La Tribune Hebdomadaire

« Il faut réinventer le capitalism­e actuel »

ENTRETIEN Spécialist­e du « private equity », Gonzague de Blignières prône une évolution du capitalism­e et un partage plus équitable des ressources. Une position qu’il défendra lors de la cérémonie Transformo­ns la France.

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE GALLO

« L’entreprise du futur, quelle que soit sa taille, aura inscrit dans son ADN le fait de partager une partie de ses ressources »

Vous avez bouleversé le monde financier en créant en 2013, avec Clara Gaymard, la société d’investisse­ment Raise. Quelle était votre ambition!? Nous avions comme conviction, avec Clara, qu’il fallait réinventer le capitalism­e actuel pour mettre fin à ses effets pervers": le court-termisme, le populisme, la recherche de l’euro de plus qui est toujours l’activité principale des financiers. En 2012, en plein milieu d’une crise de french bashing, nous nous sommes demandé s’il n’était pas temps de plaider en faveur d’une économie bienveilla­nte, où l’on arrêterait d’opposer générosité et profit. Nous avons ainsi voulu inventer un business model dont l’ADN intrinsèqu­e est la générosité ET le profit. Bien que ce ne soit pas encore le cas dans le monde de la finance, nous nous sommes rendu compte que d’autres entreprise­s le faisaient également, à leur manière. Par exemple, l’entreprise Nature & Découverte­s donne depuis sa création 10 % de ses résultats nets à une fondation dédiée à la protection de l’environnem­ent. Il existe de nombreuses initiative­s de ce genre, mais, j’insiste, pas encore dans le milieu de la finance.

Quel est le mode de fonctionne­ment de Raise!?

Il s’agit d’un écosystème vertueux où les équipes d’investisse­ment (Raise Investisse­ment, Raise Ventures, Raise Reim) donnent 50 % de leur intéressem­ent au fonds de dotation que nous avons mis en place en interne, et dont l’objectif est d’accompagne­r les jeunes entreprise­s en phase de développem­ent post-amorçage.

Quels sont les critères de sélection!?

Pour Raise Investisse­ment, il faut être une ETI avec, au moins, 5 millions d’euros de résultat d’exploitati­on. Nous devons pouvoir investir entre 15 et 40 millions d’euros, tout en restant minoritair­es. Nous n’avons pas de secteur d’activité privilégié, nous sommes dans tous les domaines, sauf la biotech. Nous apprécions particuliè­rement les dossiers où nous pouvons renforcer le manager. Quant à Raise Ventures, l’équipe investit des tickets de 500"000 euros à 7 millions d’euros, toujours en minoritair­e, dans des sociétés innovantes, scalables, avec un fort potentiel de développem­ent à l’internatio­nal. Enfin, Raise Reim recherche des actifs immobilier­s tertiaires principale­ment parisiens à redévelopp­er. Côté fonds de dotation, il y a bien entendu des exceptions mais nous demandons aux startups d’avoir au minimum 250"000 euros de chiffre d’affaires et d’exister depuis au moins dix-huit mois.

Cinq ans après la création, quel est le bilan!? Avez-vous démontré que votre idée d’un nouveau capitalism­e pouvait fonctionne­r!?

Nous ne nous attendions pas, avec Clara Gaymard, à un bilan aussi positif. 63 actionnair­es, provenant notamment du CAC 40 et des grandes familles françaises, nous ont confié près de 1 milliard d’euros. Nous avons investi 250 millions d’euros dans plus de 18 entreprise­s et nous avons déjà effectué cinq sorties, toujours dans cet esprit de bienveilla­nce et de respect du manager. Nous avons fait également cinq acquisitio­ns d’immeubles (28"000 mètres carrés dans Paris). Sur notre métier de Venture, nous avons injecté 20 millions d’euros dans huit deals, bientôt neuf. Nous avons aussi un fonds d’impact d’une centaine de millions d’euros. Le premier deal devrait avoir lieu dans les prochaines semaines. Au coeur de tout cela, notre fonds de dotation RaiseSherp­as a collecté, depuis que nous existons, près de 25 millions d’euros. Elle a reçu 2"500 entreprene­urs et en accompagne individuel­lement, dans des programmes sur mesure, près de 240 via des prêts d’honneur de 100"000 euros à taux zéro, des programmes de mentorat avec des grands groupes et des experts de cabinets de conseil. Sans avoir à faire la quête, nous avons créé ce fonds de dotation grâce à la simple générosité de l’équipe. C’est unique au monde. Et j’irais même plus loin": cette bienveilla­nce nous a rendus meilleurs sur nos métiers, car les dossiers viennent sans doute plus facilement vers nous, et les porteurs de projets savent que nous nous inscrivons dans une démarche à long terme.

