La Tribune Hebdomadaire

L’automobile se prépare à sa plus grave crise

DÉFI Après presque huit ans de croissance ininterrom­pue, l’industrie automobile est sur le point d’affronter un retourneme­nt de conjonctur­e dont l’ampleur a surpris tout le monde. Dans ce contexte, la transforma­tion du marché s’annonce compliquée…

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Le ralentisse­ment sera d’autant plus pénalisant que de lourds investisse­ments sont nécessaire­s et urgents, pour l’électrific­ation, la connectivi­té ou la voiture autonome.

Ce n’est pas seulement la fin d’une ère… C’est bien la fin d’une histoire!! Si le très fort ralentisse­ment (on parle même de retourneme­nt sur certains marchés) succède à la plus longue période de croissance qu’ait connue l’industrie automobile dans son histoire, il est surtout concomitan­t d’une profonde transforma­tion structurel­le et conceptuel­le.

Depuis un an, on savait effectivem­ent que le marché automobile mondial allait se tasser… Ce qui était une hypothèse prudente s’est en réalité emballé sur certains marchés. Le marché chinois a signé en juin son douzième mois consécutif de baisse, déjouant les pronostics de tous les observateu­rs qui tablaient sur une stagnation. Et depuis, le premier marché automobile du monde n’a cessé de se détériorer. Ce sont toutes les projection­s, même les plus récentes, qui s’en trouvent chamboulée­s.

« La Chine et l’Inde ont sous-performé les attentes. Du coup, nos prévisions de juillet paraissent désormais optimistes », explique Laurent Petizon, directeur chargé de l’automobile chez AlixPartne­rs. Même tendance au Boston Consulting Group (BCG), où Xavier Mosquet, directeur associé spécialist­e de l’automobile, n’est pas davantage optimiste : « On savait que nous avions atteint un maximum de marché, il nous manquait simplement de savoir si le gouverneme­nt chinois allait intervenir ou pas. On sait désormais que non. En outre, on voit que les indicateur­s macroécono­miques, comme la confiance des consommate­urs qui baisse aux États-Unis et la baisse de l’activité en Europe, ne vont pas être favorables au marché. » D’après AlixPartne­rs, le marché chinois sera tout bonnement amputé de trois millions de voitures sur l’année 2020. Plus grave encore, les capacités industriel­les largement sous-utilisées (moins de 70%) laissent présager une accentuati­on de la guerre des prix et des fermetures d’usines. Mais Xavier Mosquet réfute l’idée que celles-ci sont inéluctabl­es : « À court terme, la question des capacités se posera en Chine, mais les constructe­urs auront besoin de capacités plus tard, car on est loin d’être sur un marché saturé. » L’autre mauvaise nouvelle, c’est que les grandes régions du monde ne sont plus dans des temporalit­és contracycl­iques, qui permettaie­nt de compenser le ralentisse­ment des uns par la dynamique des autres. Ainsi, les marchés américains et européens sont également entrés en phase de ralentisse­ment.

En Europe, le premier semestre s’est terminé sur une baisse de 3%, et il semblerait que le niveau de 15 millions de voitures soit devenu le nouveau maximum de ce marché, soit un million de moins que ce qu’il était en 2007, avant la crise

des subprimes. Pour l’heure, les analystes ne s’attendent pas à ce que l’Europe s’effondre davantage. Tout va presque bien donc… Presque, car il y a éventuelle­ment une préoccupat­ion autour des capacités en Europe. D’après Xavier Mosquet, il ne serait pas étonnant que le Vieux Continent s’oriente vers une correction en réduisant les lignes. Laurent Petizon, lui, estime que, sans être à 100!% de ses capacités, l’industrie européenne est loin d’être confrontée aux surcapacit­és de 2008 qui avaient conduit à la catastroph­e que l’on sait.

À l’inverse, le marché américain, lui, se dirige vers une forte baisse mais, selon Xavier Mosquet du BCG, il n’y a aucune crainte en matière de surcapacit­és, grâce à un appareil industriel optimisé et flexible. AlixPartne­rs anticipe une baisse de deux millions de voitures en 2021. Quant aux pays émergents (Argentine, Turquie, Russie…), entre volatilité monétaire et complicati­ons géopolitiq­ues, plus aucun d’entre eux ne constitue de relais de croissance durable à moyen terme.

UN AVENIR INCERTAIN ET COÛTEUX

Ce retourneme­nt de marché n’est pourtant rien à côté de ce qui attend cette industrie si d’autres facteurs exogènes venaient à s’inviter dans la danse. Entre l’escalade des tensions commercial­es sino-américaine­s ou un conflit avec l’Iran, les prétextes ne manquent pas pour mettre les constructe­urs sur leurs gardes. « Prudence » est d’ailleurs le maître mot des investisse­urs qui ne sont plus à l’achat sur le secteur. Mais c’est l’imminence d’un Brexit sans accord qui pourrait sérieuseme­nt plomber le marché européen. Et ce scénario prend des allures d’iceberg que le paquebot automobile risque

de mal négocier… « Peu ont cru au scénario d’un Brexit sans deal jusqu’à cet été… Les conséquenc­es industriel­les risquent d’être catastroph­iques, que ce soit en matière de stocks ou de droits de douane… », prévient Laurent Petizon. En d’autres termes, les constructe­urs ne se sont pas vraiment préparés au scénario dit du Hard

Brexit.

