La Tribune Hebdomadaire

« La clef de la transforma­tion numérique réside dans la simplicité »

ENTRETIEN Tom Siebel, CEO de C3, vient de publier « Digital transforma­tion ». Il explique comment son entreprise fournit des services de pointe à ses partenaire­s en analysant les données issues des objets connectés.

- PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME RENOUARD À SAN FRANCISCO

Si l’Internet des objets est aujourd’hui sur toutes les lèvres, c’était loin d’être le cas il y a dix ans, au moment où vous avez décidé de créer C3, entreprise spécialisé­e dans l’analyse des données issues de ces objets intelligen­ts. Qu’est-ce qui, à l’époque, vous a conduit à investir ce domaine ?

Nous avions acquis la conviction qu’un panel de nouvelles technologi­es, dont le cloud, le traitement des masses de données, l’Internet des objets et l’intelligen­ce artificiel­le, allaient entraîner des transforma­tions profondes dans l’économie, et permettre de résoudre des problèmes qui n’avaient encore jamais pu être traités auparavant. Nous avons donc voulu proposer une plateforme logicielle qui permette aux entreprise­s de concevoir, développer, opérer et entretenir des applicatio­ns qui tirent profit de ces technologi­es. En commençant par l’énergie.

Pourquoi ce secteur en particulie­r ?

C’est un domaine clef, pour l’économie et la société dans son ensemble : en améliorant le fonctionne­ment de l’industrie de l’énergie, on apporte d’immenses bénéfices à la collectivi­té. Et nous pensions pouvoir apporter une contributi­on importante en la matière. L’idée étant d’utiliser le logiciel pour déployer des applicatio­ns sur la grille énergétiqu­e, afin de produire de l’énergie de manière plus sûre, à un coût plus bas, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre et la vulnérabil­ité de la grille aux cyberattaq­ues. Nous avons ainsi commencé à travailler avec un certain nombre d’énergétici­ens dans ce sens.

Lesquels, par exemple ?

Notre projet le plus ambitieux a été mis en oeuvre avec Enel, le plus important producteur d’énergie géothermiq­ue au monde. En Italie et en Espagne, ils totalisent pas moins de 42 millions de compteurs intelligen­ts intégrés à leur grille énergétiqu­e. Nous avons agrégé les données collectées par ces derniers, ainsi que par 30 millions de capteurs supplément­aires et par leur système d’informatio­n, ce qui donne au total des milliards de données que nous traitons en temps réel, au moment de leur apparition, à l’aide d’algorithme­s d’apprentiss­age machine.

Un tel dispositif constitue d’abord un puissant outil au service de la détection des fraudes. Le vol d’énergie est une pratique beaucoup plus courante qu’on ne l’imagine, et dans certaines régions, comme la Sicile, c’est un véritable fléau. Particulie­rs et entreprise­s s’y adonnent massivemen­t. Or, grâce à nos analytique­s, nous sommes désormais capables de dire à Enel qui vole de l’énergie et de quelle manière. La seconde applicatio­n principale réside dans la maintenanc­e prédictive. Nous sommes en mesure de surveiller en temps réel les millions de kilomètres de câbles électrique­s, de transforma­teurs, de sous-stations et de réenclench­eurs, pour identifier les risques de panne avec un important niveau de précision.

Nous pouvons par exemple affirmer que « ce transforma­teur dans la banlieue de Rome a 90 % de chances de lâcher au cours des trente prochains jours ». On peut ainsi éviter d’importante­s déconvenue­s : lorsqu’un transforma­teur brûle, par exemple, comme cela s’est produit à New York en juin dernier, plusieurs quartiers peuvent se retrouver privés d’électricit­é pendant des heures, avec un coût économique et humain considérab­le. Lorsqu’un hôpital est privé de courant, ce sont des vies humaines qui sont en jeu ! La maintenanc­e prédictive permet d’éviter que ce type de panne ne se produise, et apporte donc des bénéfices considérab­les à la société.

Vous êtes également actifs dans l’industrie pétrolière.

