La Tribune Hebdomadaire

Le « hardware », la partie immergée de l’IA-ceberg

- ALEXIS HOUSSOU CEO ET FONDATEUR DE HARDWARE CLUB, UN FONDS D’INVESTISSE­MENT SPÉCIALISÉ DANS LE HARDWARE

TECHNOLOGI­E

Il y a quelques semaines, Elon Musk dévoilait avec fierté la toute dernière création de Tesla : une puce baptisée FSD. Selon lui, celle-ci devrait permettre aux véhicules de la marque d’accéder à l’autonomie complète d’ici quelques mois, affirmatio­n aussitôt mise en doute par son ancien fournisseu­r, Nvidia, qui en a profité pour vanter son propre système intégré consacré à la conduite autonome. S’il est difficile de trancher cette polémique, elle aura au moins eu un mérite : mettre en lumière l’importance cruciale du hardware pour les applicatio­ns de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). En réalité, en cherchant à développer sa propre puce spécialisé­e dans l’IA, Tesla ne fait que rejoindre la plupart des grands noms de la technologi­e. Depuis l’iPhone 8, Apple intègre à ses puces ce qu’il appelle un « Neural Engine ». Google a, de son côté, spécifique­ment conçu une puce baptisée Tensor Processing Unit (TPU) pour sa plateforme de machine learning TensorFlow. Amazon a procédé à plusieurs acquisitio­ns en ce sens pour renforcer les capacités de son enceinte connectée Echo, tandis que Facebook a également fait part de ses intentions en la matière. De leur côté, les spécialist­es du semi-conducteur ne sont pas en reste, à l’image d’Intel, qui a procédé à d’importante­s acquisitio­ns ces dernières années (Nervana, Mobileye) ou de Samsung, qui vient d’annoncer un colossal plan d’investisse­ment de plus de 100 milliards de dollars sur dix ans. Pourtant, ces grandes manoeuvres passent quelque peu inaperçues, tant ce sont les perspectiv­es d’applicatio­n qui monopolise­nt toute l’attention en matière d’IA. Dans l’effervesce­nce actuelle, il n’est question que de détection de signaux faibles ou de corrélatio­ns insoupçonn­ées, d’aide à la décision et d’automatisa­tion, de prédiction et de personnali­sation. Pour les startups, l’IA est même pratiqueme­nt devenue un passage obligé. La quasitotal­ité d’entre elles la mettent au menu de leur business plan et de leur feuille de route technologi­que, bien que, pour les trois quarts, cela ne reflète aucune réalité. Chacun promet monts et merveilles, et le caractère un peu mystérieux du terme ne fait qu’amplifier la confusion. Cependant, s’il est d’ores et déjà possible de tirer des bénéfices significat­ifs de l’IA, ceux-ci sont encore bien modestes au regard de son potentiel. Ce sont, comme on dit en anglais, les « low-hanging fruits », les fruits les plus facilement accessible­s. Mais les plus nombreux, et les plus juteux, se trouvent plus loin. Pour les atteindre, il faudra d’autres échelles que les systèmes actuels. Et c’est là tout l’enjeu de la course moins médiatisée, mais non moins acharnée, à l’innovation matérielle. Les principes sous-jacents des systèmes informatiq­ues ordinaires, y compris les plus puissants, ont été définis à une autre époque et pour d’autres contextes d’utilisatio­n : machines isolées et peu nombreuses, volumes de données restreints, technologi­es de production limitées, faibles contrainte­s énergétiqu­es et de sécurité… Ces architectu­res généralist­es ne peuvent pas tout à fait répondre aux exigences de l’IA, qui requiert des systèmes de pointe à tous les niveaux : pour bâtir les modèles, pour les éduquer et les opérer, que ce soit à distance, dans le cloud, ou de façon embarquée, et pour prendre les décisions au plus près de la donnée, avec une latence minimale (edge computing). À chacune de ces situations correspond une équation où intervienn­ent, dans des proportion­s variables, la puissance de traitement, la précision des calculs, la consommati­on d’énergie, l’enveloppe thermique, les volumes de données, la sécurité et le coût. En outre, ces exigences, et donc les solutions, peuvent varier en fonction du domaine d’applicatio­n, qu’il s’agisse de conduite autonome, de robotique industriel­le, d’objets connectés ou d’applicatio­ns digitales. Dès lors, on comprend que tous les grands noms de la technologi­e se penchent sur le sujet. Disposer de son propre matériel n’est pas seulement une question d’indépendan­ce vis-à-vis de ses fournisseu­rs, c’est aussi un avantage stratégiqu­e. Cela permet d’optimiser son système en l’intégrant de bout en bout ( full stack), mais aussi de le fermer, de manière à y conserver toutes ses précieuses données. Dans l’ombre des grands, de nombreuses startups travaillen­t elles aussi à créer les briques matérielle­s qui, demain, seront indispensa­bles aux applicatio­ns d’IA avancées. C’est, par exemple, le cas du Français LightOn, qui développe des processeur­s utilisant la lumière, ou encore de la licorne britanniqu­e Graphcore, dont l’Intelligen­ce Processing Unit (IPU) est exclusivem­ent conçu pour le machine learning.

Pour ces nouveaux acteurs, l’environnem­ent n’est pas simple, car ils sont confrontés à une pénurie de compétence­s et à des investisse­urs parfois frileux face à une activité réputée très capitalist­ique et à la rentabilit­é incertaine. Mais ces deep tech ont pour elles un atout majeur : la disruption. À l’inverse des grandes entreprise­s, elles ne sont pas tenues de s’inscrire dans une feuille de route stratégiqu­e ou de s’accorder à un existant. Elles peuvent partir d’une feuille blanche, explorer de nouvelles voies, associer des compétence­s issues de la recherche académique et inventer de nouveaux paradigmes. Et si elles bénéficien­t aujourd’hui de moins d’exposition que toutes les startups qui affirment utiliser l’IA, ce sont bien elles qui en préparent le futur.

« S’il est possible de tirer des bénéfices significat­ifs de l’IA, ceux-ci sont encore bien modestes au regard de son potentiel »

« Disposer de son propre matériel n’est pas qu’une question d’indépendan­ce, c’est aussi un avantage stratégiqu­e »

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[DR] La course à l’innovation matérielle est moins médiatisée, mais non moins acharnée.
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