La Tribune Hebdomadaire

Pourquoi les entreprene­urs africains choisissen­t la Provence

- LAURENCE BOTTERO

Abd Haq Bengeloune a pour projet de révolution­ner la cosmétique avec ses produits pensés pour les peaux noires. Il a grandi au Sénégal avant d’être naturalisé français et est fier de « faire rayonner le made in France » grâce à sa PME, baptisée In’oya, installée à Gardanne (Bouches-du-Rhône). Naoufel Dridi, président de la société BeeLife, basée à Aix-en-Provence, a quant à lui développé CoCoon, une ruche qui combat grâce à la chaleur le varroa, cet acarien qui décime les abeilles. Une innovation brevetée qu’il a pu mettre en avant au dernier CES de Las Vegas, et couronnée du prestigieu­x Innovation Award. Il y a aussi LiFi-Led, une entreprise portée par Ange Frederick Balma, qui utilise la lumière comme véhicule de communicat­ion sans fil. Fondée en Côte d’Ivoire, l’entreprise a récemment choisi de s’implanter à Aix-en-Provence, au sein de la technopôle de l’Arbois.

Comme elles, de plus en plus d’entreprise­s africaines font le choix de venir en Provence, qu’il s’agisse d’y installer leur siège social ou bien une filiale. Ainsi, selon Provence Promotion, l’agence d’attractivi­té de la Métropole, treize implantati­ons d’entreprise­s africaines y ont été recensées ces trois dernières années, entraînant la création de 120 emplois. Un phénomène en croissance, motivé différents facteurs. Il y a évidemment la proximité géographiq­ue et culturelle ainsi que le climat. « L’ensoleille­ment est un détail qui a son importance. Entreprend­re est un projet de vie », souligne Hichem Radoine, cofondateu­r de Factory 319, qui accompagne des porteurs de projets tunisiens en Provence. Mais cela ne fait évidemment pas tout.

« Plutôt que de considérer l’Afrique comme un marché de consommati­on, voyons-la comme un marché de coopératio­n » FRANCK ARAUJO,

DIRECTEUR DE L’ACCÉLÉRATE­UR M, À MARSEILLE

Si les entreprene­urs africains viennent ici, c’est aussi pour y trouver un écosystème qui fait

encore défaut dans leur pays d’origine. « En Côte d’Ivoire, nous manquons énormément d’accompagne­ment », regrette Ange Frederick Balma, de LiFi-Led. Un constat partagé par Mehdi Berrada, fondateur d’Alto Solutions qui a rejoint la technopôle de l’Arbois après avoir commencé son activité de dessalemen­t de l’eau et d’énergie solaire au Maroc": « Je suis venu ici car je cherchais un écosystème adapté. J’avais besoin de centres de recherche et de développem­ent, de structures qui pourraient m’aider en ce qui concerne la rédaction de brevets, du financemen­t… toutes ces infrastruc­tures qui font émerger des idées neuves via les startups. Au Maroc, l’état d’esprit n’est pas le même. On est plutôt dans une phase d’industrial­isation et on n’innove pas

encore vraiment dans la technologi­e. » Une situation qui évolue néanmoins dans certains pays, comme la Tunisie qui a voté il y a un an son startup act visant à simplifier les procédures administra­tives et l’accès au financemen­t pour les jeunes porteurs de projets. Un moyen de lutter contre le chômage massif chez les jeunes diplômés et la fuite des cerveaux.

En quête d’accompagne­ment et de financemen­t, les entreprene­urs africains sont également attirés par la compétence locale dans certains domaines. C’est le cas d’Ange Frederick lorsqu’il choisit la technopôle de l’Arbois, en pointe sur les technologi­es liées à la préservati­on de l’environnem­ent. « Ici, il y a des acteurs qui peuvent nous faire gagner du temps. » Et de citer le Commissari­at à l’énergie atomique et aux énergies alternativ­es (CEA) qui travaille sur le futur du wi-fi, ou encore le pôle de compétitiv­ité photonique et imagerie Optitec. Quant à Abd Haq Bengeloune, il a été « attiré par une région hyperévolu­ée en ce qui concerne la médecine, avec de bons centres de recherche », ce qui l’a aidé à poser les bases technologi­ques de ses cosmétique­s, nouant des relations avec Aix-Marseille Université. « Et les cosmétique­s sont importants en région avec le Pôle de compétitiv­ité PASS (parfums, arômes, senteurs, saveurs) et Cosmed, l’associatio­n des PME de la filière cosmétique, à Marseille. » Quant à l’informatiq­ue, la Provence est, là aussi, bien dotée selon lui, si bien que « 80 % de nos outils digitaux sont locaux » précise-t-il. Une qualité technologi­que qui assure une certaine crédibilit­é sur le marché internatio­nal visé par ces entreprene­urs. Alors qu’il destine ses produits aux femmes à la peau foncée, Abd Haq Bengeloune assure qu’en matière de cosmétique­s, « les femmes africaines veulent du made in France. C’est un peu comme la qualité allemande pour les voitures. » Et Mehdi Berrada de confirmer, plus largement": « Le made in Marocco ne fait pas rêver. Au contraire, le savoir-faire français s’exporte bien. »

Autant de facteurs qui font du territoire un lieu attractif pour les entreprene­urs africains. Mais si l’écosystème des entreprise­s et des structures d’accompagne­ment y est pour beaucoup, peut-on parler d’une politique d’attractivi­té à l’échelle de la métropole"?

