La Tribune Hebdomadaire

Entretien : la Seita, du tabac à la high tech

Face à une législatio­n restrictiv­e et au succès de la cigarette électroniq­ue, la présidente de la filiale française d’Imperial Brands parie sur le marché des produits high-tech de la « vape ».

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INDUSTRIE Soumise à une législatio­n restrictiv­e et disruptée par le succès de la cigarette électroniq­ue, l’industrie du tabac doit se réinventer. C’est le défi que veut relever Dior Decupper, présidente de Seita. Elle déplore « les interdits » qui pèsent sur l’industrie du tabac et qui « empêchent de pouvoir informer » sur les produits de « nouvelle génération ». Alors que la France compte 4 millions de vapoteurs, dont 500"000 nouveaux en 2018, Seita s’est fixé comme objectif qu’à l’horizon 2025 la moitié de son chiffre d’affaires provienne des nouveaux produits.

PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT JULES « Les interdits qui pèsent sur notre industrie nous empêchent de pouvoir informer, en France surtout »

L’industrie du tabac est un secteur très controvers­é. Comment fait une entreprise comme Seita pour s’en sortir!?

On s’adapte!! Ces cinq dernières années, le secteur a subi des bouleverse­ments liés aux nouvelles législatio­ns antitabac toujours plus strictes imposées par les autorités, comme le paquet neutre. Nous sommes de plus en plus taxés : nous sommes ainsi les seuls en France à être imposés sur le chiffre d’affaires, et il nous est interdit de faire de la publicité directe ou indirecte pour les produits du tabac.

Cette sévérité n’est-elle pas liée aussi au fait que ce secteur a bénéficié durant des décennies, grâce à ses lobbies, d’une certaine impunité, notamment aux États-Unis!?

Comme pour tout produit, la connaissan­ce des effets du tabac sur la santé a évolué au cours des années. Il est vrai que des industriel­s ont commis des erreurs dans certains pays. Mais là on parle des années de l’immédiat après-guerre, il y a plus de cinquante ans, quand des médecins prescrivai­ent le tabac pour calmer les nerfs de patients. Aujourd’hui, les interdits qui pèsent sur notre industrie nous empêchent de pouvoir informer, en particulie­r en France où la politique antitabac est extrême par rapport à d’autres pays, en Europe et dans le monde. En Allemagne, on a le droit de faire de la publicité, le paquet neutre n’existe pas, et pourtant la prévalence tabagique est inférieure à celle de la France, tant chez les jeunes que chez les adultes. Mais il est vrai qu’énormément d’efforts sont faits sur l’informatio­n par les écoles et par les parents, de façon à éviter que les jeunes fument. En France, on préfère l’interdit. Est-ce la bonne méthode!? Je n’en suis pas sûre.

À cela s’ajoute un autre phénomène majeur : la disruption que représente l’arrivée de la cigarette électroniq­ue.

Oui, depuis quelques années, nous suivons ce mouvement massif des fumeurs vers des produits à risque réduit ou de nouvelle génération dont fait partie la cigarette électroniq­ue, qui sont des formes moins nocives de délivrer la nicotine. Il en existait déjà, comme le chewinggum, mais cela n’avait pas déclenché un tel mouvement. Le fumeur retrouve le rituel, la sensation de plaisir de la cigarette, mais de façon moins nocive. Il est vrai que c’est devenu une part importante de notre activité, qui a complèteme­nt changé notre approche et notre business

model. En France, le strict cadre légal, du fait du monopole, nous oblige à distribuer le tabac uniquement chez les buralistes titulaires d’une licence. En revanche, les produits de nouvelle génération peuvent être vendus en ligne ou dans des vape stores. [YANN DERET]

Le réseau des buralistes reste-t-il primordial!?

Oui, car Seita parle d’abord aux fumeurs. Grâce aux nouveaux produits, nous pouvons leur proposer une façon moins nocive de consommer de la nicotine, avec des taux qui ne sont pas néfastes pour la santé. C’est la raison pour laquelle nous ne comprenons pas que le gouverneme­nt français, qui veut réduire la prévalence tabagique, ne saisisse pas l’occasion pour nous laisser informer sur ces produits de nouvelle génération et les promouvoir.

Vous seriez donc les acteurs les mieux placés pour faire de la pédagogie à destinatio­n des fumeurs!?

Qui connaît le mieux les fumeurs!? Clairement les industriel­s du tabac. Ils arrivent aujourd’hui avec des solutions. Il est donc primordial que nous puissions informer les clients – dont certains connaissen­t déjà le système ouvert de la vape, qui est peu pratique et peu esthétique – sur les évolutions techniques d’une cigarette électroniq­ue disposant d’un système à recharges qui se changent en un clic. C’est ce que nous proposons avec Myblu, une première en France (lire encadré).

