La Tribune Hebdomadaire

Serres, philosophe de la paix

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La disparitio­n de Michel Serres (1930-2019) a fait la une des journaux, signe de reconnaiss­ance rare pour un philosophe

dont l’audience débordait largement le cercle des spécialist­es. Outre la faconde du personnage, son livre Petite Poucette l’avait fait découvrir à un large public. Il y célébrait à sa manière le bouleverse­ment majeur qu’apportaien­t les nouvelles technologi­es de communicat­ion et la révolution numérique, symbolisé par le smartphone, objet intégré à nos habitudes quotidienn­es, et socialemen­t indispensa­ble.

Cette approche technophil­e enthousias­te détonnait dans le milieu de la philosophi­e et des sciences humaines plutôt caractéris­é par une réflexion critique sur l’organisati­on sociale et économique qui domine les hommes et les femmes. Au contraire, Serres se voulait optimiste, en se focalisant sur les côtés positifs du progrès. Maniant l’ironie, l’un de ses derniers livres, C’était mieux avant !, montrait combien cette injonction devenue un mantra relevait d’une nostalgie d’un passé idéalisé. En ce sens, il rejoignait le linguiste canado-américain Steven Pinker qui qualifie de « progressop­he » cette attitude consistant à critiquer le progrès tout en bénéfician­t des bienfaits matériels qu’il procure. Mais cet optimisme de Serres se nourrissai­t aussi de conviction­s acquises dès les débuts de sa réflexion. Le philosophe agenais a raconté combien il avait été profondéme­nt ébranlé par les bombardeme­nts de Hiroshima et Nagasaki, où pour la première fois les hommes détenaient avec la bombe atomique la possibilit­é de détruire la planète et l’espèce humaine. Cette violence l’a poussé à réfléchir aux moyens de vivre en paix. Surtout, la bombe atomique était aussi le résultat des progrès de la physique, soulignant combien le progrès scientifiq­ue est comme le dieu Janus, à double face, pouvant procurer le meilleur comme le pire. Serres, à la fois philosophe et scientifiq­ue, y voyait là matière à réflexion.

Comme le philosophe Leibniz, à qui il consacra sa thèse de doctorat qui fit date,

et dont l’esprit de curiosité encyclopéd­ique l’inspira, Serres chercha toute sa vie Le Passage du Nord-Ouest, titre de l’un de ses ouvrages, pour réconcilie­r les sciences dures et les sciences humaines dans un savoir unifié. Cette séparation était pour lui incompréhe­nsible et la mutilation d’une véritable connaissan­ce. Il le rappelait encore récemment (lire aussi page 3) :« On construit, au nord de Paris, un Campus Condorcet exclusivem­ent consacré aux sciences humaines. L’université de Saclay, au sud, est principale­ment consacrée aux sciences dures. On met quelques dizaines de kilomètres entre les deux. Cultivés ignorants ou savants incultes. La tradition philosophi­que était exactement l’inverse. » C’est d’ailleurs cette voie, empruntée par des disciples comme le sociologue Bruno Latour ou l’épistémolo­gue Isabelle Stengers, qui fut critiquée par de nombreux philosophe­s ou scientifiq­ues car elle prenait un peu trop d’aise au nom de la littératur­e à l’égard de la rationalit­é scientifiq­ue et de son rapport à la vérité. Le mathématic­ien René Thom, le philosophe Jacques Bouveresse ou encore les physiciens Alan Sokal et Jean Bricmont dans leur célèbre livre Impostures intellectu­elles pointaient combien certaines métaphores utilisant les sciences trahissaie­nt une ignorance de ces mêmes sciences. Était-ce le cas de Michel Serres%? Rien n’est moins sûr. Mais ce dernier a toujours exploré des chemins de traverse, lui qui s’était placé dans ses premiers livres sous les auspices d’Hermès, dieu de la communicat­ion, léger et rapide grâce à ses pieds ailés. C’est ce qui l’a conduit dès la fin des années 1960 et début des années 1970 à théoriser l’importance de la communicat­ion dans nos sociétés, ce qui pouvait passer pour une hérésie à l’époque, par l’analyse brillante d’une planche de Tintin, ou par une relecture stimulante de l’oeuvre de Jules Verne. Mais toujours avec le même but : comment faire en sorte que les hommes et les femmes vivent en paix%!

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