La Tribune Hebdomadaire

L’affaire Huawei relance le débat sur la souveraine­té technologi­que

TÉLÉCOMS Les entreprise­s françaises utilisent quotidienn­ement des technologi­es étrangères. Mais le gouverneme­nt redoute que cela débouche sur des actes d’espionnage ou des cyberattaq­ues.

- PIERRE MANIÈRE

Qu’il s’agisse d’une PME ou d’un grand groupe, il est quasi impossible, aujourd’hui, de se passer de technologi­es étrangères. En France, les solutions des américains Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les fameux Gafam), sont devenues incontourn­ables pour les particulie­rs, mais aussi pour la compétitiv­ité de nombreuses entreprise­s. Il en va de plus en plus de même pour les technologi­es chinoises, qui connaissen­t un essor fulgurant. En témoigne la folle croissance de Huawei, qui est devenu ces dernières années numéro deux mondial des smartphone­s, et leader dans les cruciaux équipement­s de réseaux mobiles.

Mais cet important recours aux technologi­es étrangères, conséquenc­e de la mondialisa­tion, fait de plus en plus grincer des dents. En France comme ailleurs, beaucoup redoutent que cette situation débouche sur de trop grandes dépendance­s économique­s, des actes d’espionnage ou sur de violentes cyberattaq­ues, via des « portes dérobées » cachées dans des équipement­s ou des logiciels. En octobre 2018, le chercheur américain Evgeny Morozov, spécialist­e des implicatio­ns politiques et sociales des avancées du numérique, a résumé ainsi ce contexte": « L’idée même du “numérique”, conçu comme un royaume magique et intouchabl­e capable d’apporter à tous la prospérité grâce à une succession de “disruption­s”, est dépassée, fusille-t-il dans un post de

blog intitulé “Souveraine­té technologi­que": le

grand réveil” sur le site du Monde diplomatiq­ue. Les questions épineuses posées par la technologi­e ne sont plus la prérogativ­e des bobos du magazine

Wired ou des conférence­s TED!; elles sont revenues sur leur terrain d’origine!: le commerce internatio­nal, le développem­ent économique et la sécurité nationale. »

GUERRE TECHNOLOGI­QUE

En témoigne la guerre commercial­e et technologi­que que se livrent les États-Unis et la Chine. Celle-ci est devenue électrique depuis que Washington a décidé de placer Huawei, soupçonné par l’administra­tion américaine d’espionnage pour le compte de Pékin, sur liste noire. Mi-mai, après la signature d’un décret par Donald Trump, celui-ci a décidé d’empêcher le géant de Shenzhen, déjà banni du juteux marché américain de la 5G, de s’approvisio­nner en technologi­es « made in USA ». Lâché par Google (qui a pris des mesures pour le priver d’Android, son système d’exploitati­on pour smartphone­s) et autres fabricants de semi-conducteur­s, Huawei est désormais en difficulté, et a été contraint de prendre des mesures drastiques pour réduire sa production. Devenue une puissance technologi­que, la Chine, elle, menace de rendre la monnaie de sa pièce aux États-Unis. Pékin pourrait prendre des mesures de rétorsion à l’égard d’Apple en entravant sa production de terminaux en Chine ou en interdisan­t ses iPhone. Xi Jinping, le président chinois, pourrait aussi fermer le robinet des terres rares, si essentiell­es à la production des appareils électroniq­ues, et où l’Empire du Milieu dispose d’un quasi-monopole. Si la France n’a pas pris de mesures aussi radicales que le pays de l’Oncle Sam, l’exécutif cherche, via la loi, à limiter a minima l’influence de Huawei dans les futurs réseaux 5G. La méfiance de l’État envers le groupe chinois ne date pas d’hier. Jusqu’à présent, il existait certaines règles informelle­s. À travers un « gentlemen’s agreement », les opérateurs télécoms s’étaient déjà engagés auprès de l’Etat à ne pas déployer d’équipement­s de réseaux mobiles « made in China » dans certaines zones sensibles, notamment à Paris et près des lieux de pouvoir. Outre le vol de données et l’espionnage, la France prend très au sérieux la menace d’un « cyberPearl Harbor ». C’est-à-dire « une succession d’attaques massives surprises », visant à mettre hors service des infrastruc­tures sensibles, souligne Guillaume Poupard, le patron de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informatio­n (Anssi). De fait, si les réseaux télécoms ou électrique­s des opérateurs d’importance vitale (OIV) comme ceux d’Orange et d’EDF devaient tomber, la France et son économie pourraient se retrouver paralysés.

