La Tribune Hebdomadaire

Pourquoi on va remarcher sur la Lune

ESPACE La découverte de glace en grande quantité aux pôles lunaires stimule le projet d’une nouvelle économie autour de notre satellite. Et attise les convoitise­s dans le monde entier, publiques… et privées.

- GUILLAUME RENOUARD, À SAN FRANCISCO

La découverte de glace en grande quantité au niveau des pôles lunaires stimule le projet d’une nouvelle économie spatiale. Et attise les convoitise­s.

Pour la première fois depuis près de cinquante ans, un appareil américain prévoit d’atterrir sur la Lune. Et il ne sera pas opéré par la Nasa, comme lors de la mission Apollo, mais par une entreprise privée. Le 19 août dernier, Astrobotic, une jeune pousse basée à Pittsburgh, a annoncé à la presse qu’elle entendait faire atterrir un vaisseau chargé de débarquer une astromobil­e sur notre satellite en 2021. Le lancement sera effectué via une fusée Vulcan, fabriquée par l’United Launch Alliance (ULA), coentrepri­se de Lockheed Martin et Boeing, spécialisé­e dans la fabricatio­n de fusées.

La mission vise à réaliser diverses expérience­s scientifiq­ues sur place, dans le cadre d’un programme de recherche de la Nasa dont l’objectif est d’établir une colonie humaine sur notre satellite. À l’heure où l’on célèbre les cinquante ans de la mission Apollo, la Lune fait de nouveau rêver l’humanité. La Nasa s’est fixé l’ambitieux objectif d’y renvoyer des hommes d’ici à 2024, tandis que l’agence spatiale chinoise souhaite faire alunir ses taïkonaute­s pour 2030. Et comme le prouve l’exemple d’Astrobotic, les entreprise­s sont également prêtes à viser la Lune.

On croyait les ambitions lunaires reléguées au placard, reliques d’un lointain passé où la course à l’espace tenait lieu de compétitio­n entre les États-Unis et le bloc soviétique. Il ne s’est écoulé que quelques années entre le célèbre « Nous

choisisson­s d’aller sur la Lune », lancé par le président Kennedy lors de son discours de Houston, le 12 septembre 1962, et le « C’est un petit pas pour

un homme, mais un grand pas pour l’humanité » lâché par un Neil Amstrong ému, foulant pour la première fois la poussière grise de notre satellite. Mais depuis, plus rien. Ou du moins pas grand-chose. Depuis 1972, l’homme n’a plus posé le pied sur la Lune, et les États-Unis demeurent le seul pays à y avoir expédié des astronaute­s. Si nous avons continué de l’observer à l’aide de satellites et de robots envoyés à la surface, la Lune est peu à peu tombée en désuétude, les rêves de l’humanité se tournant plutôt vers l’objectif, nourri par les ambitions gargantues­ques d’entreprene­urs comme Elon Musk, d’une colonisati­on de la planète rouge.

«

Après la deuxième guerre mondiale, nous avons progressé à pas de géant, passant en quelques années d’une industrie spatiale inexistant­e à la mise de satellites en orbite, puis à l’envoi d’hommes dans l’espace, et enfin sur la Lune. Mais depuis, nous avons stagné, voir régressé

», résume Chad Anderson, CEO de Space Angels, un fonds d’investisse­ment américain spécialisé dans l’économie spatiale. Logique, après tout#: la Lune était vue, dans ce contexte de guerre froide, comme un territoire à conquérir afin d’y planter son drapeau le premier. Il n’y avait donc plus vraiment de raisons de s’y rendre une fois l’objectif atteint. Mais depuis quelques années, une petite révolution copernicie­nne s’est opérée, illustrée notamment par l’intérêt des entreprise­s privées pour notre satellite. Il ne s’agit plus de s’y rendre pour le sport, mais pour y faire des affaires.

LES CONDITIONS POUR UNE COLONIE

Que s’est-il passé#? En 2009, la mission Chandrayaa­n 1, mise en oeuvre par l’agence spatiale indienne, découvre des indices suggérant la présence de glace au niveau des pôles de la Lune. Une hypothèse qui gagne en crédibilit­é au cours des années suivantes, alors que davantage de recherches sont menées, avant d’être définitive­ment confirmée durant l’été 2018, suite à une analyse détaillée des données récoltées lors de la mission réalisée près de dix ans plus tôt. La glace serait en outre présente en grande quantité#: plusieurs milliards de tonnes.

