La Tribune Hebdomadaire

Technologi­e : je t’aime, moi non plus

RÉGULATION La défiance augmente au rythme du basculemen­t dans le tout-technologi­que. Définir des normes éthiques, limiter certains usages et réfléchir sur la place de l’humain paraissent indispensa­bles.

- SYLVAIN ROLLAND

C’est un grand paradoxe, souligné par toutes les études. Les Français utilisent massivemen­t la technologi­e et deux tiers pensent qu’elle leur facilite la vie, d’après le rapport Trust in Technology de la banque HSBC. Mais seulement 41 % d’entre eux pensent qu’elle rend le monde meilleur. Les cabinets de conseil ne cessent d’alerter sur l’augmentati­on de la défiance envers les technologi­es, accusées de prendre de plus en plus le pouvoir sur nos vies. Assistants vocaux qui nous écoutent, fake news et deepfakes (fausses vidéos virales) qui cherchent à nous manipuler, intelligen­ce artificiel­le qui automatise jusqu’aux profession­s intellectu­elles, reconnaiss­ance faciale pour la surveillan­ce… La société devient-elle petit à petit un épisode de la série Black Mirror !?

« Les technologi­es ont toujours suscité de la crainte depuis l’arrivée du chemin de fer. Une partie de cette peur est irrationne­lle », relativise Eric Salobir,

prêtre et président d’Optic Technology, un cercle de réflexion créé en 2012 par l’ordre des dominicain­s pour débattre de l’impact des technologi­es. Mais l’homme de foi estime que la vitesse des évolutions technologi­ques change la donne. « La crainte d’être dépassé par la machine, c’est-à-dire la peur de l’obsolescen­ce de l’humain, paraît plus crédible que jamais », ajoute-t-il.

Blockchain à la place des tiers de confiance (avocats, notaires, banquiers, assureurs), IA à tous les niveaux de l’entreprise pour prendre des décisions, robots pour les tâches répétitive­s, véhicules autonomes dans les villes… Quelle sera la place de l’humain dans la société tout technologi­que de demain!? « Il est plus difficile aujourd’hui de se dire que la théorie de Schumpeter sur la destructio­n créatrice va s’appliquer et tirer l’humanité vers le haut. La proliférat­ion de la littératur­e alarmiste sur les robots voleurs d’emplois et l’IA dominatric­e n’aide pas », note le prêtre, qui souligne, comme de nombreuses études, que les nouvelles technologi­es vont aussi créer de nombreux métiers encore inconnus.

Le rapport compliqué des Français à la technologi­e vient de leur culture et de l’histoire. La société française repose plus qu’ailleurs sur le contrat social cher à Rousseau, sur l’État-providence et sur les corps intermédia­ires. À ce titre, la blockchain, qui permet de garantir la confiance dans les transactio­ns, incarne à la fois un progrès souhaitabl­e (c’est une technologi­e sûre, traçable, auditable) mais aussi une forme de dérive. « En creux, la blockchain nous dit qu’on n’a plus besoin de faire confiance à personne, on doit juste croire en la technologi­e » , s’inquiète Eric Salobir. Idem pour la voiture autonome (lire page 27). Pour la députée Laure de La Raudière (Agir), développer la confiance dans les technologi­es et surtout, dans leur utilisatio­n éthique et responsabl­e par l’État et par les entreprise­s, devient un enjeu politique majeur. « L’intelligen­ce artificiel­le, car on ne la comprend pas, créé la peur intuitive d’une manipulati­on. Et ce n’est pas illégitime car les algorithme­s sont tout sauf neutres, ils sont le résultat d’une décision humaine. C’est pourquoi les élus doivent encadrer l’usage des technologi­es par des valeurs, à l’échelle européenne » , milite-t-elle. Et d’ajouter!: « Il y a des lignes rouges à ne pas franchir, des usages qui ne doivent pas être permis. »