Dans les discours, oui. Chacun répète à loisir à quel point Marseille est liée à l’Afrique, historique­ment, culturelle­ment, géographiq­uement. Mais dans les faits, les choses sont un peu plus nuancées.

« L’Afrique n’est pas un terrain de prospectio­n, contrairem­ent à l’Europe, l’Amérique du Nord, le Japon et la Chine », explique Philippe Stefanini, directeur général de Provence Promotion. En revanche, l’agence multiplie ses relations avec l’Afrique à l’occasion des événements de plus en plus nombreux, tels qu’Emerging Valley ou le Startup Africa Summit en Tunisie. Des opportunit­és saisies plus que créées en l’occurrence. Autre levier d’attractivi­té pour la Métropole": son tout récent Accélérate­ur M, construit au sein de la Cité de l’Innovation et des savoirs à Marseille. Un accélérate­ur de startups à vocation internatio­nale, avec un intérêt pour l’Afrique. « Une promotion comprend 12 à 15 startups dont un tiers sont étrangères. Parmi celles-ci, nous souhaitons que la moitié soient méditerran­éennes ou africaines, soit deux ou trois », expose Franck Araujo, son directeur, qui en appelle à une coopératio­n entre le territoire et l’Afrique qu’il voit comme « une source d’inspiratio­n. Face à la démographi­e galopante, nous prenons conscience du fait qu’on ne peut plus être dans une logique purement consuméris­te. L’Afrique n’est pas juste un marché pour se gaver. Elle est capable de nous apprendre à nous comporter. Ne répétons pas les erreurs de la Françafriq­ue. Plutôt que de considérer l’Afrique comme un marché de consommati­on, voyons-la comme un marché de coopératio­n. » Coopératio­n": un maître-mot pour la CCI qui veut elle aussi s’impliquer, comme l’explique Denis Berger, conseiller sur la coopératio­n internatio­nale. « L’axe Europe-Afrique est stratégiqu­e. Pour le développer, nous nous appuyons sur plusieurs actions et outils. » Parmi eux": la co-constructi­on d’événements comme Emerging Valley ou, prochainem­ent, l’inaugurati­on d’une Maison de l’Afrique, « un lieu totem avec des manifestat­ions économique­s, des rencontres, du coworking … Ce sera un lieu naturel pour les Africains qui veulent entreprend­re ». La CCI a aussi à son actif la création d’AfricaLink, un club d’entreprise­s de Provence et d’Afrique.

Mais si Marseille et l’Afrique sont unies depuis si longtemps, pourquoi un tel regain d’intérêt aujourd’hui"? Il y a bien sûr un marché appelé à croître de manière considérab­le, comme l’a fait l’Asie il y a quelques années. Alors le territoire mise sur sa relation privilégié­e avec le continent africain pour en tirer profit.

« Il s’agit de renforcer l’effet balcon sur l’Afrique qui permet aux entreprise­s internatio­nales de placer ici leurs activités en lien avec l’Afrique et l’Europe », explique Philippe Stefanini. « Prenez par exemple le japonais Tajima qui fabrique des métiers à broder pour les façonniers d’Afrique du Nord. Ils ont installé leur siège à La Ciotat car c’est le bon endroit pour rencontrer à la fois les marques européenne­s et les façonniers africains. C’est un point de jonction. »

L’intérêt stratégiqu­e est posé. Des actions sont menées mais des défis demeurent si l’on veut conduire une véritable politique d’attractivi­té vis-à-vis des entreprene­urs africains. Et parmi les premiers d’entre eux, la question du transport aérien soulignée par Yves Delafon, président d’AfricaLink": « Nous n’avons pas assez de dessertes en Afrique. Paris a le monopole. C’est un vrai souci, notamment pour les entreprise­s internatio­nales qui veulent s’installer ici pour se développer en Afrique. »

Autre difficulté": les complexité­s administra­tives auxquelles font face les entreprene­urs africains. « Pour avoir une carte de séjour, il faut un compte en banque. Mais aucune banque n’accepte de vous ouvrir un compte sans carte de séjour », constate Naoufel Dridi (BeeLife). « La France n’est pas bien outillée », regrette Abd Haq Bengeloune (In’oya). « Le visa talent est une bonne démarche mais il ne marche pas pour les Africains car la France a sous-traité 80 % des demandes de visa à des sociétés annexes qui sont peu à l’aise avec ce dispositif, plus habituées au parcours étudiant et au regroupeme­nt familial. » Résultat": bon nombre de porteurs de projets sont obligés de passer par des subterfuge­s, en s’inscrivant par exemple comme étudiant. La solution selon le chef d’entreprise": l’instaurati­on d’un guichet unique pour les entreprene­urs étrangers qui cumulent les difficulté­s. « Il faut vulgariser, montrer les parcours et aiguiller. »

LAURENCE BOTTERO

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[ISTOCK] Aix-en-Provence a notamment été choisie par BeeLife et LiFi-Led.
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[DR] Près du Technopark de Casablanca, au Maroc, qui compte 250 startups. La Région Sud veut favoriser les partenaria­ts entre PME des deux côtés de la Méditerran­ée.

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