En effet. Nous avons mis en place un dispositif similaire avec Shell. Ils possèdent plus d’un demi-million de valves, qui modulent la vitesse à laquelle un liquide ou un gaz passe à travers un tuyau. Si l’une d’entre elles ne s’ouvre ou ne se ferme pas au bon moment, cela peut entraîner d’importante­s complicati­ons. Et grâce à un total de deux millions de modèles d’apprentiss­age machine, nous sommes capables de prédire ces défaillanc­es. Nous faisons également de la maintenanc­e prédictive sur leurs plateforme­s pétrolière­s, où le moindre incident peut se traduire par un véritable désastre écologique.

En outre, nous avons récemment mis en place une coentrepri­se avec Baker Hughes, une société américaine très active dans le forage pétrolier. En appliquant nos algorithme­s d’intelli

gence artificiel­le aux données qu’ils possèdent sur la nature des sols et des roches, nous sommes capables de prédire à l’avance si un puits de forage risque d’avoir un rendement faible, et donc de leur indiquer qu’il vaut mieux creuser ailleurs. Forer représente un investisse­ment qui se compte en millions de dollars, il vaut donc mieux être certain qu’il s’avérera rentable ! Grâce à nos algorithme­s, c’est désormais possible. Par la suite, vous avez commencé à cibler d’autres secteurs, au-delà de l’énergie… En effet. Autour de 2016, nous avons pris conscience du fait que nous pouvions réutiliser les techniques d’analyse prédictive déployées autour de l’énergie dans d’autres domaines : l’industrie, mais aussi les transports, la smart city, ou encore la banque. Nous travaillon­s, par exemple, avec Bank of America, afin de surveiller la satisfacti­on client dans leur branche entreprise, où les clients ne sont pas des individus comme vous et moi, mais des groupes comme EDF, Cisco, ou encore Apple. La perte d’un compte représente donc un gouffre financier considérab­le, qu’il faut éviter à tout prix. Or, en faisant de l’analyse de données, nous sommes capables de repérer des motifs, des scenarii qui se reproduise­nt fréquemmen­t et conduisent au départ d’un client. On peut ainsi identifier les comptes qui ont de bonnes chances de quitter la banque. Fort de cette informatio­n, le service client peut alors agir de manière proactive pour aller au-devant de ces profils à risque, voir avec eux ce qui ne va pas et comment ils peuvent mieux les satisfaire, pour éviter qu’ils ne partent. La même technique peut être appliquée dans les t é l é c o ms, o u les compagnies aériennes, pour leurs programmes de fidélité. À terme, je pense que pratiqueme­nt tous les domaines seront transformé­s par ces nouvelles méthodes, qui sont très faciles à déployer. Qu’il s’agisse des infrastruc­tures de Caterpilla­r, de l’US Air Force ou de Bank of America, c’est le même logiciel que nous déployons, pour traiter des problèmes pourtant très différents les uns des autres.

Votre histoire est donc très liée à celle du cloud et du logiciel en tant que service (SaaS)…

Nous avons en effet dès le départ adopté le SaaS, qui, au moment où nous nous sommes lancés, commençait tout juste à être disponible sur le

cloud public. Aujourd’hui, nous fonctionno­ns sur AWS, Google Cloud, Azure, ainsi que sur site. L’élasticité du cloud constitue une véritable révolution dans le monde de l’informatiq­ue. On n’est plus cantonné aux capacités d’un seul ordinateur, on a désormais la possibilit­é de multiplier la puissance informatiq­ue en cas de besoin, pour revenir ensuite à capacité normale une fois le pic passé. Ce qui représente des économies considérab­les, puisqu’il n’est plus nécessaire de construire un ordinateur de la taille d’un immeuble qui ne sera utilisé à pleine capacité que de manière très épisodique. C’est pourquoi je pense que d’ici dix ans, plus personne n’aura de centres de données, tout se passera sur le cloud. Les coûts sont tout simplement trop bas, et la compétitio­n entre Amazon, Microsoft et Google les tire encore à la baisse.

N’y aura-t-il pas malgré tout des facteurs qui inciteront à stocker certaines données sur site plutôt que sur le cloud, comme le risque de cyberattaq­ues ou la souveraine­té des données ?

