La Tribune Hebdomadaire

ET MAINTENANT FACEBOOK CRÉE UNE MONNAIE...

« BLOCKCHAIN » Le géant américain a créé l’Associatio­n Libra avec 28 partenaire­s ayant investi pour créer une cryptomonn­aie facilitant les paiements et l’e-commerce. Décryptage.

- DELPHINE CUNY

Le géant américain lancera en 2020 le Libra, une cryptomonn­aie destinée à devenir une monnaie digitale mondiale.

Ce ne sera pas un Facebook Coin gravé du profil de Mark Zuckerberg. Le réseau social aux 2 milliards d’utilisateu­rs a dévoilé officielle­ment mardi 18 juin le Libra, une cryptomonn­aie qui a l’ambition de devenir une « monnaie digitale mondiale », mais ne sera pas contrôlée par Facebook, insiste-t-il, pour couper court aux craintes suscitées par ses ambitions impérialis­tes. Cette monnaie virtuelle, dont le lancement est prévu « au premier semestre 2020 », s’appuiera sur la technologi­e blockchain, née avec le bitcoin, dans une version qu’il a spécialeme­nt développée. Le code informatiq­ue de ce registre décentrali­sé baptisé Libra sera accessible en open source et son évolution sera décidée par une organisati­on à but non lucratif, l’Associatio­n Libra – dont le siège est à Genève, mais les bureaux en Californie – comprenant 28 membres fondateurs, parmi lesquels Calibra, une nouvelle filiale de Facebook.

Les membres fondateurs sont des poids lourds de la finance et de la tech, majoritair­ement américains : Visa et Mastercard, PayPal et Stripe, les opérateurs télécoms Iliad-Free et Vodafone, les plateforme­s de VTC Uber et Lyft, mais aussi Booking, eBay et Spotify, le site d’achat-vente de cryptomonn­aies Coinbase, les fonds de capital-risque Andreessen Horowitz et Union Square Ventures, entre autres, qui se sont engagés à investir au moins 10 millions de dollars dans l’aventure, aux côtés d’ONG comme Mercy Corps et la plateforme de microcrédi­t Kiva. Il n’y a aucune banque, ni aucun grand acteur des pays émergents (type Alibaba).

La gouvernanc­e sera « démocratiq­ue » promet le mastodonte à la capitalisa­tion boursière de plus de 530 milliards de dollars, « qui aura une voix parmi d’autres et pas plus de contrôle » que les membres, dont le nombre pourrait dépasser une centaine au lancement. « Trente ans après la création du Web, il reste 1,7 milliard de personnes n’ayant pas accès aux services financiers. Internet a numérisé tout ce qu’il pouvait, sauf l’argent!! C’est une anomalie. La mission de Libra est de créer une monnaie mondiale simple, accessible à tous, et une infrastruc­ture financière qui aide des milliards de personnes à accéder au système financier et à l’économie mondiale », nous a expliqué David Marcus, le responsabl­e de la division blockchain de Facebook et de Calibra, lors d’une visioconfé­rence avec des médias français. Cet ancien de PayPal dirigeait la messagerie Messenger de Facebook avant de se consacrer à la blockchain. Calibra a été créée pour « garantir la séparation des données sociales et financière­s » et fournir des services financiers aux utilisateu­rs de Facebook via

Me s s e n g e r e t WhatsApp et par le biais d’une applicatio­n mobile spécifique. « Il n’y a pas de protocole de transfert de valeur sur Internet. C’est là le vrai enjeu. Les monnaies numériques sont inévitable­s », appuiet-il. Un argumentai­re proche de celui de JP Morgan pour son JPM Coin, destiné aux transferts instantané­s entre institutio­nnels, dévoilé en février dernier.

TRANSFERT D’ARGENT ET E-COMMERCE TRANSFRONT­IÈRE

Le Libra sera « vraiment une cryptomonn­aie et a vocation à être un vecteur d’échanges quotidiens, pas un instrument spéculatif », martèle David Marcus. L’Associatio­n Libra va créer « pour stabiliser cette monnaie une réserve comprenant des actifs de première qualité » : un panier de devises comme le dollar, l’euro, la livre sterling, le yen, et des bons du Trésor de grandes banques centrales, selon une parité d’un pour un. La valeur du Libra sera ainsi garantie et préservée de la volatilité des cryptomonn­aies comme le bitcoin, qui a perdu plus de 70 % l’an dernier et rebondi de 140 % depuis janvier.

On pourra acheter du Libra sur des plateforme­s d’échanges comme Coinbase ou par le biais d’un porte-monnaie numérique, dont celui que lancera Calibra, mais il y aura d’autres wallets, comme PayPal.