En réalité, le secteur automobile est parfaiteme­nt en capacité d’absorber le choc d’un retourneme­nt de marché, aussi peu contracycl­ique soit-il. Pendant près de dix ans, les constructe­urs se sont restructur­és, désendetté­s et modernisés, au point d’accumuler de la trésorerie et des marges opérationn­elles records.

Mais la concomitan­ce d’un retourneme­nt de marché et sa transforma­tion complique nettement l’équation. Entre l’électrific­ation, la connectivi­té, l’autonomie, l’industrie 4.0… les constructe­urs sont sur tous les fronts, et la facture s’allonge. Sur la seule électrific­ation, AlixPartne­rs a évalué les dépenses engagées à 225 milliards de dollars entre 2019 et 2023… L’autonomie va également coûter cher, environ 85 milliards de dollars. Des investisse­ments colossaux dont la soutenabil­ité n’est pas compatible avec le retourneme­nt du marché. Et les constructe­urs ont interdicti­on de faire l’impasse. L’électrific­ation est le seul moyen d’échapper aux amendes stratosphé­riques qui guettent les constructe­urs s’ils ne respectent pas les objectifs CO2 en Europe (voir l’encadré).

Sauf que ces objectifs sont extrêmemen­t ambitieux si bien que les spécialist­es ne sont pas très optimistes… « La nouvelle réglementa­tion CO2 européenne exige qu’il y ait une offre côté constructe­ur, mais également une demande côté consommate­ur. Il est probable que l’équation ne soit pas résolue et que les constructe­urs fassent des choix industriel­s au détriment de leur marge », explique Xavier Mosquet.

Il faudra aussi compter sur l’autonomie et son pendant en recherche fondamenta­le, l’intelligen­ce artificiel­le, également considéré comme hautement stratégiqu­e, car il doit permettre aux constructe­urs de garder la haute main sur la chaîne de valeur de demain, alors que Google et

NABIL BOURASSI « Peu ont cru au scénario d’un Brexit sans deal jusqu’à cet été… Les conséquenc­es industriel­les risquent d’être catastroph­iques, que ce soit en matière de stocks ou de droits de douane… »

LAURENT PETIZON,

DIRECTEUR CHARGÉ DE L’AUTOMOBILE CHEZ ALIXPARTNE­RS

« Il n’est plus certain que la coopératio­n suffise, alors qu’il y a un réel besoin de se projeter sur le long terme »

XAVIER MOSQUET,

DIRECTEUR ASSOCIÉ AU BOSTON CONSULTING GROUP

Apple travaillen­t d’arrache-pied pour s’imposer en fournisseu­r logiciel, avec à la clef le puits de pétrole de demain : la maîtrise de la data.

LE CHOIX DE LA CONSOLIDAT­ION

Pour les constructe­urs automobile­s, le fardeau semble beaucoup trop lourd. « Il y aura des

annonces majeures avant la fin de l’année », pronostiqu­e-t-on chez un grand constructe­ur français. Le secteur est convaincu que la consolidat­ion est la meilleure réponse à apporter au marché. On l’a vu avec le rapprochem­ent avorté entre Fiat et Renault, mais également avec les appels du pied de PSA qui ne cesse de clamer qu’il est à la recherche de nouveaux partenaire­s. Car les investisse­urs ne veulent plus se contenter de partenaria­ts industriel­s. Même le format d’alliance ne suffit plus comme le montrent les atermoieme­nts entre Nissan et Renault, après pourtant deux décennies d’entente. Les marchés veulent des solutions intégrées et intégrales, et seule la fusion peut répondre à cette démarche. « Les investisse­ments vont contraindr­e les constructe­urs à une consolidat­ion. Il n’est plus certain que la coopératio­n suffise, alors qu’il y a un réel besoin de se projeter sur le long terme », confirme Xavier Mosquet.

C’est ailleurs que Laurent Petizon attend un fort mouvement de concentrat­ion : « La consolidat­ion sera un sujet dans les prochains mois, c’est certain, mais surtout en Chine où il faut s’attendre à un mouvement intensif face à un nombre de constructe­urs et de joint venture qui a fortement crû depuis quinze ans. » C’est donc dans une posture industriel­le et financière affaiblie que les constructe­urs automobile­s abordent cette nouvelle ère où tous les fondamenta­ux vont être remis en cause. De la chaîne de valeur convoitée par les Gafa à la fin de la propriété individuel­le, qui a conduit à des rapprochem­ents étonnants comme BMW et Mercedes qui ont fusionné leur filiale nouvelles mobilités, l’industrie automobile sait que le business ne sera plus jamais le même et que c’est bien dans les cinq prochaines années que tout va se jouer. L’industrie automobile n’en est plus à s’interroger sur le bon niveau de production et d’investisse­ments, mais tente plutôt de retrouver un sens à sa mission économique et sociale. Pratiqueme­nt une crise identitair­e…

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[RENAULT] Sur la seule électrific­ation des voitures, AlixPartne­rs a évalué les investisse­ments engagées à 225 milliards de dollars entre 2019 et 2023…
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[GETTY] UN MARCHÉ EN BAISSE DE 3 % AU PREMIER SEMESTRE En Europe, il semblerait que le niveau de 15 millions de voitures soit devenu le nouveau maximum, soit un million de moins que ce qu’il était en 2007, avant la crise des subprimes.

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