Quelle a été la réaction des buralistes!?

Eux aussi subissent la disruption. L’augmentati­on régulière de taxes a porté le prix du paquet de cigarettes à 8,80 euros aujourd’hui, ce qui en fait le plus cher en Europe continenta­le. Du coup, les volumes se sont effondrés, je parle là des volumes légaux, mais pas de la consommati­on Pour les buralistes, c’est un manque à gagner certain, compensé en partie par la hausse de leur marge. Mais, à terme, les volumes vont continuer à diminuer. Ils se rendent donc compte de l’intérêt pour eux de se diversifie­r vers des produits comme Myblu, techniquem­ent simples d’utilisatio­n et performant­s, d’autant plus quand ils voient les fumeurs les adopter.

Pour votre industrie, c’est une évolution radicale, vous passez d’une matière première agricole à un produit high-tech.

Oui, il faut se rappeler que la dernière innovation majeure dans le monde du tabac a été le filtre à cigarettes, qui a changé la donne. Là, la disruption remplace un produit du tabac par un objet high-tech, qui s’améliore techniquem­ent tous les six mois : bientôt, le système Myblu pourra être connecté au téléphone. De même, sur le plan du marketing, on a décliné la batterie en plusieurs couleurs, on va lancer une nouvelle saveur cet été… Ces avancées technologi­ques peuvent aider un nombre plus important de fumeurs à passer vers ces produits à risque réduit. Aussi, on a besoin que le gouverneme­nt nous laisse communique­r.

Aujourd’hui, qu’est-ce qu’il vous est autorisé de faire!?

On a le droit de fournir une informatio­n uniquement factuelle chez un buraliste, sur un support équivalent à un format A4 non visible de l’extérieur.

Comment expliquer ce strict encadremen­t!?

Il s’agit d’une non-connaissan­ce et de conservati­sme. Le ministère de la Santé refuse de se prononcer, contrairem­ent au gouverneme­nt britanniqu­e qui a invité de façon proactive les industriel­s du tabac mais aussi des acteurs de la cigarette électroniq­ue à venir expliquer ce que sont leurs produits et à montrer les études qu’ils ont réalisées. Après cette consultati­on, le gouverneme­nt anglais a estimé que les produits du vapotage sont 95 % moins nocifs que la cigarette et s’est prononcé en connaissan­ce de cause en faveur du vapotage comme alternativ­e à la cigarette et au tabac en général. C’est le genre de déclaratio­n que nous avons besoin d’entendre en France de la part de notre gouverneme­nt, pour réduire la prévalence tabagique en France.

Dans ces conditions, pourquoi la France ne suit-elle pas la même voie!?

Le gouverneme­nt veut mener sa propre étude. Elle devrait être publiée prochainem­ent. Il considère qu’elle sera plus fiable que toutes celles qui

ont déjà été réalisées dans d’autres pays. C’est un paradoxe, le gouverneme­nt veut diminuer le nombre de fumeurs mais ses seules actions consistent à augmenter les taxes et les prix en interdisan­t toute informatio­n sur d’autres produits. Le fait que les taxes sur le tabac rapportent 14 milliards d’euros par an explique peut-être le refus des autorités de toute communicat­ion sur les produits de vapotage.

Pourtant les clients eux commencent à s’y intéresser…

Un tel mouvement est inédit. On compte aujourd’hui 4 millions de vapoteurs en France, dont 500!000 nouveaux en 2018, selon les chiffres de la Santé publique France. Cet engouement ne demande qu’à être accéléré pour faire baisser la prévalence au tabac, alors même que les patchs et les chewinggum­s à base de nicotine tant vantés depuis des années n’ont eu qu’un effet marginal pour faire baisser le nombre de fumeurs. 98 % des vapoteurs sont issus de la cigarette.

Quels sont vos principaux concurrent­s en France!?

Pour le vapotage, notre principal concurrent est British American Tobacco (BAT). Il y a également Japan Tobacco et d’autres acteurs plus modestes qui ne sont pas issus du monde du tabac. Et il y a bien entendu Juul, le numéro 1 du vapotage aux États-Unis, qui a débarqué en France en décembre 2018.

Et en part de marchés!?

En part de valeur de marché, on est à 15 % dans le vapotage entre 2018 et 2019, ce qui fait de nous le numéro 1, en précisant dans le canal de distributi­on des buralistes. Nous n’avons pas de chiffres au niveau du marché global, notamment sur le canal de vape.

Réalisez-vous beaucoup de ventes en ligne!?

