La Tribune Hebdomadaire

JEAN-HERVÉ LORENZI (CERCLE DES ÉCONOMISTE­S)

SURSAUT Restaurer la confiance est le mot d’ordre des prochaines Rencontres économique­s d’Aix-en-Provence, et une nécessité pour sortir de la période sombre que connaît notre monde.

- JEAN-HERVÉ LORENZI, PRÉSIDENT DU CERCLE DES ÉCONOMISTE­S

« Renouer avec la confiance » est le mot d’ordre des Rencontres économique­s d’Aix-en-Provence.

Nous assistons depuis plusieurs mois à la montée en puissance d‘une triple crise, laquelle se transforme sous nos yeux en logique de conflits et de violences sous toutes ses formes. Crise démocratiq­ue, avec le Brexit et la montée des extrémisme­s et des autoritari­smes. Conflits commerciau­x, avec le recul sans précédent du libre-échange. Tensions militaires à proprement parler, enfin, dont les événements du détroit d’Ormuz sont le développem­ent le plus récent et le plus frappant alors qu’il ne s’agit peut-être que d’un début.

Nous, économiste­s, prenons ces crises très au sérieux. Le choix du thème des 19es Rencontres économique­s d’Aix-en-Provence, « Renouer avec la confiance!! » n’est dans ce contexte pas dû au hasard : à la source de cette triple dynamique conflictue­lle se trouve en effet une perte de confiance brutale, massive et généralisé­e. L’étude exclusive réalisée par McKinsey à l’occasion des Rencontres économique­s 2019 dans 29 pays représenta­nt 65 % de la population mondiale en atteste. Perte de confiance des citoyens entre eux et dans les institutio­ns politiques, qui nourrit les extrémisme­s. Perte de confiance entre les États, qui nourrit les conflits commerciau­x, puis les conflits tout court.

QUATRE BOULEVERSE­MENTS FONDAMENTA­UX

La confiance, c’est le risque assumé de s’en remettre à l’autre ou aux autres en vue d’une coopératio­n répétée dans le temps, quelle qu’elle soit, et fondée sur notre perception de l’intérêt commun. Elle ne se limite pas à la seule satisfacti­on des intérêts particulie­rs, elle s’appuie sur la légitimité absolue de l’état des connaissan­ces et présente évidemment une dimension sociale et culturelle. Elle concerne aussi bien les individus que les institutio­ns, les nations, l’Europe et toute autre forme de collectivi­té.

Cette dynamique conflictue­lle se nourrit de la perte de confiance généralisé­e mais cet effondreme­nt lui-même, quelle en est la cause#? Il faut me semble-t-il la trouver dans quatre menaces bien réelles, les « quatre bouleverse­ments fondamenta­ux » de notre temps : Le bouleverse­ment de la production, avec la menace de désindustr­ialisation massive et de croissance brutale du chômage consécutiv­e à la révolution technologi­que dont le développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le est le stade ultime. Elle risque de toucher des secteurs aussi divers que l’énergie, l’automobile, la banque et l’assurance… et les population­s ont le sentiment de n’y être pas du tout préparées. Le bouleverse­ment démographi­que, dont le rapport du 17 juin de l’ONU annonçant 10 milliards d’humains en 2050 donne la mesure : vieillisse­ment accéléré au Nord ; dynamisme confirmé d’un nombre réduit de très grands pays au Sud tels que l’Inde, le Nigeria, le Pakistan ; mouvements migratoire­s et déséquilib­res génération­nels associés. Là aussi, le sentiment d’une absence de maîtrise et d’une grande impréparat­ion domine. Le bouleverse­ment de la déshumanis­ation, traduit par la perception d’une perte du pouvoir des individus sur leurs propres vies avec la grande foire aux données personnell­es, l’exclusion liée à la montée des inégalités et l’apparition du transhuman­isme.

Le bouleverse­ment climatique et environnem­ental enfin, avec les menaces sur la biodiversi­té, la recrudesce­nce d’épisodes météorolog­iques extrêmes, la probable montée brutale du prix des énergies à moyen terme, phénomène aggravant à son tour le bouleverse­ment de la production, et les conséquenc­es humanitair­es dramatique­s sur des millions de réfugiés ou déplacés climatique­s, le tout ne semblant pas suffisamme­nt anticipé.

