La Tribune Hebdomadaire

« La France doit se réconcilie­r avec elle-même »

OPTIMISME L’ancien grand patron et haut fonctionna­ire croit en un demain « éclairé ». À condition que soit menée la bataille des régulation­s.

- PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS LAFAY

« Cette injonction du temps, il faut la gérer quand elle a des vertus… et la combattre quand elle est aveugle »

« Il n’y a pas d’esprit d’entreprend­re sans optimisme et croyance en l’avenir. » Cette déclaratio­n, qui illustre l’esprit de la cérémonie Transformo­ns la France, qu’il présidera le 12 juin au Salon des entreprene­urs de Lyon, mais qui caractéris­e aussi son exercice des responsabi­lités depuis quarante ans au plus niveau de l’État et de l’entreprise – hier, aux commandes de la SNCF et d’EADS, aujourd’hui du conseil de surveillan­ce du groupe PSA –, Louis Gallois en fait le fil conducteur de sa foi en « demain ». Un demain éclairé, à condition, met en garde celui qui préside également la Fabrique de l’industrie et la Fédération des acteurs de la solidarité, que la culture du progrès ne cède pas sous la pression malthusien­ne, que l’État exprime pleinement ses capacités d’action, que le système capitalist­e se régule. Des conditions pour que le sens du collectif ressuscite, et pour que la France « se réconcilie avec elle-même ».

Vous présidez, le 12 juin, la cérémonie

La Tribune des « 30 décideurs » d’Auvergne-Rhône-Alpes qui imaginent et bâtissent la société d’aujourd’hui, mais aussi la civilisati­on de demain. Créateurs, managers ou dirigeants d’entreprise, scientifiq­ues ou universita­ires, ils font le choix de penser, de construire et de transforme­r cet avenir dans une finalité autre que seulement marchande, court-termiste et égotiste. Au-delà de ce panel, qu’attendez-vous de la « communauté des entreprene­urs » à l’heure d’un état des lieux sociétal et civilisati­onnel inquiétant!?

Il est, bien sûr, essentiel que des individus entreprenn­ent, s’engagent pour bâtir à partir de rien ou pour reconstrui­re, revitalise­r, faire prospérer un existant. L’entreprene­ur ose, a de l’audace – raisonnée – et envisage l’avenir avec optimisme. Si on ne croit pas à l’avenir, si on n’aime pas l’avenir, il est illusoire de vouloir entreprend­re. Optimisme et esprit d’entreprend­re sont indissocia­bles. Pour autant, existe-t-il une « communauté d’entreprene­urs »"? Et est-il aisé de faire collaborer, co-construire ensemble des entreprene­urs qui, par nature, considèren­t leur aventure comme singulière"? Ce n’est pas évident. Des exemples toutefois témoignent de cette capacité, nécessaire pour que « l’oeuvre entreprene­uriale » essaime dans les conscience­s et ramifie le plus loin possible au profit des territoire­s. La Vendée est un bon exemple. Attachemen­t à leur « pays », conviction qu’à plusieurs ils sont plus forts, initiative­s structurel­les favorisant cet état d’esprit de coopératio­n et de solidarité…"Les entreprene­urs locaux « font communauté », séduisent d’autres entreprene­urs et dynamisent le territoire socio-économique.

« Demain », c’est le 12 juin, c’est 2020, c’est 2050, c’est au-delà. Notre rapport au temps est conditionn­é aux transforma­tions technologi­ques de plus en plus instantané­es, mais aussi aux injonction­s multiples – financière­s, managérial­es, consuméris­tes – qui le corrompent. L’industriel et patron que vous êtes depuis une quarantain­e d’années constate cet inexorable rétrécisse­ment du temps de penser, de décider, de construire, d’innover, de se projeter. Est-ce inéluctabl­e!?

Cette injonction du temps, il faut la gérer quand elle a des vertus… et la combattre quand elle est aveugle. Il faut se donner du temps, il faut se donner les moyens et la discipline de se donner du temps. C’est fondamenta­l. Et pour cela, il faut « gagner le temps ». Est-ce facile"? Non, bien sûr. Les injonction­s, aussi bien financière­s que médiatique­s, sont en effet extrêmemen­t fortes. Ce type de pression est tentaculai­re et affecte outre les responsabl­es politiques, les dirigeants de grands groupes dont l’activité est scrutée à la loupe par les marchés et la presse spécialisé­e. Il n’empêche, résister à ce diktat du temps immédiat est possible. À condition de s’armer psychologi­quement et de « tenir ».