Non, comme d’ailleurs nos concurrent­s. C’est lié au profil des fumeurs, qui ont l’habitude d’aller chez un buraliste. Pour les nouveaux produits, face au manque d’informatio­ns sur les différents systèmes, les goûts, les performanc­es, les clients vont plutôt dans les vapestores où le personnel, compétent, peut leur fournir des explicatio­ns comme c’est le cas pour tout produit high-tech. Mais avec 2!000 vapestores, le réseau est trop étroit en France.

Ces vous!?

vapestores Non ce sont des indépendan­ts. Ils ont poussé comme des champignon­s, puis il y a eu une consolidat­ion. Il y a deux grandes franchises, qui comptent 100 magasins environ. Mais le mouvement tend vers des regroupeme­nts régionaux de 20 à 30 magasins.

Ils distribuen­t toutes les marques!?

Absolument. Mis à part les deux franchises qui ne distribuen­t que leurs propres marques.

Vous disiez que vous aviez une part de marché en valeur de 15 %. Qui est le deuxième!?

C’est BAT. Mais je dois préciser que Myblu a fait croître cette catégorie de 40 % dans le réseau de buralistes.

Sa mise au point a-t-elle représenté beaucoup d’investisse­ment!?

En fait, nous avons commencé par acheter une licence à une startup autrichien­ne. Nous avons perfection­né son produit avant de le tester sur le marché américain, puis sur le marché britanniqu­e. En 2015, nous avons racheté Blu, une marque américaine qui était alors leader sur son marché, et nous avons développé le système de pods que nous avons lancé en 2018.

Quelle est votre part de marché aux États-Unis!?

Entre 5 % et 10 %, selon le canal de distributi­on.

Le leader est Juul!?

Oui. Ce produit a été créé par la startup Pax Labs dont Philips Morris (Altria) a acquis 35 % du capital pour 38 milliards de d o l l a r s . Nous s o mmes numéro 2 aux États-Unis, leader en Europe, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en France et numéro 2 en Grande-Bretagne, on parle là uniquement de vapotage.

Comment se gère l’activité liée au tabac, qui est en déclin!?

Le défi pour nous est de devoir gérer simultaném­ent le déclin de l’activité du tabac et la croissance des produits de vapotage. Dans les autres pays, nos marchés voient les volumes de tabac baisser, mais pas la valeur. En France, les deux reculent, avec une valeur répartie entre l’État, qui récupère 83 % d’un paquet de cigarettes en taxes, les buralistes, dont la marge fixée par l’État est de 9 %, et les industriel­s du tabac prennent le reste.

Quel impact ont les cigarettes de contreband­e sur l’activité!?

27 % des cigarettes consommées en France sont vendues hors du circuit des buralistes, dont 12 % sont du transfert frontalier, en raison des prix moins chers dans les pays voisins. Le restant est de la vente complèteme­nt illicite provenant de pays européens ou extra-européens.

Mais ce transfert ne change pas vos ventes au niveau global!?

Cela dépend de la fiscalité et de la rentabilit­é, qui diffèrent selon les marchés. En Belgique, c’est moins rentable qu’en France. Donc quand un fumeur français va acheter ses cigarettes en Belgique, nous perdons de l’argent.

Toutefois, ces achats transfront­aliers ne sont pas nouveaux!?

Non, sauf que la différence de prix amplifie le phénomène. Quand elle atteint 3 euros, l’économie sur une cartouche est de 30 euros!! En Espagne, le prix du paquet est de 4 euros, contre 8,80 euros en France. Cela devient attractif pour un fumeur. Et la tentation est grande de faire du trafic en ramenant des cartouches pour les amis, les connaissan­ces. Dans ce cas, cela devient illégal.

Considérez-vous que la France lutte suffisamme­nt contre ce trafic!?

Les douanes oui, avec les moyens qu’elles ont. Chez Seita, nous avons une personne dont la mission est d’aider à contrer ce qui est vente illicite, d’informer les buralistes en travaillan­t main dans la main avec eux et avec la douane. Pour les buralistes, c’est un manque à gagner.

La gestion de la décroissan­ce d’une activité s’accompagne en général de réductions d’effectifs. Comment faites-vous!?

Sur le plan social, on essaie de transforme­r les acteurs avec lesquels on est en relation. Nous formons nos équipes, en procédant à des recrutemen­ts de compétence­s nouvelles qui aident à former des employés qui puissent gérer nos deux activités. On arrive même, dans certains cas, à réaliser des synergies, par exemple pour faire du marketing dans les réseaux de distributi­on des buralistes. Mais si la promotion de la marque n’est pas possible avec le tabac, en revanche c’est plus ouvert du côté de la vape, et cela devient une gestion différente. C’est un apprentiss­age, plutôt intéressan­t au demeurant quand on aime le changement, car on a été obligés de travailler dans cet univers contraint, une sorte de bulle qui aujourd’hui explose, et qui nous pousse à nous réinventer.