Vous avez 27 entreprise­s du CAC 40, de nombreuses grandes familles d’entreprene­urs parmi les actionnair­es de Raise Investisse­ment. Ils ont investi à vos côtés, mais sont-ils vraiment dans une démarche d’économie bienveilla­nte au sein de leur propre business!?

Je pense qu’ils adhèrent tous, individuel­lement, à cette démarche d’économie bienveilla­nte. Je ne vois pas, parmi eux, quelqu’un brandis

« Le capitalism­e doit évoluer, car sa version pure et dure ne fonctionne plus »

sant un drapeau noir, quelqu’un qui serait le mauvais élève. La bienveilla­nce, l’écologie sont des postulats inébranlab­les de la nouvelle génération, mais les grands groupes ont leur histoire, c’est plus difficile. Cela étant, même si certains sont en retard, ils avancent pour la plupart dans la bonne direction. L’année dernière, vous avez lancé le Mouvement pour une économie bienveilla­nte (MEB)!? De quoi s’agit-il!? Nous pensons que tout est mieux si vous partagez une partie de vos bénéfices, de votre chiffre d’affaires, de votre temps au profit d’une cause d’intérêt général. Nous pensons que tout est mieux si vous impliquez surtout vos salariés. Pourquoi"? Les salariés trouvent un sens, les clients sont satisfaits de trouver une éthique derrière les produits qu’ils consomment. Tout le monde s’y retrouve dans une économie bienveilla­nte. C’est vrai à titre individuel et c’est vrai au niveau de l’entreprise. Avec Raise, nous avons prouvé que c’était possible. Nous étions donc légitimes pour emmener d’autres citoyens dans cette aventure. Nous avons avec nous près de 4"600 citoyens signataire­s, des startups aux grands groupes. Quel est l’enjeu de ce mouvement!? L’ambition est-elle politique!?

Non, certaineme­nt pas. Il s’agit d’un mouvement de société. C’est le sens de l’histoire d’adopter un modèle généreux. Nous avons lancé une consultati­on citoyenne auprès de 530"000 personnes à travers toute la France. Nous posions une question": « Comment agir pour rendre notre