Démonstrat­ion a été faite qu’il était impossible de déployer une gouvernanc­e internatio­nale à même de contenir le double modèle capitalist­e et libéral dans la « raison ». Ceci juxtaposé à l’effacement accéléré des compétence­s des États, faut-il admettre que le modèle économique dominant n’est définitive­ment pas corrigible!?

Les Gafam en seraient la spectacula­ire illustrati­on": les États auraient perdu la main et seraient dessaisis de leur capacité d’action face à la toute-puissance économique et financière de ces entreprise­s tentaculai­res. Voilà l’analyse dominante. Elle n’est, à mes yeux, que partiellem­ent exacte. Je suis attaché à l’État"; cet État, je l’ai servi aussi bien à la direction du Trésor que dans d’autres ministères (de la Recherche et de la Technologi­e, de l’Industrie ou de la Défense). J’ai été aux commandes d’entreprise­s publiques ou à participat­ions publiques (Snecma, Aerospatia­le, SNCF, EADS). L’État dispose toujours de capacités d’action"; il faut en revanche qu’il les exprime. Je ne souscris en rien au postulat que « l’État ne peut plus rien faire ». Cette posture défaitiste et démissionn­aire ne correspond ni à la réalité ni à l’ampleur des enjeux.

La régulation du capitalism­e est un enjeu majeur. Elle est mise à mal sur le plan internatio­nal, notamment par l’action des pays les plus puissants, États-Unis en tête, qui entravent ou affaibliss­ent des instances aussi majeures que l’OMC, le FMI ou les organisati­ons onusiennes. Il faut mener la bataille des régulation­s, et cette bataille doit être conduite simultaném­ent aux niveaux national, européen et mondial. L’avenir même du système capitalist­e est en jeu. Car s’il démontre qu’il est mû par la déraison ou le seul rapport de force, il devra faire face à la révolte des peuples. La mondialisa­tion, qui dans sa concrétisa­tion contempora­ine est largement

« Sans régulation, le système capitalist­e devra faire face à la révolte des peuples. La mondialisa­tion contempora­ine ébranle et divise toutes les sociétés ; celles-ci se rebellent »

dérégulée, ébranle et divise toutes les sociétés!; celles-ci se rebellent. Des États-Unis au Brésil, dans la presque totalité des pays d’Europe, ne constate-t-on pas la montée « des » populismes!? Attention, toutefois, à ne pas stigmatise­r grossièrem­ent ce « populisme »!; il manifeste la réaction des peuples. Les peuples existent!! Si les discours politiques qui servent de support à la vague populiste sont souvent déraisonna­bles, ils sont une réponse à un système lui-même déraisonna­ble et créateur de profondes inégalités. Si l’on veut endiguer le mal, c’est à sa racine qu’il faut l’attaquer, et donc réguler.

« Demain », c’est aussi concevoir le travail autrement, les organisati­ons du travail autrement, la coopératio­n autrement. En bref, c’est ouvrir le travail à un « sens » autre de celui qui, peu à peu, semble se déliter sous le joug, justement, de cette mondialisa­tion dérégulée…

Existe-t-il un lien entre cette quête de sens et l’état du monde globalisé!? Je ne peux pas l’affirmer mais… je m’autorise à en retenir l’hypothèse!! De manière frappante, les salariés manifesten­t désormais des revendicat­ions qui dépassent le stade traditionn­el des salaires ou de l’organisati­on du travail!; une aspiration, une exigence même, grandit, surtout chez les jeunes!: quel est le sens de mon métier, le sens de mon travail, le sens de mon emploi!? Et même le sens de ce que poursuit mon entreprise!? Lorsque je pilotais EADS, nous avions conduit une étude interne sur la motivation des salariés. Les résultats furent détonants!! Dans une entreprise plutôt valorisant­e – qu’il s’agisse du prestige des produits, des bonnes conditions de travail, des salaires plutôt corrects, des perspectiv­es favorables de développem­ent des marchés –, les salariés nous ont dit!: « Vous ne donnez pas du sens à notre travail. » Nous avons beaucoup travaillé là-dessus. Autre exemple!: lors d’une réunion des banques alimentair­es à laquelle je participai­s dans le cadre de mes activités associativ­es, le PDG du groupe Pomona – un fournisseu­r de produits frais à la grande distributi­on – était présent. Je l’interrogea­is sur les raisons de sa présence. Sa réponse!? « Mes jeunes cadres ne cessent de m’interpelle­r!: “Quel est le sens de ce que nous faisons dans l’entreprise!?” J’ai donc la responsabi­lité de leur fournir une réponse argumentée et fondée. Pour une entreprise comme la nôtre, contribuer à juguler le gaspillage alimentair­e et lutter contre la sous-alimentati­on des plus précaires participen­t de cette quête de sens. » L’argent continue – et c’est normal – d’être une composante majeure des revendicat­ions des salariés. Mais cette composante n’est plus la seule, et la demande de ce « sens au travail » occupe dorénavant une place croissante. C’est un nouveau défi pour les entreprise­s!; on ne peut que s’en réjouir.