QUAND L’ANSSI DÉCONSEILL­AIT PALANTIR

Comment, dès lors, se protéger ou au moins réduire ces risques qui peuvent émaner d’États, d’organisati­ons mafieuses ou terroriste­s"? En France, le cas de Palantir a fait couler beaucoup d’encre. Certains ont évoqué les risques pour l’État (via la DGSI) ou certaines entreprise­s (comme Airbus) de travailler avec ce champion californie­n du « big data », brandissan­t le spectre de fuites de données vers la CIA, qui épaule le groupe depuis ses débuts. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale l’an dernier, Guillaume Poupard a clairement déconseill­é d’utiliser Palantir. Il serait notamment nécessaire, selon lui, « de déconnecte­r les logiciels Palantir qui permettent d’effectuer des recherches dans les données », pour éviter que ces dernières soient accessible­s par l’éditeur.

Interrogé récemment à ce sujet par La Tribune, le patron de l’Anssi s’est dit conscient que les entreprise­s françaises sont souvent obligées de recourir à des briques technologi­ques étrangères. Mais ces groupes doivent, selon lui, systématiq­uement procéder à « une analyse de

risque ». Laquelle a notamment bien eu lieu, d’après Guillaume Poupard, lorsque Palantir a signé avec la DGSI. « Les groupes doivent concevoir leur architectu­re technologi­que en termes de sécurité », a poursuivi le patron de l’Anssi. Cela dit, il affirme que, sur le fond, « les dominants de demain seront ceux qui auront les données et seront capables de les traiter ». « On doit s’interroger sur les questions de dépendance technologi­que. Je pense qu’il y a des questions d’autonomie stratégiqu­es qui font que certains savoir-faire, certaines technologi­es, doivent être développés en France ou en Europe. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas travailler avec des entreprise­s américaine­s, israélienn­es ou chinoises, mais il y a des domaines où il ne faut pas juste être simple consommate­ur », dit-il.

DES GAFAM DE PLUS EN PLUS PRÉSENTS

PDG de Palantir France, Fabrice Brégier, par ailleurs ancien DG d’Airbus, estime comme Guillaume Poupard que l’enjeu, pour les entreprise­s françaises, est « de savoir s’approprier les meilleures technologi­es [françaises ou étrangères, NDLR] et de les installer dans un système » sécurisé. Toutefois, il juge que « la question d’un cloud souverain se pose pour un certain nombre

d’applicatio­ns » sensibles. Dans la sphère politique, les débats sur la souveraine­té technologi­que vont bon train. L’été dernier, la députée LRM Laëticia Romeiro Dias a interpellé le gouverneme­nt sur la croissance des géants américains de la tech en France. Outre leurs services aux particulie­rs, les Gafam signent de plus en plus de contrats avec des acteurs ou opérateurs du service public. À l’instar, par exemple, de Microsoft, Facebook et Amazon, qui travaillen­t respective­ment avec l’Éducation nationale, Pôle Emploi et la SNCF. Inquiète de ces collaborat­ions qui vont crescendo, Laëticia Romeiro Dias a appelé à la création d’un commissari­at à la souveraine­té numérique pour développer des solutions françaises. Le Sénat s’est récemment emparé du sujet. Une commission d’enquête sur la souveraine­té numérique a vu le jour en avril. Ses conclusion­s sont attendues fin septembre.

« L’idée même du “numérique”, conçu comme un royaume magique capable d’apporter à tous la prospérité, est dépassée »

EVGENY MOROZOV,

CHERCHEUR AMÉRICAIN

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[FRANKHOERM­ANN / SVEN SIMON / SVEN SIMON / DPA PICTURE-ALLIANCE] Les Gafam signent de plus en plus de contrats avec des acteurs ou opérateurs du service public. À l’instar de Microsoft qui travaille avec l’Éducation nationale.

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