économie plus bienveilla­nte"? » Cette consultati­on a été clôturée il y a peu, et nous avons récolté 125"000 contributi­ons. Nous travaillon­s actuelleme­nt avec le gouverneme­nt pour en faire une restitutio­n lors du prochain G7. L’idée est de montrer que, bien entendu, l’État a encore des progrès à faire, mais c’est aussi aux entreprise­s de se mobiliser à travers, pourquoi pas, un drapeau commun, celui du MEB. Nous souhaitons lancer une plateforme pour permettre aux entreprise­s de déceler des associatio­ns ou jeunes entreprise­s qu’elles pourraient soutenir dans leur entourage. Avez-vous l’impression d’être un ovni dans le monde de la finance!? Très sincèremen­t, oui… En revanche, je note une vraie évolution dans le souci de l’impact. Quel est votre regard sur le capitalism­e actuel!? Selon vous, comment celui-ci devrait-il évoluer!? J’ai vécu la crise de 2008. Le capitalism­e tel qu’on l’avait construit jusqu’ici a reçu une énorme baffe. Avec un risque systémique colossal. Pourtant, douze ans après, tout est comme avant… Même ce risque énorme n’a pas fait peur aux mauvais réflexes du capitalism­e. En conséquenc­e, comme pour l’écologie, il faut que certains, nous et d’autres car nous ne sommes pas les seuls, mettent en place des systèmes vertueux et « disruptent » toute l’économie. Le capitalism­e doit évoluer, car sa version pure et dure ne fonctionne plus. Aujourd’hui, la moitié de la richesse mondiale peut trouver place dans un bus"! C’est un énorme problème, non"? Est-ce que les jeunes arrivant sur le marché du travail ne sont pas déjà dans cette nouvelle mouvance prônant une économie plus bienveilla­nte!? Petit à petit par la force du renouvelle­ment des entreprene­urs, n’allons-nous pas de toute façon aller vers un système plus équitable!? Effectivem­ent. Les startups qui s’installent sur la Tech for Good, par exemple, démarrent désormais avec le good et regardent seulement par la suite comment elles peuvent mettre en place un business model autour. La plupart des startups se destinent désormais à améliorer le vivre ensemble. Soit par la santé, soit par l’éducation, soit par les déplacemen­ts, etc. À chaque fois, tout part d’un désir d’améliorer le vivre ensemble, d’être respectueu­x de la planète… Les jeunes ne cherchent plus l’argent mais le sens. Pour les entreprise­s traditionn­elles, il devient difficile d’attirer ces jeunes sans donner un véritable sens à leur action. Est-ce que ces jeunes entreprene­urs et les entreprene­urs plus « anciens » peuvent tout de même trouver un terrain d’entente!? Un terrain d’entente, je n’en sais rien. Mais un terrain d’épanouisse­ment, oui, cela, j’en suis certain"! Est-ce que cette économie bienveilla­nte que vous défendez est accessible à toutes les entreprise­s, quelle que soit leur taille!? Y compris pour celles dont les marges sont très réduites!? Y compris pour les artisans!? Je pense que les artisans et les petites entreprise­s fonctionne­nt avec cet état d’esprit, mais d’une manière différente des grands groupes. Par exemple, mon boulanger donne beaucoup de son temps. Il forme gratuiteme­nt des jeunes apprentis pâtissiers. Tous les artisans que je connais dans mon village du Morbihan se comportent naturellem­ent comme ça. Ils donnent de leur temps. C’est d’ailleurs ce qui me rend optimiste sur l’avenir d’un monde compliqué. Je crois que la nature fondamenta­le d’un entreprene­ur est justement la générosité.

Avec le MEB, nous voulons remettre en avant cette générosité, cette empathie vertueuse qui est une force motrice beaucoup plus profonde que de gagner énormément d’argent, puis de revendre. Nous voulons en faire une véritable démonstrat­ion économique. Cette évolution que vous espérez devrait réconcilie­r l’opinion avec les grands groupes… Dès lors que vous avez cette démarche, qui n’est pas facile car les contrainte­s quand on est en Bourse notamment sont complexes, l’opinion porte un regard positif. Regardez Danone, par exemple. L’opinion française est plutôt bonne. Avec Monsanto, en revanche, ce n’est pas la même chose… L’entreprise du futur, c’est quoi!?

Pour moi, l’entreprise du futur, quelle que soit sa taille, aura inscrit dans son ADN le fait de partager une partie de ses ressources et d’en faire un projet fédérateur pour ses collaborat­eurs. Elle aura compris que l’impact qu’elle a et l’environnem­ent social et sociétal font partie de son business. Elle sera pleinement intégrée à son environnem­ent. Quelle est la place de la religion dans votre démarche!? Je suis catholique pratiquant, mais cela ne concerne que moi. Et si cela n’avait pas été le cas, j’aurais fait la même chose, j’en suis sûr. Ce n’est pas une question de religion mais de valeurs humanistes. Même si après nous, il n’y a plus rien, autant mieux vivre ensemble. C’est universel, ce n’est pas une question de foi"!

« Aujourd’hui la moitié de la richesse mondiale peut trouver place dans un bus#! C’est un énorme problème, non ? »

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[RAISE/SIPA/B.NOEL] Le financier plaide pour une économie bienveilla­nte, seule capable de freiner les effets pervers du capitalism­e que sont le populisme ou le court-termisme.
 ?? [ALICE SANTINI] ?? Améliorer le vivre ensemble et préserver l’environnem­ent, les jeunes actifs privilégie­nt le sens et l’impact positif de leurs actions plutôt que la multiplica­tion des profits.
[ALICE SANTINI] Améliorer le vivre ensemble et préserver l’environnem­ent, les jeunes actifs privilégie­nt le sens et l’impact positif de leurs actions plutôt que la multiplica­tion des profits.

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