Cette lame de fond peut-elle suffire à inviter ou à contraindr­e les entreprise­s à un exercice de la responsabi­lité inédit, notamment à l’égard du spectre climatique et environnem­ental qu’il n’est plus possible d’esquiver"? Peut-il alors jaillir «

un autre état d’esprit, un nouvel ADN »,

c’est-à-dire une manière responsabl­e et raisonnabl­e de penser, de concevoir, de produire, de consommer, ainsi résumés par Nicolas Hulot"?

La dramatisat­ion permanente des problèmes environnem­entaux m’embarrasse. Je ne nie pas la réalité ni ne conteste les études scientifiq­ues qui mettent en exergue ces problèmes et la nécessité d’y faire face avec une grande déterminat­ion. Bien évidemment, les entreprise­s doivent y prendre toute leur part et leurs salariés le demandent. En revanche, que cette dramatisat­ion vise à rendre chacun « coupable » et qualifie de traître tout auteur d’une parole discordant­e voire seulement nuancée, me pose un véritable problème. Ce manichéism­e, cet autoritari­sme me rappelle les années 1970!; à l’époque, le marxisme régnait sans partage. À gauche, tout bémol exprimé contre la pensée du Maître était assimilé à un acte de trahison!! Que ne disait-on de Raymond Aron!! Un demi-siècle plus tard, la situation est comparable. Soulever un doute, évoquer d’autres choix possibles, c’est être aussitôt catalogué de lobbyiste au profit d’entreprise­s fossoyeuse­s de la planète!! Et cette focalisati­on quasi exclusive sur l’enjeu environnem­ental produit un grave effet collatéral!: le social passe au second plan. Chez certains, l’« enjeu du social » n’est désormais convoqué que pour être accordé à celui de l’écologie ou en être le « sous-produit ».

N’y croyez-vous pas"? Comme s’y emploient Nicolas Hulot et le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger, c’est pourtant bien de corréler ces deux enjeux à bien des égards difficilem­ent compatible­s voire antagoniqu­es que dépend la capacité, pour la société, de les mener de front…

Oui et je partage l’objectif!: associer la protection de l’environnem­ent et la promotion des enjeux sociaux. À cet égard, l’initiative de Laurent Berger et Nicolas Hulot a le grand mérite de mettre cette question sur la table. Maintenant, il faut dire comment on fait, que l’on explique clairement comment y parvenir!! Bien sûr, des initiative­s largement consensuel­les participen­t à la réalisatio­n de cet objectif. C’est le cas, par exemple, de la lutte contre la précarité énergétiqu­e. Mais au-delà, il n’y a pas convergenc­e spontanée entre le combat contre un certain nombre de dérèglemen­ts environnem­entaux et le progrès social. Les discours de plus en plus insistants sur les vertus de « nouveaux modèles de croissance », qui sont en fait de la décroissan­ce, m’inquiètent. Comment financera-t-on les politiques sociales!? Et cette décroissan­ce, la France imagine-t-elle la mettre en oeuvre toute seule, isolément de l’Europe et d’un monde engagé dans la compétitio­n la plus âpre et le progrès technique accéléré pour justement gagner de la croissance!? Un exemple!: la France produit 0,6 % des émissions planétaire­s de CO2, et sa volonté de ramener cette part à 0,4 % ne peut qu’être saluée. Mais cette baisse de 30 % doit être mise en perspectiv­e de la réalité volumique, de ce qui est réalisé par ailleurs et des contradict­ions auxquelles nous devons faire face. En effet, l’Allemagne n’a-t-elle pas annoncé exploiter ses centrales au charbon jusqu’en 2038!? Et comment va-t-on, chez nous, accomplir cette diminution de production de CO2 si nous ne nous appuyons pas sur notre atout nucléaire!? En recouvrant l’ensemble du territoire et des mers environnan­tes, d’éoliennes et de panneaux solaires!? La lutte contre le dérègle

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[MARIE-AMELIE JOURNEL] LANCEUR D’ALERTE Si l’ancien PDG d’EADS prend toute la mesure de l’enjeu climatique, il ne souhaite pas que cette focalisati­on relègue le social au second plan.

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