La Tribune Hebdomadaire

« On ne sort de l’austérité budgétaire qu’en entrant dans l’austérité salariale »

PATRICK ARTUS ENTRETIEN Le chef économiste de Natixis publie « Discipline­r la finance », où il décrit l’état de l’économie mondiale. Il analyse les divers scénarios pour éviter une crise financière qui devrait se révéler plus dure que celle de 2008.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT JULES ET PHILIPPE MABILLE

« Les banques centrales devraient dire clairement que les taux d’intérêt sont à zéro parce qu’il faut sortir de la déflation liée à l’excès d’épargne »

LA TRIBUNE – Dans votre livre, Discipli

ner la finance (Odile Jacob, 196 pages, 21,90 €), vous dites qu’une remontée des taux par les banques centrales déclencher­ait une nouvelle crise...

PATRICK ARTUS – C’est le problème central qui se trouve aujourd’hui au coeur des débats, comme on le voit avec l’interventi­on d’Olivier Blanchard [ancien chef économiste du FMI, ndlr]

ou encore avec la théorie monétaire moderne (TMM), notamment défendue par l’économiste américaine Stephanie Kelton. En fait, il y a deux versions de la TMM. Olivier Blanchard estime que les taux d’intérêt réels vont rester durablemen­t bas pour des raisons structurel­les, en particulie­r l’excès d’épargne mondiale. En gros, c’est la déflation. Selon lui, il faut en profiter pour émettre de la dette publique et réaliser tous les investisse­ments publics que l’on n’a pas pu faire jusqu’à présent à cause de taux d’intérêt réels plus élevés et de la rareté de l’épargne. Cela permettra de financer des projets intelligen­ts, en particulie­r dans les énergies renouvelab­les, l’éducation, les nouvelles entreprise­s…

Comme les 1#000 milliards d’euros du programme de Pierre Larrouturo­u pour le climat#?

Oui, mais il y a autant de besoins dans l’éducation, dans la formation... La thèse MMT défendue par Stephanie Kelton, mais aussi par l’économiste Dan Rodrick, préconise que les banques centrales s’engagent à ne jamais laisser remonter les taux d’intérêt. Les déficits publics créés pour investir sont financés par la création monétaire des banques de telle sorte que les taux d’intérêt restent très bas. Néanmoins, ce n’est ni moderne ni théorique, ça s’appelle le Japon, qui le fait depuis vingtcinq ans. Le cas est intéressan­t : il ne s’est produit aucun krach financier majeur durant ces années où l’accumulati­on de la dette a atteint 240 % du PIB avec des taux d’intérêt à zéro. Certes, c’est un cas particulie­r car le nationalis­me financier fait qu’un Japonais n’achètera jamais autre chose qu’une obligation d’État japonais. Malgré un taux d’intérêt à 0 %, les Japonais conservent leur épargne au Japon. S’ils étaient argentins, ils auraient déjà placé tout leur argent à l’étranger. L’expériment­ation est donc biaisée.

Ce débat s’est politisé aux États-Unis...

Oui, la polémique oppose Larry Summers et Paul Krugman, démocrates de gauche, à Stephanie Kelton, conseillèr­e économique de Bernie Sanders. Les premiers disent que l’on ne peut créer impunément de la monnaie jusqu’à la fin des temps sans qu’il y ait de l’inflation et des bulles spéculativ­es qui débouchero­nt sur des crises. Summers a même publié un article dans le Was

hington Post pour dire que la TMM est la voie qui mène en enfer#! Ils n’ont pas tort, mais je trouve intéressan­t l’argument de Blanchard : si les États ont des investisse­ments intelligen­ts en retard à faire, et si cela s’accompagne d’une politique macro-prudentiel­le, un point important rarement évoqué dont je parle longuement dans mon livre, cela mérite d’y réfléchir sérieuseme­nt. Les banques centrales devraient dire clairement que les taux d’intérêt sont à zéro parce qu’il faut sortir de la déflation liée à l’excès d’épargne. Ce qui peut se faire sans danger si l’on a recours à des mesures macro-prudentiel­les qui limitent l’excès de dettes, de bulles, etc. Trois pays utilisent activement le macro-prudentiel : le Canada, la Suisse et la Chine, où il y a une vraie régulation du crédit, en particulie­r sur l’immobilier. Au contraire, en France, le comité de la stabilité financière présidé par le gouverneur de la Banque de France décide de monter de 50 points de base les fonds propres des banques en disant qu’il y a trop de crédits. Et le même publie le lendemain un communiqué disant : Rassurez-vous, ces 50 points de base n’auront aucun effet sur la distributi­on de prêts bancaires.

Visiblemen­t, ils se montrent prudents…

En tout, la question se pose d’utiliser davantage la politique budgétaire dans un monde où les taux d’intérêt sont très bas. La réponse est oui si les taux d’intérêt ne remontent jamais. Or, ce qui les fait baisser, c’est l’absence d’inflation due à l’austérité salariale. Car on ne sort de l’austérité budgétaire qu’en entrant dans l’austérité salariale. C’est un choix qui mérite une approche plus démocratiq­ue : préférez-vous des salaires stables avec des taux d’intérêt bas, ou des augmentati­ons salariales avec taux d’intérêt plus élevés !? Aujourd’hui, ceux qui veulent des politiques budgétaire­s plus actives supposent implicitem­ent qu’il n’y aura pas de changement dans le fonctionne­ment des marchés du travail : hausses de salaire faibles et taux d’intérêt bas. Or c’est oublier un peu rapidement que le fonctionne­ment du marché du travail relève de choix politiques. C’est la limite des idées de Stephanie Kelton. Si Bernie Sanders devenait le prochain président des États-Unis, il augmentera­it de 40 % l e s a l a i r e mi n i mu m, ce qui créerait de l’inflation et ferait monter les taux d’intérêt, sans que la Réserve fédérale puisse l’empêcher. En fait, il est assez clair qu’on ne peut pas sortir à la fois de l’austérité budgétaire et de l’austérité salariale. C’est le mérite des États-Unis de poser ce débat qui est inexistant en Europe.

