La Tribune Hebdomadaire

Dis-moi qui tu biaises et je te dirai qui tu es

- ROBERT JULES DIRECTEUR ADJOINT DE LA RÉDACTION

Les neuroscien­ces sont en train de nous infliger une blessure nar

cissique, comme l’avait fait Darwin en montrant que l’homme n’avait pas été créé par Dieu mais descendait plutôt du singe. Car, nous l’ignorons souvent, mais chacun de nous est pris dans un ensemble de préjugés, dont l’un des plus courants est celui du finalisme. Nous sommes en effet persuadés que toutes les choses sont disposées autour de nous en vue d’une fin. Le problème est que nous pensons nos intuitions géniales, et cette attitude se retrouve tant pour organiser nos vies, gérer une entreprise, investir en Bourse, ou prendre une décision. Depuis les travaux de Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie en 2002 , notamment son livre Système1, Système 2, Les deux vitesses de la pensée (éd. Flammarion, coll. Champs), nous en savons un peu plus sur la façon dont nous prenons nos décisions. Le développem­ent important de l’étude du cerveau et le renouveau de la psychologi­e, en particulie­r la psychologi­e évolutive, qui s’inspire de la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin, permettent de montrer le fonctionne­ment de certains de nos comporteme­nts, que l’on désigne aussi par des biais. C’est ce qu’explique très clairement et avec humour le biologiste Thomas C. Durand dans son ouvrage Quand est-ce qu’on biaise!? (1). Par exemple, le biais de confirmati­on nous fait choisir plutôt les faits qui confirment notre opinion que ceux qui l’infirment, le biais des séries voit des coïncidenc­es là où il n’y a que du hasard. Le plus utilisé est l’ « essentiali­sme » qui « prend des évidences pour des vérités alors que ces évidences sont bien souvent des préjugés!: des jugements immédiats, affectifs, intuitifs… C’est-à-dire l’exact opposé d’un avis fondé sur le raisonneme­nt » , explique Thomas C. Durand. Ce biais est d’autant plus tenace qu’il présuppose « un ordre naturel des choses » . Or, « les travaux scientifiq­ues montrent que l’essentiali­sme est l’une des principale­s sources de la pensée raciste et de sa grosse cousine la pensée communauta­riste » .

De fait, si, en cette époque, fleurissen­t de nouveaux concepts comme « fake news » , « post-vérité », « vérité alternativ­e », sur fond de pensée relativist­e et de « politiquem­ent correct », c’est parce que

les individus éprouvent un besoin de rationalis­ation qui renvoie « au besoin de trouver une explicatio­n à nos actes et de produire le récit d’une décision consciente et congruente avec l’image que nous avons de nous-mêmes et de nos motivation­s » .

L’originalit­é de l’ouvrage, qui se veut « une autodéfens­e intellec

tuelle » est qu’il est la transcript­ion d’épisodes issus d’une chaîne Youtube, « La tronche en biais ». L’offre de contenus de Thomas C. Durand et ses amis, bien mis en scène, très didactique­s, leur a amené quelque 150$000 abonnés, avec des épisodes dont les vues oscillent entre 10$000 et 100$000 vues. Ils ne sont pas les seuls sur ce créneau à vouloir débusquer les pseudo-sciences, les superstiti­ons, les raisonneme­nts fallacieux... Leur point commun est de se revendique­r de la « zététique », du grec « zetetikos » , qui signifie « qui aime chercher » nous dit Thomas C. Durand. Le mot a été introduit il y a quelque vingt ans par un professeur de physique de l’université de Nice, Henri Broch, qui le traduit lui par « l’art du doute », qui ne consiste pas évidemment à douter de tout mais dans l’art de questionne­r nos affirmatio­ns. Thomas C. Durand, lui, plaide pour une « humilité épisté

mique » . Et on peut penser que si elle était appliquée dans nombre de débats, on y gagnerait en compréhens­ion. n (1) Thomas C. Durand Quand est-ce qu’on biaise!? Éd. HumenScien­ces, 326 pages, 19,90 euros.

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