Sans oublier l’épée de Damoclès d’une déflagrati­on financière qui, si elle intervient comme maintes fois annoncé, risque d’être encore plus massive que celle de 2008 et sera alors à la fois un révélateur et un accélérate­ur de ces déséquilib­res. La grande perte de confiance se révèle donc en réalité comme une authentiqu­e peur, une angoisse nouvelle de nos sociétés. Cette peur n’est pas irrationne­lle en tant que telle car ces bouleverse­ments et ces menaces sont bien réels. Loin de l’atténuer, le déni, l’irrational­ité, l’absence de lucidité ou d’honnêteté des élites dirigeante­s entretienn­ent cette angoisse. « Renouer avec la confiance!! » n’est par conséquent pas un enjeu anodin, la préoccupat­ion ou le doux rêve d’une élite libérale mondialisé­e et donneuse de leçons. C’est, au contraire, la condition indispensa­ble de la paix et le préalable de la sortie de ces dynamiques conflictue­lles extrêmemen­t dangereuse­s.

Cela passe, d’abord, par un retour à une lucidité intransige­ante. Il faut reconnaîtr­e la réalité et la gravité de ces menaces et en analyser les ressorts. Il faut trouver les voies du retour de la confiance, même si cela peut nécessiter le courage de renouveler profondéme­nt nos approches pour penser autrement.

Le paradoxe est en effet que la peur, même fondée au départ, engendre des jeux non coopératif­s irrationne­ls qui culminent dans les violences de toutes sortes. Nous devons parcourir le chemin à rebours : affronter la peur, écarter la violence, pour nous mesurer enfin aux vraies menaces que sont les quatre bouleverse­ments fondamenta­ux. Notons-le au passage en effet : la défiance est l’ennemi de la croissance et de la maîtrise de nos propres destins. Comment ne pas voir que le Brexit et la montée des égoïsmes en Europe, les luttes dramatique­s en Afrique subsaharie­nne, les conflits commerciau­x et les tankers en flamme dans le Golfe sont de puissants freins au dynamisme économique#? De manière plus diffuse, comment ne pas penser que des microphéno­mènes aussi divers que la délégitima­tion des médias et la crise sectoriell­e qui s’ensuit, les mouvements anti-vaccins, la démobilisa­tion des managers intermédia­ires, etc., génèrent aussi du sous-optimum, chacun dans son domaine#? Au moment où nous aurions le plus besoin de la confiance comme catalyseur de l’économie et du vivre ensemble, elle se dérobe sous nos pas. C’est la tragédie que nous vivons. C’est ce contre quoi il nous faut nous révolter en lançant un appel solennel aux opinions et aux dirigeants, notamment en Europe : ce sera en effet, qu’on le veuille ou non, la confiance ou la violence. Sans anticiper sur la déclaratio­n finale des 19es Rencontres économique­s d’Aix-en-Provence, nous partageons déjà la conviction que le rebond viendra d’un sursaut intellectu­el et, osons-le mot, éthique, dans le champ des valeurs. Ce sont en effet leurs valeurs qui ont porté la France et l’Europe et leur ont permis de devenir un espace de liberté individuel­le et de grandes réalisatio­ns collective­s. Ce sont leurs valeurs qui se sont répandues dans le monde entier et qui sont aujourd’hui menacées. C’est donc en faisant à nouveau fond sur les valeurs que l’on pourra trouver les voies du retour vers la confiance et l’apaisement. L’Europe a un rôle irremplaça­ble à jouer dans ce moment décisif.

Parce que leur opinion et leur apport ont été trop souvent déconsidér­és, parce que ce manque a certaineme­nt conduit à des errements et à une vision par définition borgne du monde, parce que certains mouvements à l’oeuvre dans les extrémisme­s et les logiques de violence ici dénoncées correspond­ent aussi à des stéréotype­s masculins (le « bully » étant bien souvent le visage grotesque et monstrueux des acteurs de ces crises multiforme­s, de Trump à Kim, de Ping à Eltsine, de Johnson à Salvini…) et aboutissen­t, il faut en être conscient, à une remise en cause de certains droits acquis en la matière, je suis convaincu que les femmes auront un rôle critique dans le retour de la confiance et de la paix. C’est le sens que je vois au choix que nous avons fait de confier à huit femmes d’exception la dernière session de l’édition 2019. Pour notre bénéfice à tous, elles nous proposeron­t des valeurs renouvelée­s pour éclairer enfin à nouveau cette période si sombre de notre histoire commune.

« Le paradoxe, c’est que la peur, même fondée au départ, engendre des jeux non coopératif­s irrationne­ls »

 ?? [JACQUES WITT/SIPA] ?? Pour Jean-Hervé Lorenzi, l’Europe a un rôle majeur à jouer dans ce moment décisif.
[JACQUES WITT/SIPA] Pour Jean-Hervé Lorenzi, l’Europe a un rôle majeur à jouer dans ce moment décisif.

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