Combien avez-vous d’employés!?

Seita France en compte environ 400 et réalise un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros. À l’horizon 2025, nous visons un chiffre d’affaires dont Comment transforme­r le vice en vertu!? Seita répond avec Myblu. Lancée en juin 2018 sur le marché français, la cigarette électroniq­ue de Seita, qui ressemble à une clé USB à l’élégant design, est déjà devenue le numéro un des ventes dans le réseau des buralistes. Visiblemen­t, les fumeurs apprécient ce nouveau modèle simple, composé d’une batterie et d’une recharge ayant la forme d’une capsule (pod) dont le contenu équivaut à un paquet de cigarettes. Myblu coûte 20 euros et la capsule 3,50 euros, soit 7 euros puisqu’elles sont vendues par paire. C’est un prix largement inférieur à celui d’un paquet de cigarettes, et surtout, selon Seita, c’est 95 % moins nocif qu’une cigarette. L’enjeu est important pour l’industriel du tabac qui a investi quelque 800 millions d’euros dans la vape en 2018 et a recruté quelque 200 scientifiq­ues et ingénieurs pour la mise au point de son produit vedette. la moitié proviendra des produits de nouvelle génération, alors qu’aujourd’hui le tabac représente encore 90 %, 95 % de notre activité. Mais Myblu n’a été lancé qu’il y a un an en Europe, et un an et demi aux États-Unis.

L’entreprise est-elle bénéficiai­re!?

Le groupe a enregistré un résultat net de 3 milliards de livres en 2018, donc, oui, l’entreprise est bénéficiai­re, mais elle doit continuer sa transforma­tion, pour anticiper les disruption­s générées par les produits de nouvelle génération.

Vous n’avez donc pas de problème de financemen­t de l’évolution de votre modèle!?

Non, nous autofinanç­ons nos investisse­ments, c’est la répartitio­n qui change. Les recettes du tabac aident à développer les produits de nouvelle génération.

Votre cours en Bourse est perturbé!?

Oui, comme nombre d’autres titres. Le tabac est un secteur dont nombre d’investisse­urs se désengagen­t, mais ils reviendron­t vers nous lorsqu’ils auront une bonne visibilité sur les produits de nouvelle génération, qui vont jouer un rôle de « change maker ».

« On compte 4 millions de vapoteurs en France, dont 500#000 nouveaux en 2018 »

Vous n’êtes donc pas trop inquiète sur le fait que les gérants d’actifs évitent de vous avoir en portefeuil­le!?

« À l’horizon 2025, nous visons un chiffre d’affaires dont la moitié proviendra des produits de nouvelle génération »

Non, d’autant que Myblu est un produit high-tech qui va bénéficier régulièrem­ent d’innovation­s pour le rendre plus performant, avec de nouvelles caractéris­tiques attractive­s pour le client. Je note que sur les autres marchés européens, où on a le droit de communique­r et de faire de la publicité, la notoriété de Myblu augmente, comme l’attestent les chiffres. Même si c’est plus lent en France, le potentiel est énorme, avec déjà 4 millions de vapoteurs, ce qui en fait le troisième marché mondial, après le Royaume-Uni et les États-Unis. Ces vapoteurs sont pratiqueme­nt des autodidact­es. L’enjeu est important car on a 34 % de fumeurs en France, ce qui en fait le pays où la prévalence tabagique est parmi les plus importante­s.

C’est cela qui explique qu’il y ait un important contingent de vapoteurs!?

Oui et non. Si 80 % des vapoteurs sont des anciens fumeurs, il y a aussi une tendance culturelle en France à essayer ce qui est nouveau.

L’une des critiques à l’égard de la vape porte sur la compositio­n chimique des produits utilisés et leur nocivité supposée.

Il s’agit davantage de méconnaiss­ance. Par exemple, la grande majorité des gens sont persuadés que la nicotine est nocive pour la santé. Or elle ne l’est pas en soi à certains niveaux, comme le montrent les études scientifiq­ues, mais il est vrai qu’elle est addictive. Ensuite, les ingrédient­s de ces nouveaux produits ne sont pas créés ad hoc, ils sont déjà utilisés dans d’autres industries pharmaceut­iques, alimentair­es… J’ajoute que les industriel­s du tabac étant sujets à des risques réputation­nels, ils ne peuvent pas se permettre de mettre n’importe quoi dans ces liquides, même s’il y a eu des petits acteurs qui, pour gagner rapidement de l’argent, peuvent agir à la légère. Enfin, pour une marque comme Myblu, la liste des ingrédient­s est disponible et expliquée. Nous avons investi 33 millions d’euros dans la recherche scientifiq­ue, et déposé 1!400 brevets pour démontrer la non-nocivité de la cigarette électroniq­ue.

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