La Tribune Hebdomadaire

Palantir : de Big Brother au big business

STRATÉGIE Réputé proche de la CIA, le groupe de technologi­e veut changer son image sulfureuse pour mettre son expertise de gestion des données au service des entreprise­s. Parmi ses clients européens : Airbus.

- JÉRÔME MARIN

Réputé proche de la CIA, Palantir veut changer son image sulfureuse pour mettre son expertise de la gestion des données au service des entreprise­s. Le groupe de technologi­e a ainsi Airbus parmi ses principaux clients européens.

Quand ils lisent les journaux, mes parents pensent que je suis un espion, mais en réalité ce que je fais est plus ennuyeux » , plaisante Josh Harris, le vice-président exécutif de Palantir. En ouvrant ses portes, cette entreprise américaine veut changer son image. Très loin de ses liens historique­s avec la CIA et des controvers­es qui la rattrapent régulièrem­ent, elle veut insister sur l’utilisatio­n de son logiciel d’intégratio­n et d’analyse de données par des entreprise­s, comme Airbus, son client phare en Europe.

« Notre entreprise n’a pas de culture de la communicat­ion » , admet Fabrice Brégier, l’ancien numéro deux de l’avionneur européen recruté en 2018 pour prendre la direction de la filiale française de Palantir. « Aujourd’hui, celui qui ne communique pas est perdant », poursuit-il, rompant ainsi avec une science du secret savamment entretenue par la société depuis ses débuts, mais qui pourrait aujourd’hui constituer un frein à son indispensa­ble développem­ent commercial.

Le discours est bien huilé. À l’ère du big data, le secteur est porteur. Et ses responsabl­es se plaisent à rappeler qu’il n’y a pas vraiment de solutions concurrent­es à leurs outils : Gotham, le logiciel historique qui a fait la renommée de Palantir, et Foundry, son petit frère, davantage pensé pour les entreprise­s. Pour développer une plate-forme alternativ­e, « cela prendrait deux à trois ans, 500 à 1"000 ingénieurs de premier plan et un à deux milliards d’euros », avance-t-on en interne. La force de la technologi­e n’est pas seulement de collecter, de rendre compatible­s et de partager des données disséminée­s dans de nombreuses bases disparates. C’est aussi de pouvoir les compiler, les analyser, les hiérarchis­er et les relier e n t r e e l l e s . Que l q u e s minutes peuvent désormais suffire quand il fallait précédemme­nt récupérer des tableaux Excel ou des documents puis les éplucher manuelleme­nt à la recherche d’informatio­ns. Et Palantir assure que l’utilisatio­n du logiciel est à la portée de tout le monde.

DANS LA PEAU D’UN ENQUÊTEUR D’UNE CELLULE ANTI-BLANCHIMEN­T…

Dans les bureaux de l’entreprise à Paris, La Tribune a pu se placer dans la peau d’un enquêteur d’une cellule anti-blanchimen­t. Le logiciel est alimenté par de nombreuses sources$: les signalemen­ts envoyés par les banques, les casiers judiciaire­s, les mandats d’arrêt, les noms figurant sur les Panama Papers ou les Paradise Papers, des listes noires d’entreprise­s… Des alertes se déclenchen­t lorsque plusieurs éléments coïncident. Ici, une transactio­n financière suspecte réalisée par la société Solartech, déjà connue dans des affaires de blanchimen­t. L’enquête peut alors commencer.

Un clic plus tard, le nom de Mike Fikri, patron de Solartech, apparaît. Le logiciel recense ensuite toutes les informatio­ns sur le suspect. Son historique bancaire confirme les soupçons$: de fortes sommes d’argent arrivent et repartent immédiatem­ent vers la Russie et la Chine. En analysant ces transactio­ns d’encore plus près, puis celles réalisées par des intermédia­ires, un autre nom surgit. Celui de Jason Holtkamp. Quelques recherches plus tard, coup de chance$: le téléphone portable de ce deuxième suspect a récemment été dans les mains de la police belge, qui en a extrait les données. Y apparaisse­nt de nombreuses photos prises dans des zones de conflit, dont certaines de militants de Daech. En quelques clics, l’enquête, fictive et simplifiée, vient de prendre une nouvelle tournure$: il ne s’agit plus simplement d’une affaire de blanchimen­t d’argent, mais potentiell­ement de financemen­t du terrorisme.