Le mouvement des « gilets jaunes » ne le pose-t-il pas à sa façon"?

Oui mais indirectem­ent!! Les « gilets jaunes » demandaien­t des hausses de salaires, Macron leur a proposé des déficits publics auxquels ils sont indifféren­ts. Mais le débat austérité budgétaire versus austérité salariale est légitime. Même si en tant qu’économiste je recommande de baisser le Smic et d’augmenter la prime d’activité, ce qui se justifie d’un point de vue macroécono­mique car cela créerait des emplois en baissant le coût du travail pour les moins qualifiés, je comprends aussi que l’on préfère au nom de la dignité humaine être payé convenable­ment par son employeur qu’être subvention­né par l’État. Or Emmanuel Macron semble dire qu’on ne règle pas forcément le problème politique consistant à lâcher l’austérité salariale enabandonn­antl’austéritéb­udgétaire.

Quels effets va avoir la décision de laisser filer le déficit public"?

Cela dépend de plusieurs facteurs. Pour que cela ne marche pas, il faudrait que les Français décident d’épargner et de ne pas consommer l’argent qu’ils reçoivent. À court terme, ce peut être le cas. On a vu que le Livret A n’a jamais collecté autant d’argent. Certes, ce n’estquesuru­nmois.Maiscommec­ela concerne des personnes percevant des revenus relativeme­nt bas, il me semble improbable que ce soit épargné. Ensuite, ces montants peuvent être dépensés uniquement en produits importés, car le problème d’offre en France n’a pas été réglé. On a toujours une proportion marginale importée, de l’ordre de 50 %, si ce n’est de 60 %, ce qui va entraîner une forte déperditio­n de cette relance en import. Il restera seulement 40 % en PIB. Résultat, on fait surtout travailler les pays voisins. Enfin, s’agit-il simplement de faire de la cavalerie sur des réformes qui vont marcher et apporteron­tàterme un supplément de productivi­té et de croissance ?Dans ce cas, on ne fait que distribuer à l’avance un futur revenu. La catastroph­e serait évidemment d’avoir une dépense qui profite aux importatio­ns et non au PIB, conjuguée à des réformes qui ne marchent pas, donc sans futurs revenus, obligeant à rembourser un déficit public, qui n’aura même pas contribué au PIB à court terme. C’est un vrai risque, et Macron fait là un pari.

Cela signifie qu’il est persuadé que les taux resteront bas"?

Oui, mais cela reste un pari. Cela dit, face à l’importante contestati­on dont il est l’objet, il a eu raison de creuser le déficit public plutôt que d’augmenter les salaires pour donner de l’argent aux Français, précisémen­t en raison des taux bas.

Les « gilets jaunes » ont donc raison de poursuivre leur mouvement, qui représente la plus longue crise sociale depuis 1968...

En 1968, les gens avaient obtenu une semaine de congés payés et une revalorisa­tion du Smic. Certes, l’économie n’était pas la même, et pour négocier il y avait la CGT. J’avais suggéré dans une analyse qui m’a valu beaucoup de courrier de lecteurs que, si l’on veut de l’inflation, il faut une CGT et un Parti communiste français forts.

Vous oubliez Jean-Luc Mélenchon...

Non, Mélenchon ne prétend nullement représente­r la classe ouvrière.

Mais il pourrait être l’homme de l’inflation...

J’en doute. Par contre, si un démocrate de gauche remporte la présidenti­elle aux États-Unis et si le Labour gagne les élections en Angleterre, la politique en matière de marché du travail changera. Si Marine Le Pen gagne les élections en 2022, et si j’ai bien lu le programme du RN, le Smic montera à 1!800 euros, et on aura 15 % d’inflation l’année suivante. Dans son analyse, Olivier Blanchard n’évoque pas l’inflation, il considère qu’il n’y a pas de politique monétaire puisqu’il n’y a pas d’inflation. Selon lui, les taux d’équilibre sont bas parce qu’il y a trop d’épargne dans le monde. Si un pays mène une politique de forte croissance des salaires, les taux d’intérêt s’envoleront dans ce pays, même s’il y a un excès d’épargne dans le monde. C’est la raison pour laquelle les gouverneme­nts redoutent un retour à des modes plus conflictue­ls des marchés du travail offrant davantage de pouvoir de négociatio­n aux salariés. La TMM, elle, suppose que, même s’il y a de l’inflation, la banque centrale ne laissera pas les taux monter. C’est techniquem­ent possible, en achetant toutes les obligation­s qui se présentent. Mais les banques centrales accepterai­ent-elles de le faire!? Ce n’est pas sûr.

D’autant que la combativit­é des salariés est faible en France…

En effet, le taux de syndicalis­ation est très bas dans les entreprise­s. Et il vaut mieux travailler chez Total que chez Starbucks. Les multinatio­nales, c’est petit en réalité. Il y a trente ans, la négociatio­n des salaires dans les grandes entreprise­s, par exemple chez Renault ou chez General Motors, avait un pou

« Si Marine Le Pen gagne les élections en 2022, le Smic montera à 1!800 euros, et on aura 15 % d’inflation l’année suivante »

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[F. SCHEIBER/HANS LUCAS] Selon Patrick Artus, en réponse aux « gilets jaunes » (ici, à Toulouse) qui réclamaien­t des hausses de salaire, « Macron leur a proposé des déficits publics auxquels ils sont indifféren­ts ».

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