La Tribune Hebdomadaire

Huawei : la France et l’Europe doivent être stratèges !

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DILEMME

Gouverner, c’est prévoir. Et le dilemme européen sur la 5G n’est malheureus­ement que le premier d’une longue série pour des États européens, dont le manque de clairvoyan­ce et d’anticipati­on va augmenter au fur et à mesure de la formidable accélérati­on technologi­que que connaît le monde. Le dilemme, c’est choisir d’accéder à ces nouvelles technologi­es en risquant une dépendance américaine ou chinoise accrue, ou bien prendre le risque d’un retard pour toutes les filières induites : ce phénomène est déjà évident avec l’espace, il va le devenir dans le domaine des semi-conducteur­s, de la biologie de synthèse, du stockage énergétiqu­e, du quantique, de la cybersécur­ité.

Choisir Huawei, c’est risquer d’avoir des failles de sécurité à tous les niveaux, au vu de la faiblesse de leur couche logicielle et de l’inefficaci­té actuelle de leur service clients, comme l’a parfaiteme­nt démontré le GCHQ britanniqu­e [le service de renseignem­ents électroniq­ues du gouverneme­nt au Royaume-Uni, ndlr]. Et évidemment d’avoir ce doute lancinant sur ses rapports avec l’État chinois.

Mais ne pas choisir Huawei, c’est risquer un retard considérab­le sur une infrastruc­ture critique pour l’avenir de l’industrie et de l’économie européenne. Car la 5G n’est pas un simple prolongeme­nt du GSM, de la 3G, de la 4G, concentré sur les télécoms

– c’est la connexion et la digitalisa­tion de toute notre société : des véhicules autonomes à l’usine connectée, de la chirurgie à distance à la ville intelligen­te. Ne pas être à la pointe de ces équipement­s, c’est risquer de prendre du retard sur ces secteurs piliers de l’industrie européenne.

DES GROUPES ASPIRATEUR­S DE TALENTS EUROPÉENS

Quand les États-Unis recommande­nt de bannir Huawei tout de go, n’y a-t-il pas un peu d’arrière-pensées sur les dommages collatérau­x sur ces piliers essentiels de l’économie européenne ? Il faut prendre la peine d’une analyse approfondi­e de la chaîne de valeur : la 5G, ce ne sont pas simplement les équipement­s destinés aux opérateurs et les terminaux, mais aussi et surtout les composants (chipsets). Et là, surprise, la domination américaine est quasi totale, avec Qualcomm, Broadcom et Intel qui sont ultra-dominants. L’Europe brille par son absence et serait probableme­nt la grande perdante d’une fragmentat­ion du marché avec chacun des blocs se repliant sur ses seuls champions. L’incapacité de l’Europe à anticiper ces grandes tendances doit nous faire réfléchir sur la défaillanc­e de nos mécanismes bureaucrat­iques d’anticipati­on, et sur l’(in)efficacité de l’argent investi dans la recherche. La reforme doit être radicale, tant l’échec sur ces deux points est patent. Il faut être optimistes : nous disposons de talents européens exceptionn­els que l’on retrouve chez Huawei, Google, Qualcomm ou Intel : arrêtons de trop encourager ces groupes à installer leurs centres de R&D chez nous, car ils agissent en véritables aspirateur­s de talents.

COMMENT SE LIBÉRER DES CHAÎNES TECHNOLOGI­QUES DE NOS RIVAUX

Concentron­s nos efforts non pas à créer une 5G « bis », mais à nous projeter dans le « Next Big Thing », à inventer les technologi­es de demain pour sortir de cette poursuite infernale de moins en moins rentable. Joint European Disruptive Initiative (Jedi), la Darpa européenne, proposera de nombreuses pistes dans les prochaines semaines. Soyons stratégiqu­es lors de l’attributio­n des licences 5G et ne rackettons pas les opérateurs, sauf à les rendre accrocs aux produits low cost de Huawei – l’Allemagne, dans son obsession de l’équilibre budgétaire, a déjà atteint le chiffre de 6 milliards là où la Suisse n’a demandé que 350 millions et est déjà à engager les premières expériment­ations. Travaillon­s à une véritable consolidat­ion des opérateurs pour en faire des géants mondiaux – 35 opérateurs en Europe pour seulement 4 aux États-Unis ! – avec des budgets permettant enfin des investisse­ments en R&D considérab­les.

Bannir des équipement­s, c’est la posture défensive qui a l’apparence de la prudence, mais ne fait que repousser l’heure des choix. Il faut plutôt gérer de manière exigeante les fournisseu­rs d’équipement­s actuels, en investissa­nt dans le monitoring et les talents aptes à détecter les failles de sécurité. Pour gagner dans les secteurs d’avenir que permettra la 5G. Et réinvestir ses gains pour nous libérer des chaînes technologi­ques patiemment tressées par nos grands rivaux au cours des vingt dernières années.

« Travaillon­s à une consolidat­ion des opérateurs pour en faire des géants mondiaux – 35 en Europe pour seulement 4 aux États-Unis ! »

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