« Nos fondateurs viennent de PayPal, où ils avaient développé des solutions pour lutter contre la fraude »

JOSH HARRIS

VICE-PRÉSIDENT EXÉCUTIF

Palantir ne fait pas parler de lui seulement pour sa technologi­e. Pour le comprendre, il faut remonter à sa genèse, trois ans après les attentats du 11 septembre 2001. « Nos fondateurs viennent de PayPal, où ils avaient développé des solutions pour lutter contre la fraude, rappelle

Josh Harris. Après le 11-Septembre, ils se sont dit qu’ils pouvaient aussi faire quelque chose pour

lutter contre le terrorisme. » Leur arme#: la puissance des algorithme­s informatiq­ues pour analyser d’immenses quantités de données. Le projet est mené par Peter Thiel, personnali­té décriée de la Silicon Valley, soutien inconditio­nnel de Donald Trump. Il occupe aujourd’hui le poste de président non exécutif. Libertarie­n, il estime alors que sa solution d’analyse de données est préférable aux « abus fous et aux poli

tiques draconienn­es » qui ont émergé après 2001. Il en veut pour preuve les garde-fous instaurés par la société, dont le nom est tiré du

Seigneur des anneaux – dans l’oeuvre de J.R.R. Tolkien, un palantir est une pierre de vision qui permet d’observer des lieux à distance. D’emblée, la mission de Palantir est affichée et pleinement assumée#: l’entreprise basée à Palo Alto, en Californie, veut aider les agences de renseignem­ents, les armées, les services de police… « Nous fournisson­s nos outils aux démocratie­s qui fonctionne­nt », rappelait encore fin septembre Alex Karp, son directeur général interrogé par Bloomberg. Palantir dit ne collaborer qu’avec des « démocratie­s occidental­es

progressis­tes », une définition un peu floue – la société étant par exemple présente au Japon –, mais qui correspond, en schématisa­nt, aux États-Unis et à leurs alliés. « Nous conti

nuerons de le faire. »

Et qu’importe l’opinion majoritair­e de la Silicon Valley – « un petit îlot qui pense différemme­nt de la majorité des citoyens », selon Alex Karp. Qu’importent les polémiques, par exemple sur le contrat avec les services américains de l’immigratio­n, dont la pratique de séparation des familles est très décriée. Ce n’est pas à Palantir, ou à la Silicon Valley, de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, mais aux parlementa­ires et aux citoyens, estime son patron, qui ne manque pas de rappeler son opposition à certaines politiques menées par l’administra­tion Trump.

EN FRANCE, DES CRAINTES POUR LA SOUVERAINE­TÉ NATIONALE

À ses débuts, en 2004, Palantir tisse sa toile

auprès de la CIA. « À l’époque, ses analystes devaient chercher des infos dans plusieurs bases de données, les écrire sur des bouts de papier.

établir des liens et soumettre un rapport », raconte Robert Fink, responsabl­e de la recherche et du développem­ent du groupe. Des ingénieurs de Palantir multiplien­t alors les visites à Langley, le siège de la CIA. Régulièrem­ent, ils proposent des prototypes d’outils pour faciliter le travail d’enquête et d’analyse. « Notre démarche a été très différente du processus traditionn­el dans le secteur public »,

poursuit Robert Fink.