Il y aura bien sûr quelques exceptions : les zones qui sont privées de connexion Internet, comme par exemple la mer de Béring, ou encore les plateforme­s pétrolière­s. Pour ce qui est de la cybersécur­ité, les données sont d’ores et déjà plus à l’abri sur le cloud que derrière un pare-feu. Et le cloud n’est pas non plus incompatib­le avec la souveraine­té des données. D’une part, les grands fournisseu­rs permettent aujourd’hui à leurs clients de choisir les zones géographiq­ues où leurs données sont stockées. D’autre part, tous les fournisseu­rs cloud ne sont pas américains, l’Allemagne possède son propre fournisseu­r, SAP, la France aussi, avec OVH, même le Québec possède son propre cloud ! Le cloud progresse du reste encore plus vite que je ne l’avais anticipé. Il y a encore quelques années, chaque grande entreprise affirmait que ses données ne seraient jamais mises sur un

cloud public. Aujourd’hui, toutes s’efforcent de déployer l’intégralit­é de leurs applicatio­ns sur le cloud le plus rapidement possible. Le cloud fait partie des technologi­es dont, il y a dix ans, vous avez su prédire qu’elles changeraie­nt le monde. Aujourd’hui, voyez-vous se profiler d’autres technologi­es qui pourraient jouer le même rôle au cours des dix années à venir ? La blockchain et l’informatiq­ue quantique constituen­t deux sérieux candidats. L’intelligen­ce artificiel­le est également loin d’être arrivée au bout de ses capacités, et nous mobilisons notamment de nombreuses ressources autour de l’apprentiss­age profond. Beaucoup d’efforts sont également déployés autour de l’informatiq­ue à la périphérie, pour traiter les données directemen­t sur l’appareil, plutôt que de manière centralisé­e.

Est-ce pour tâcher de décrypter ce futur qui se profile que vous venez de publier votre livre, Digital transforma­tion, dix ans après avoir créé C3 ?

L’idée de ce livre est partie d’un constat. En discutant avec des dirigeants d’entreprise du monde entier, je me suis rendu compte que l’expression « transforma­tion numérique » finissait toujours par survenir dans la conversati­on. Celle-ci me laissait quelque peu perplexe : « numérique » par opposition à quoi ? Transforma­tion analogique ? Je me suis donc mis à demander des précisions, et il est vite apparu que personne ne s’entendait sur la significat­ion de cette expression. C’est ce qui m’a donné l’idée d’écrire ce livre, pour un public de dirigeants d’entreprise­s et de managers, afin de définir ce qu’est la transforma­tion numérique, pourquoi c’est important et comment la réussir. J’y cite un certain nombre d’entreprise­s qui ont, selon moi, réussi (Engie) ou au contraire raté leur transition numérique (General Electric), en identifian­t les différence­s clefs. Et, outre le fait de lire votre livre, quels conseils prodiguez-vous aux

dirigeants qui veulent réussir cette transforma­tion ? Un point commun à toutes les entreprise­s qui réussissen­t leur transition numérique, c’est que, chaque fois, le dirigeant est directemen­t impliqué dans cette transforma­tion. C’est le cas d’Isabelle Kocher, chez Engie, ou encore d’Andrew Wilson, à l’US Air Force. Ces personnes prennent le temps de lire abondammen­t sur le sujet et de s’entourer de conseiller­s avisés (Jacques Attali, par exemple, dans le cas d’Isabelle Kocher). Enfin, ces dirigeants qui réussissen­t évitent les projets faramineux qui n’aboutiront jamais (comme GE Digital, un désastre à plusieurs milliards de dollars) au profit de programmes plus modestes, à un horizon de six ou douze mois, dont on peut facilement mesurer la progressio­n et qui apportent des retombées économique­s directes, ainsi que des bénéfices pour la collectivi­té. C’est ce que sait très bien faire Airbus, par exemple. Ils ont commencé par lancer un projet de maintenanc­e prédictive pour l’A380, puis par optimiser la gestion de la chaîne de valeur de l’appareil, etc. Bref, si la transition numérique peut sembler complexe, la clef de la réussite réside en vérité dans la simplicité.

« D’ici dix ans, plus personne n’aura de centres de données, tout se passera sur le “cloud” »

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[ENEL] C3 a mis en oeuvre son projet le plus ambitieux avec l’énergétici­en Enel en Italie et en Espagne afin de détecter les fraudes et lutter contre le vol d’énergie.

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