LES GÉANTS DU NET, CATALYSEUR­S DES USAGES

Aux yeux de nombreux experts, l’ « ethic by design » , c’est-à-dire la nécessité de penser au sens et à l’impact de la technologi­e dès la conception du produit, est la clé de la confiance. C’est même un impératif pour restaurer le positivism­e technologi­que, qui bat de l’aile depuis la fin des Trente Glorieuses. Pour le sociologue Alain Touraine, la catastroph­e de Tchernobyl, en 1986, fut un déclic. « On ne croit plus que le progrès technique et scientifiq­ue entraîne forcément le progrès social et humain » , note alors le penseur. Cette défiance se renforce sans cesse depuis la révolution numérique. En vingt ans à peine, les progrès de l’informatiq­ue sous l’effet de la loi de Moore, la démocratis­ation d’Internet puis des réseaux sociaux, l’explosion du big data, du cloud et de l’intelligen­ce artificiel­le, ainsi que les capacités des réseaux (3G, 4G, 5G et on parle déjà de 6G…), ont transformé radicaleme­nt l’écono

mie. De nouveaux géants – les fameux Google, Apple, Facebook et Amazon, accompagné­s de Microsoft – sont devenus les entreprise­s les plus puissantes au monde. Leurs PDG visionnair­es ont créé des monopoles qui englobent jusqu’à plusieurs milliards d’individus, et qui ne cessent de s’étendre. Attirés par une expérience utilisateu­r d’une qualité inégalée, les citoyens se laissent séduire et finissent par ne plus pouvoir se passer de leurs produits et services. Mais ils ne découvrent l’envers du décor qu’après

coup. « Il y a toujours un effet ricochet avec la technologi­e, remarque Laure de La Raudière. D’abord on s’extasie devant la nouveauté et le potentiel de rupture, puis on réalise les effets négatifs. » Les réseaux sociaux, par exemple, ont d’abord été perçus commeunfor­midableout­ild’«empouvoire­ment » citoyen, avant que les médias et le grand public prennent conscience du modèle publicitai­re basé sur l’exploitati­on des données personnell­es, et de l’impact énorme des fake news sur la démocratie. Mais la grande force de Facebook (qui détient aussi WhatsApp, Instagram et Messenger) est d’avoir su devenir si indispensa­ble que ses utilisateu­rs préfèrent fermer les yeux sur ses pratiques. Ce phénomène porte un nom!: le « privacy paradox » . Ainsi, malgré la multiplica­tion des scandales depuis Cambridge Analytica début 2018, Facebook ne s’est jamais aussi bien porté financière­ment, et continue de séduire, y compris en France où le réseau social revendiqua­it fin 2018 35 millions d’utilisateu­rs (+ 1 million sur un an). De la même manière, Amazon, Uber ou Deliveroo ont bénéficié d’un fort enthousias­me à leurs débuts, avant que la réalité casse la belle fable de la « disruption ». La dépendance économique imposée par Amazon aux commerces en ligne, ainsi que la précarisat­ion du travail symbolisée par Uber et Deliveroo, entraînent une déception, voire, pour certains, un rejet du modèle de société du « tout technologi­que ».

La sécurité et la fiabilité des technologi­es jouent aussi sur leur capacité à inspirer la confiance. De Yahoo à eBay, en passant par Uber ou LinkedIn, il est quasiment impossible d’avoir échappé à un piratage massif de données. Il suffit de faire un tour sur le site haveibeenp­wned.com pour constater l’ampleur des dégâts. La Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) le confirme!: tous les ans, des dizaines de millions de Français sont concernés par une fuite de données : hacker qui pirate le code source d’un site pour voler des données bancaires, courriels frauduleux qui installent un logiciel espion... Même le chiffremen­t, pierre angulaire de la confiance, pourrait être cassé par la puissance des futurs ordinateur­s quantiques.

Se pose alors une question!: est-il toujours possible d’avoir vraiment confiance dans la technologi­e!? « On peut toujours croire en l’homme, on ne peut pas et on ne doit pas tout attendre de la technologi­e » , met en garde le père Eric Salobir. Effectivem­ent, la confiance en la technologi­e vient aussi de la capacité de confiance en l’autre, c’est-à-dire en l’humain/État/entreprise qui la configure. Or, note l’étude d’HSBC, seuls 28 % des Français estiment que la plupart des gens sont dignes de confiance. C’est le score le plus faible au niveau mondial. n

« La crainte d’être dépassé par la machine, la peur de l’obsolescen­ce de l’humain, paraît plus crédible que jamais »

ERIC SALOBIR,

PRÉSIDENT D’OPTIC TECHNOLOGY

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[SIPA] Le 23 mars 2018, en Californie, un accident mortel impliquait une voiture autonome Tesla équipée du logiciel d’« aide à la conduite » Autopilot.

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