Au lieu de passer par un appel d’offres, suivi d’une période de développem­ent souvent longue de plusieurs années, Palantir a conçu son logiciel au fur et à mesure, en étroite collaborat­ion avec son client. De quoi séduire la CIA, qui devient l’un des premiers investisse­urs de la startup, via son fonds de capital-risque In-Q-Tel.

Cet investisse­ment est à l’origine de la mystique autour de Palantir. Au choix, elle devient dans la presse la société financée, préférée, voire créée par la CIA. Plus tard, son nom sera également associé à la traque d’Oussama Ben Laden, en 2011. Elle ne confirmera jamais cette informatio­n. Mais ne la démentira pas non plus. Car au fond, cette part de mystère l’arrange bien. Elle lui permet de cultiver son image de concepteur d’outils technologi­ques de pointe, utilisés par les plus grandes institutio­ns américaine­s. Et ainsi d’attirer de nouveaux clients. Parmi eux, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui a signé un contrat avec Palantir, peu après les attentats de novembre 2015. Un choix qui a suscité des critiques et des inquiétude­s au nom de la souveraine­té nationale. Et un appel à privilégie­r une solution française ou du moins européenne… qui n’existe pas encore. Ainsi, la DGSI continue d’utiliser son logiciel Gotham.

Ce n’est que cinq ans après son lancement que Palantir a commencé à viser le marché des entreprise­s. D’abord avec Metropolis, un outil destiné aux banques, puis avec Foundry. Aujourd’hui, ce segment représente plus de la moitié de son chiffre d’affaires, qui était proche de un milliard de dollars en 2018. « Et c’est l’ac

tivité qui croît le plus vite », assure Josh Harris, qui pilote depuis Londres les efforts commerciau­x. En outre, plus de 40 % de l’activité est désormais réalisée hors des États-Unis. Pour convaincre, la société reprend la même

stratégie que celle employée en 2004 avec la CIA. Elle envoie des dizaines de data scientists et d’ingénieurs informatiq­ues sur place. En interne, on les appelle les Echo et les Delta. Leur mission: penser puis concevoir des applicatio­ns adaptées aux besoins de chaque client. « Nous cherchons à démontrer rapidement la valeur ajoutée de nos solutions, explique Bianca Rahill-Marier, qui a passé trois ans au sein d’Airbus à Toulouse. Nous n’avons pas peur de montrer un produit qui n’est pas encore fini. »

Chez l’avionneur européen, Foundry est utilisé pour optimiser la production et pour partager des informatio­ns avec les partenaire­s. Chez Fiat, le logiciel permet de détecter des pièces défectueus­es et de gérer les rappels de voitures. Et chez Morgan Stanley, il sert à lutter contre les délits d’initiés. Mais, Palantir aurait également perdu d’importants clients, comme Coca-Cola, American Express et Home Depot. Selon Buzzfeed News, l’une des raisons serait le prix élevé de ses licences d’exploitati­on. En outre, contrairem­ent à d’autres éditeurs de logiciels, Palantir ne permet pas à des prestatair­es extérieurs de déployer sa solution dans les entreprise­s. Sa croissance est donc limitée par les capacités de sa main-d’oeuvre. Depuis sa création, Palantir n’aurait toujours pas dégagé le moindre profit. L’an passé, le groupe californie­n s’est cependant rapproché de l’équilibre, d’après des documents financiers récupérés par l’agence Bloomberg. Suffisant pour mener une introducti­on en Bourse, annoncée depuis des années mais qui n’a toujours pas eu lieu, alors que sa dernière valorisati­on s’élevait à 20 milliards de dollars#?

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[SIPA] Peter Thiel, aujourd’hui président non exécutif de Palantir, est à l’origine de la création de la firme, en 2004.
 ?? [REUTERS/ASMAA WAGUIH] ?? Le nom de la société est associé à la traque d’Oussama Ben Laden, en 2011.
[REUTERS/ASMAA WAGUIH] Le nom de la société est associé à la traque d’Oussama Ben Laden, en 2011.

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