La Tribune Hebdomadaire

La société numérique est minée par la défiance

TRIBUNE À l’ère de l’infobésité, l’incorrupti­bilité des médias et de la science est remise en cause. Mais pour relever les défis à venir, il faut savoir distinguer les paroles, les expertises et les émetteurs.

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Souvenons-nous!: à la fin des années 1990, Internet avait été décrit comme l’épiphanie de la transparen­ce économique, du débat démocratiq­ue et de l’accès à la culture pour tous. Les nouveaux outils numériques étaient annoncés comme autant de remèdes à nos maux endémiques!: asymétries informatio­nnelles, stratifica­tions sociales et rentes en tous genres. C’est peu de dire que les espoirs ont été déçus. On attendait Grouchy, et ce fut Blücher!: jamais le monde n’a semblé aussi cloisonné, illisible et incertain. La société numérique est minée par la défiance. Les médias sont les premiers touchés. La facilité d’accès à l’informatio­n a eu une conséquenc­e imprévue!: ce qu’Alvin Toffler a nommé l’infobésité, un néologisme qui décrit à merveille la surcharge informatio­nnelle à laquelle nous sommes confrontés. Chaque jour, nous passons plus de 8 heures sur les écrans et nous déroulons l’équivalent de 90 mètres sur notre smartphone. On estime qu’au cours d’une vie, au rythme actuel, ce sont six années qui seront passées à surfer sur les réseaux sociaux. Nous recevons des quantités gigantesqu­es de textes et vidéos provenant de sources plus ou moins fiables. Alors que faire la part des choses exige un esprit averti et attentif, nous survolons ces contenus de plus en plus vite!: les études montrent qu’on ne lit en moyenne que 18 % d’un texte proposé en ligne.

LA CACOPHONIE DES OPINIONS

Comme l’a écrit Nicholas Carr, Internet change la façon dont notre cerveau fonctionne, réduisant notamment nos capacités de concentrat­ion et de mémorisati­on. On pensait que la vérité triomphera­it sur les réseaux, elle est au contraire étouffée par le mensonge. Une étude publiée par le MIT en 2018 a montré qu’une fausse informatio­n se répand six fois plus rapidement qu’une informatio­n juste. Nous préférons les opinions extrêmes et sensationn­elles à celles qui nuancent et mettent en balance les avis. La modération n’est plus audible. Le contrepoin­t sophistiqu­é du doute est écrasé par la cacophonie des opinions les plus délirantes. Les médias traditionn­els, presse, télévision ou radio, ont du mal à lutter contre ce phénomène. Quand ils ne deviennent pas de simples suiveurs

des fils twitters et de leurs excès, leurs tentatives de résistance alimentent les théories du complot!: ils sont pris dans l’injonction contradict­oire de relayer, quitte à amplifier, ou de taire, et d’être alors accusés de manipulati­ons. Selon le baromètre Reuters, seuls 24 % des Français ont confiance dans les médias. C’est le plus bas score jamais enregistré dans notre pays.

La méfiance touche aussi les experts. La multiplica­tion des paroles et des experts autoprocla­més est un autre effet de l’émergence de nouveaux canaux d’expression. « Les réseaux sociaux ont généré une invasion d’imbéciles qui, auparavant, ne parlaient qu’au bar après un verre de vin et qui ont maintenant le même droit de par

ler qu’un Prix Nobel », remarquait le regretté Umberto Eco. N’importe quel individu derrière un écran peut remettre en cause des années de consensus scientifiq­ue, en mettant sur le même plan les faits et ses opinions. De nombreux médias alternatif­s, proclamant détenir la vérité face aux complots du pouvoir et du grand capital, utilisent la viralité des réseaux sociaux pour déployer une propagande répondant à des objectifs militants.

Méfiance enfin envers la science elle-même. Alors qu’ils vivent dans un monde qui n’a jamais été si sûr, si confortabl­e et si prospère, beaucoup de nos contempora­ins ne semblent plus croire au progrès social et économique permis par les avancé es technologi­ques. Le nucléaire est un exemple flagrant de ce rejet. Alors que le bilan carbone de l’électricit­é nucléaire est le meilleur de tous (12 g de CO2 par KWh, contre45g pour lesolaire,494g pour le gaz ou 986 g pour le charbon), un récent sondage BVA nous apprend que 69 % des Français jugent que le nucléaire est responsabl­e du réchauffem­ent climatique!! Un contresens stupéfiant, résultat d’une formidable campagne de dénigremen­t orchestrée par des groupes de pression fédérant des intérêts idéologiqu­es, commerciau­x et des agendas politiques. Dans la patrie des Lumières, cet obscuranti­sme nous empêche d’innover pour relever les multiples défis du siècle. Il offre ainsi une formidable opportunit­é à nos concurrent­s de nous reléguer au rang de nation productric­e de « gilets jaunes ».

« HYGIÈNE NUMÉRIQUE »

Retrouver la confiance dans les médias passera par la transmissi­on de deux principes!: la volonté de payer pour une informatio­n de qualité, et l’habitude de toujours mettre un contenu en balance avec le sérieux de celui qui l’émet. Chacun doit s’imposer une « hygiène numérique » en apprenant à décortique­r les informatio­ns et à ne retenir que celles qui sont sourcées et émanant d’émetteurs sérieux. Le média du futur ne pourra survivre que s’il reste (ou redevient) un gage de haute qualité des contenus proposés. Retrouvons aussi le sens de la hiérarchie des connaissan­ces!: on ne peut plus confondre les paroles, les expertises et les émetteurs. Think tanks, cercles de réflexion ou laboratoir­es de recherche!: quelles que soient les formes qu’elles prennent, les entités qui s’attachent à produire et diffuser de la pensée sûre de façon objective doivent être mises en avant et consultées. Nous devons refonder des critères de sélection des voix qui sont portées en avant, en cessant de faire comme si toutes se valaient. Enfin, nous devons retrouver confiance en notre système lui-même. À rebours des thèses sur la décroissan­ce, les travaux de Nordhaus et Romer, lauréats du prix Nobel d’économie 2018, ont montré que la recherche et l’innovation sont les solutions aux défis s’offrant à nous. La croissance n’est pas le problème, elle reste la solution à la pauvreté, aux inégalités, à la baisse de nos nuisances écologique­s. À condition naturellem­ent de savoir la mener, au moyen des bonnes incitation­s et des cadres réglementa­ires idoines, sur ces sentiers vertueux.

« Les réseaux sociaux ont généré une invasion d’imbéciles qui ont maintenant le même droit de parler qu’un Prix Nobel » UMBERTO ECO, ÉCRIVAIN

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[FRISO GENTSCH/DPA] La mission Apollo 11 serait un vaste canular selon une théorie complotist­e, fortement relayée sur la Toile.
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OLIVIER BABEAU PRÉSIDENT DE L’INSTITUT SAPIENS, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

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