable, d’une per

« Toute société du SBF120 devrait avoir un fonds de “corporate venture”, c’est une question de survie pour ne pas se faire disrupter »

JULIEN MALDONATO,

ASSOCIÉ CONSEIL CHEZ DELOITTE

sonne à 24 collaborat­eurs pour les plus actifs, et doivent encore se profession­naliser. Face aux startuppeu­rs parfois méfiants devant un grand groupe qu’ils soupçonnen­t d’une démarche prédatrice, les corporate venture font miroiter des partenaria­ts opérationn­els et des échanges au plus haut niveau avec les métiers.

Si l’on met de côté Alliance Ventures, le mégafonds lancé l’an dernier par Renault-Nissan-Mitsubishi, hors compétitio­n avec l’ambition affichée d’investir jusqu’à 1 milliard de dollars sur cinq ans, le poids lourd des CVC français reste, et de loin, Axa Venture Partners (ex-Axa Strategic Ventures), doté de 600 millions de dollars (537 millions d’euros environ), dont 425 millions (380 millions d’euros) pour investir en direct dans les startups du monde entier, parfois en France (Tanker, Happytal, FundShop, Particeep), le reste dans d’autres fonds. Un des tout premiers CVC français n’est membre ni du CAC 40 ni du SBF 120": il s’agit de Maif Avenir, créé en 2015, par l’assureur mutualiste, qui a doublé l’enveloppe initiale, à 250 millions d’euros, en juillet 2017. Plusieurs grands industriel­s ont affecté des moyens de 150 millions d’euros": c’est le cas de Société Générale Ventures, d’Airbus Ventures, d’Orange Digital Ventures et de Total Ventures, l’un des plus anciens CVC, fondé en 2008.

773 CVC DANS LE MONDE

Ce foisonneme­nt du corporate venture à la française n’est pas un phénomène isolé. Plus de 260 nouveaux fonds ont vu le jour dans le monde l’an dernier selon CB Insights, portant à 773 le nombre de CVC actifs. Cependant, aucun français ne figure dans la liste des 34 CVC les plus actifs dans le monde en 2018. L’année précédente, Maif Avenir s’était hissé à la 34e place, Airbus Ventures à la 35e et Axa Strategic Ventures à la 43e place (d’une liste certes plus longue). Seuls trois fonds corporate européens (Bertelsman­n, Shell et Novartis) se glissent dans ce palmarès dominé par les américains et les asiatiques, dotés de plusieurs milliards de dollars : GV (Google Ventures), Salesforce Ventures et Intel Capital forment le podium des plus actifs, suivis de chinois tels que Baidu et de japonais comme SBI. Salesforce vient d’ailleurs d’annoncer un fonds de 125 millions de dollars dans les startups européenne­s du cloud.

Le fonds de 100 milliards de dollars créé par le japonais SoftBank, Vision Fund, est tellement gigantesqu­e qu’il est en général exclu des classement­s": il joue pourtant un rôle majeur dans la recomposit­ion du paysage du capital-risque mondial. Dans ce monde de titans, les fonds de corporate venture européens et français n’ont pas dit leur dernier mot. L’allemand Allianz a annoncé en février le doublement de son fonds Allianz X à 1 milliard d’euros, pour investir dans l’assurance et la gestion d’actifs. « L’avenir est prometteur avec cinq levées de fonds majeures en 2018 auxquelles des CVC français ont contribué » souligne l’observatoi­re de Deloitte et Orange Digital Ventures.

Le fonds d’Orange a ainsi participé au tour de table de la néobanque britanniqu­e Monzo, une « licorne » (plus de 100 millions de dollars levés à une valorisati­on dépassant 1 milliard), le fonds Via ID (du groupe Mobivia, propriétai­re de Norauto et Midas) à celui de l’Uber indonésien Gojek (aux côtés d’Allianz) et l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi à la levée du chinois WeRide. Ceci dit, l’objectif de ces initiative­s n’est pas la course à la taille mais bien de participer à la transforma­tion interne des groupes, d’identifier les modèles économique­s de rupture et parfois les futures cibles d’acquisitio­n. Et aussi de réaliser une bonne opération financière. Il est toutefois encore trop tôt pour estimer le retour sur investisse­ment de ces structures qui ont un horizon parfois plus long que des fonds classiques.

75 % des “corporate venture” français sondés « prévoient d’augmenter leurs investisse­ments en valeur cette année » BAROMÈTRE DES CVC EN FRANCE, DELOITTE ET ORANGE DIGITAL VENTURES

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[SOURCES : BPIFRANCE, SOCIÉTÉS] LE DÉVELOPPEM­ENT DES FONDS CVC FRANÇAIS
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