Dis-moi qui tu biaises et je te dirai qui tu es
Les neurosciences sont en train de nous infliger une blessure nar
cissique, comme l’avait fait Darwin en montrant que l’homme n’avait pas été créé par Dieu mais descendait plutôt du singe. Car, nous l’ignorons souvent, mais chacun de nous est pris dans un ensemble de préjugés, dont l’un des plus courants est celui du finalisme. Nous sommes en effet persuadés que toutes les choses sont disposées autour de nous en vue d’une fin. Le problème est que nous pensons nos intuitions géniales, et cette attitude se retrouve tant pour organiser nos vies, gérer une entreprise, investir en Bourse, ou prendre une décision. Depuis les travaux de Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie en 2002 , notamment son livre Système1, Système 2, Les deux vitesses de la pensée (éd. Flammarion, coll. Champs), nous en savons un peu plus sur la façon dont nous prenons nos décisions. Le développement important de l’étude du cerveau et le renouveau de la psychologie, en particulier la psychologie évolutive, qui s’inspire de la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin, permettent de montrer le fonctionnement de certains de nos comportements, que l’on désigne aussi par des biais. C’est ce qu’explique très clairement et avec humour le biologiste Thomas C. Durand dans son ouvrage Quand est-ce qu’on biaise!? (1). Par exemple, le biais de confirmation nous fait choisir plutôt les faits qui confirment notre opinion que ceux qui l’infirment, le biais des séries voit des coïncidences là où il n’y a que du hasard. Le plus utilisé est l’ « essentialisme » qui « prend des évidences pour des vérités alors que ces évidences sont bien souvent des préjugés!: des jugements immédiats, affectifs, intuitifs… C’est-à-dire l’exact opposé d’un avis fondé sur le raisonnement » , explique Thomas C. Durand. Ce biais est d’autant plus tenace qu’il présuppose « un ordre naturel des choses » . Or, « les travaux scientifiques montrent que l’essentialisme est l’une des principales sources de la pensée raciste et de sa grosse cousine la pensée communautariste » .
De fait, si, en cette époque, fleurissent de nouveaux concepts comme « fake news » , « post-vérité », « vérité alternative », sur fond de pensée relativiste et de « politiquement correct », c’est parce que
les individus éprouvent un besoin de rationalisation qui renvoie « au besoin de trouver une explication à nos actes et de produire le récit d’une décision consciente et congruente avec l’image que nous avons de nous-mêmes et de nos motivations » .
L’originalité de l’ouvrage, qui se veut « une autodéfense intellec
tuelle » est qu’il est la transcription d’épisodes issus d’une chaîne Youtube, « La tronche en biais ». L’offre de contenus de Thomas C. Durand et ses amis, bien mis en scène, très didactiques, leur a amené quelque 150$000 abonnés, avec des épisodes dont les vues oscillent entre 10$000 et 100$000 vues. Ils ne sont pas les seuls sur ce créneau à vouloir débusquer les pseudo-sciences, les superstitions, les raisonnements fallacieux... Leur point commun est de se revendiquer de la « zététique », du grec « zetetikos » , qui signifie « qui aime chercher » nous dit Thomas C. Durand. Le mot a été introduit il y a quelque vingt ans par un professeur de physique de l’université de Nice, Henri Broch, qui le traduit lui par « l’art du doute », qui ne consiste pas évidemment à douter de tout mais dans l’art de questionner nos affirmations. Thomas C. Durand, lui, plaide pour une « humilité épisté
mique » . Et on peut penser que si elle était appliquée dans nombre de débats, on y gagnerait en compréhension. n (1) Thomas C. Durand Quand est-ce qu’on biaise!? Éd. HumenSciences, 326 pages, 19,90 euros.