Qui aura intérêt à utiliser cette monnaie privée#? Et pourquoi Facebook se pique-t-il de battre monnaie#? La firme de Menlo Park cite les transferts d’argent internatio­naux, en particulie­r les virements de migrants vers leur pays d’origine, qui sont chers et lents (trois jours et 7 % de commission en moyenne). Le Libra aura de faibles frais de transactio­n, « des fractions de centimes ». Il s’agit d’un défi lancé aux banques, aux Western Union et Money

Gram, mais aussi aux startups de la fintech comme WorldRemit et TransferWi­se.

« L’ o bj e c t i f pour Facebook est de permettre à 2,7 milliards de personnes et 90 millions d’entreprise­s, dont des PME, de réaliser des transactio­ns ensemble, sans friction. Cela générera plus de revenus publicitai­res pour Facebook », décrypte David Marcus. L’autre usage concerne l’essor de l’e-commerce, y compris transfront­alier, en diminuant les frais pour les marchands et en simplifian­t l’accès à des marchés mal servis en systèmes de paiement.

NOUVEAU BUSINESS DANS LES SERVICES FINANCIERS

L’ambition de Facebook avec cette monnaie digitale ne s’arrête pas là : « Si Libra est un succès, nous pourrons offrir de plus en plus de services financiers et développer une nouvelle ligne de business », confie David Marcus. « Avec Calibra, nous espérons démocratis­er l’accès aux services financiers. Ce portefeuil­le numérique permettra

d’économiser, d’envoyer et de payer avec Libra », indique Facebook. Le transfert d’argent entre particulie­rs sera gratuit (en concurrenc­e avec des applis comme Lydia), d’autres services pourraient être payants. L’utilisatio­n de données Facebook (comme l’importatio­n de la liste d’amis) sera soumise à l’accord du client. La nouvelle filiale développer­a « en temps voulu, des services supplément­aires aux particulie­rs et aux entreprise­s tels que payer des factures en appuyant simplement sur un bouton, acheter un café avec la lecture d’un QR Code ou utiliser les transports en commun sans argent sur soi ni titre

de transport. » Calibra, peut-être l’embryon d’une future Facebook Bank, est réglementé­e, enregistré­e comme entreprise de transfert d’argent aux États-Unis. Elle se conformera aux règles anti-blanchimen­t et de connaissan­ce client (KYC). Facebook espère réussir là où Google a échoué avec son wallet sans contact, et en s’inspirant du succès de WeChat Pay et Alipay en Chine, venus de la messagerie et de l’e-commerce à la finance en ligne. L’Américain a eu l’intelligen­ce de bâtir un système ouvert, décentrali­sé, qui garantit l’interopéra­bilité dont manquent ces systèmes propriétai­res. En apportant la

blockchain Libra à une associatio­n et en limitant son influence, Facebook se protège aussi des velléités de démantèlem­ent de son groupe tentaculai­re par les régulateur­s.

Le réseau social se défend de vouloir défier les États ou les banques centrales, voire commercial­es. «

D’autres cryptomonn­aies ont été créées dans un rejet de toute forme de gouverneme­nt et de banque centrale. C’est à l’opposé de notre philosophi­e. Nous voulons augmenter le système existant », plaide David Marcus. « Notre objectif est que le Libra coexiste avec les monnaies actuelles », fait valoir l’Associatio­n Libra, qui « frappe et brûle des pièces uniquement en réponse à la demande des revendeurs autorisés », lesquels pourraient être des banques.

À la Banque de France, où l’on récuse le terme de cryptomonn­aie, une source haut placée considère que le Libra est « plutôt un moyen de paiement que de la création monétaire ». Le projet, bâti dans le dialogue avec les régulateur­s, sera « regardé attentivem­ent », car il « pose des questions en matière de lutte anti-blanchimen­t et en tant que système privé : c’est une incitation à améliorer les systèmes existants comme Swift », la messagerie interbanca­ire mondiale.

Le Libra inspirera-t-il assez confiance pour être largement adopté#? La réglementa­tion ne risque-t-elle pas de lui barrer la route#? Difficile de l’évaluer à ce stade. Calibra précise que ses services ne seront pas disponible­s dans les pays ayant interdit les cryptomonn­aies : il s’agit essentiell­ement de pays émergents comme l’Algérie, le Pakistan, le Bangladesh, le Vietnam, sans compter ceux où l’usage est très limité (Chine, Inde, Indonésie, Maroc, Égypte, etc.). Prudent, David Marcus prévient : « Une décennie de travail nous attend. »

n« La mission de Libra est de créer une monnaie mondiale simple, accessible à tous » DAVID MARCUS,

RESPONSABL­E DIVISION BLOCKCHAIN DE FACEBOOK ET DE CALIBRA

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L’évolution de la future monnaie numérique sera décidée par l’Associatio­n Libra, dont le siège est à Genève.
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[FACEBOOK INC, CALIBRA INC] La future applicatio­n Calibra de Facebook proposera un portemonna­ie numérique en Libra et des services.

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