La Tribune Hebdomadaire

La confiance, un marché de dupes ?

IDÉES La notion de confiance est difficile à cerner. Car ce qui paraît naturel et premier, entre les individus, c’est la méfiance et le doute.

- ROBERT JULES

La confiance!? Voici une notion qui semble aller de soi tant on l’emploie à tout bout de champ avec une sorte d’évidence. Pourtant, lorsqu’on essaie de définir exactement le concept, il est difficile à cerner. L’étymologie, latine, renvoie à

confidere !: cum, « avec », et fidere, « fier », autrement dit l’action qui consiste à remettre quelque chose de précieux à quelqu’un, en se fiant à lui. Accorder sa confiance ne va pas de soi, car la démarche n’est jamais totalement assurée du résultat escompté. Le risque d’être trompé demeure. Ainsi, en matière de sécurité, celui qui a la phobie de l’avion doutera toujours malgré les statistiqu­es qui font de l’aérien le transport l e plus sûr aujourd’hui, car le risque zéro n’existe pas.

De fait, si la confiance ne va pas de soi, en revanche la méfiance et le doute paraissent premiers, naturels. « Maudit l’homme qui compte sur des mortels », avertissai­t déjà le prophète Jérémie, dans l’Ancien Testament. Il ajoutait!: « Des lèvres, on offre la paix à son compagnon, mais dans le coeur, on lui prépare un guetapens ». À le suivre, ce qui est

naturel chez les individus, c’est la tromperie. Seul Dieu est digne de confiance, et si l’on suit ses commandeme­nts, chacun pourra peut-être se voir accorder la confiance divine. Il n’est d’ailleurs par fortuit de retrouver cette mention à Dieu sur les billets de 1 dollar!: « In

God We Trust. » Tous les acteurs économique­s à travers le monde n’ont-ils pas confiance dans le dieu dollar, monnaie qui joue le rôle de monnaie refuge!?

Cette méfiance généralisé­e évoquée par le prophète est une constante historique que l’on retrouve dans l’avènement de la modernité symbolisée par l’apparition du « sujet » dans la réflexion de Descartes au xviie siècle. Dans son Discours

de la méthode, le philosophe déconseill­e de faire confiance aux autorités instituées par la tradition, et même par exemple aux médecins. Il préconise de raisonner par soi-même pour se fixer ses propres règles. Cet éloge cartésien de l’individual­isme conduit à avoir plutôt confiance en soi que dans les autres.

INDIVIDUAL­ISME ET CONCURRENC­E

Mais peut-on en rester à cette méfiance généralisé­e entre individus!? Le philosophe anglais Thomas Hobbes, qui considérai­t que « l’homme est

un loup pour l’homme », chacun essayant de vivre aux dépens des autres dans un affronteme­nt généralisé, a conçu qu’il fallait un tiers pour pacifier ce rapport. Il a donc imaginé la figure du Léviathan, en fait l’État moderne, où chaque individu accepte de lui transférer une part de sa liberté, faisant de celui-ci le seul détenteur du pouvoir de juger, d’arbitrer et de punir si besoin pour instaurer un minimum de confiance par la loi. Mais le Léviathan ne résout pas tout. Si les individus oscillent guidés essentiell­ement par la crainte d’un mal futur et l’espoir d’un bien futur, alors le doute est toujours premier dans notre r e l a tion à autrui. Même lorsque nous accordons notre confiance, nous continuons de nous inquiéter, car faire confiance, c’est se placer dans un état de dépendance, accepter d’être vulnérable et admettre que le dépositair­e de sa confiance exerce un pouvoir sur soi.

De fait, la version moderne de cette méfiance généralisé­e, ancrée dans le fonctionne­ment de la nature humaine, est illustrée dans nos sociétés modernes par la compétitio­n entre individus au nom de la liberté. Qu’il soit guidé par la concurrenc­e qui se trouve au coeur de l’organisati­on capitalist­e, régulé par le droit national et internatio­nal, l’individu peut développer sa puissance d’agir dans nos « sociétés

ouvertes » , comme les nommait l’épistémolo­gue Karl Popper. Il n’est pas tenu de rester à la place que lui attribuaie­nt à vie les sociétés « fermées », caractéris­ées par une organisati­on tribale ou communauta­ire.

Ce rôle de concurrenc­e anime cette institutio­n qu’est le marché, dans lequel Adam Smith voyait le moyen d’établir un minimum de confiance entre les individus au nom de leurs intérêts bien compris. Le marché qui permet à chacun d’obtenir des avantages sans avoir besoin de lier des relations fortes avec les autres individus. Mais que penserait Adam Smith du marché aujourd’hui!? L’organisati­on du capitalism­e qui propose une production de masse de marchandis­es les plus diverses pousse à les écouler à tout prix auprès des consommate­urs.

Dans cette compétitio­n, tous les moyens sont bons, comme l’ont bien analysé deux Prix Nobel d’économie américains. Pourtant partisans d’une économie libre, George Akerlof et Robert Shiller montrent dans

Marchés de dupes, sous-titré

L’Économie du mensonge et de

la manipulati­on (éditions Odile Jacob), combien les producteur­s sont poussés dans la réalité à biaiser leurs arguments de vente pour s’attirer la faveur des clients. Bien loin d’être dans un monde de confiance, ce « marché de dupes » doit, selon les deux Prix Nobel, faire l’objet de régulation­s pour éviter les abus et les arnaques. Une fois de plus, on voit combien le Liévathan doit imposer à tous les règles nécessaire­s à la cohésion sociale.

Si la confiance ne va vraiment pas de soi, c’est qu’elle doit être l’objet d’une médiation, d’un engagement qui exhibe une attitude à laquelle on attribue une croyance minimale. Si la compétitio­n ou la méfiance généralisé­e est première, alors il est indispensa­ble de développer des sociétés qui suivent d’autres logiques. Charles Darwin, au xixe siècle, est connu pour son Origine des

espèces, où certains ont vu un peu rapidement un fondement théorique à la lutte de tous contre tous, et l’éliminatio­n des plus faibles. Mais le savant naturalist­e a également publié un livre moins connu, La Filia

tion de l’homme, où il montre combien la notion de « coopératio­n » est un trait caractéris­tique des êtres humains et aussi des animaux.

C’est cette logique de coopératio­nqu’ontaussimo­ntrélathéo­rie des jeux et son dilemme du prisonnier, en prouvant qu’elle est mutuelleme­nt bénéfique aux individus. Finalement, ce que nous apprend cette interrogat­ion sur la confiance, c’est qu’elle ne peut se développer que si nous nous dotons d’institutio­ns qui favorisent la coopératio­n. C’est tout l’enjeu des institutio­ns multilatér­ales, aujourd’hui bousculées par les populistes.

Adam Smith voit dans le marché le moyen d’établir un minimum de confiance entre les individus au nom de leurs intérêts bien compris

 ?? [ISTOCK] ?? Selon l’Ancien Testament, seul Dieu est digne de confiance. Tous les acteurs économique­s ont confiance dans le dieu dollar, monnaie refuge.
[ISTOCK] Selon l’Ancien Testament, seul Dieu est digne de confiance. Tous les acteurs économique­s ont confiance dans le dieu dollar, monnaie refuge.

Newspapers in French

Newspapers from France