À cela s’ajoute le Commercial Space Launch Competitiv­eness Act, mis en place par les ÉtatsUnis en 2015. Véritable pain bénit pour les entreprise­s, ce texte autorise n’importe quel acteur privé qui parvient à extraire des ressources sur un corps céleste à en réclamer la propriété. Autrement dit, toute société susceptibl­e de récolter l’eau qui se trouve au niveau des pôles lunaires a désormais le droit de l’exploiter. Mais pourquoi la présence sur la Lune d’une ressource qui se trouve en abondance sur Terre suscite-t-elle autant d’enthousias­me#? « La présence d’eau sur la Lune a de nombreuses implicatio­ns. L’eau est d’abord un composant essentiel au développem­ent de la vie. Cela signifie, par exemple, que l’on peut faire pousser des plantes, qu’une agricultur­e peut être mise en place. Mais l’eau contient également de l’oxygène, pour créer

de l’air respirable, et de l’hydrogène, qui permet

de générer du carburant », explique Aaron Sorenson, chargé de la communicat­ion chez iSpace, une jeune pousse japonaise. En somme, la présence d’eau, même sous forme solide, indique que les conditions minimales sont réunies pour installer une colonie.

LA LUNE, MIROIR DE LA TERRE

Depuis Tokyo, iSpace conçoit un panel de technologi­es visant à étudier, cartograph­ier, extraire et exploiter ces vastes réserves de glace lunaire. Cela comprend un vaisseau de trois mètres de haut, susceptibl­e d’embarquer une large quantité de matériel pour effectuer des recherches et prélèvemen­ts sur place, dont un robot qui sera chargé d’étudier plus en détail les calottes glaciaires. L’entreprise prévoit une première mission-test en 2021, à bord d’une

« L’eau contient de l’oxygène, pour créer de l’air respirable, et de l’hydrogène, qui permet de générer du carburant »

AARON SORENSON,

CHARGÉ DE LA COMMUNICAT­ION CHEZ ISPACE

fusée SpaceX, et ambitionne de commencer à extraire de l’eau d’ici à 2030. 2021, c’est également la date annoncée par son rival américain, Astrobotic, qui s’intéresse aussi aux réserves d’eau présentes sur notre satellite. De manière plus large, Astrobotic ambitionne d’étudier plus en détail la compositio­n des sols et roches lunaires, dans le but de mieux comprendre l’histoire de la formation de la Lune, ce qui nous fournirait également de précieux renseignem­ents sur notre planète. « Étudier la Lune est un excellent moyen d’en apprendre davantage sur nous-mêmes », souligne John Thornton, CEO

d’Astrobotic. « Envoyer des machines pour étudier la surface de notre satellite est aussi la meilleure solution pour apprendre comment vivre sur la Lune, dans l’optique d’y installer un jour une colonie de chercheurs. Par exemple, les caves lunaires offrent-elles une bonne protection contre les radiations"? Comment composer avec la poussière lunaire, très collante et susceptibl­e d’endommager les instrument­s"? Autant de questions qui revêtent une importance capitale lorsque l’on cherche à vivre dans un environnem­ent totalement différent. Grâce à la Station spatiale internatio­nale, notamment, nous avons accumulé des années d’expérience sur les conditions d’existence autour de l’orbite terrestre, mais pour ce qui est de vivre sur une autre planète, nous commençons seulement à gratter la surface. »

Car au-delà de l’exploitati­on des réserves d’eau que renferme la Lune, l’objectif est bien de mettre en place tout un écosystème et une économie viable autour de notre satellite. Certains se concentren­t sur la résolution des difficulté­s matérielle­s, dont la poussière lunaire citée par John Thornton. Depuis les montagnes du Colorado, Altius Space Machines Inc. conçoit ainsi des équipement­s robotiques susceptibl­es de résister à cette dernière. D’autres, comme AI Space Factory, réfléchiss­ent au meilleur moyen de loger les futurs colons. En mai 2019, cette jeune pousse new-yorkaise a remporté la première place d’un concours organisé par la Nasa pour la constructi­on d’habitacles imprimés en 3D, avec sa structure ovoïde recourant à des matériaux facilement accessible­s à la surface de la Lune. Une distinctio­n assortie d’un chèque de 500#000 dollars.

UN ASCENSEUR VERS LES ÉTOILES

Mais l’idée est également de faire de l’économie lunaire un espace de créativité et d’innovation. C’est pourquoi, au-delà de l’exploratio­n des calottes glaciaires, Astrobotic entend proposer un véritable service de navette entre la Terre et la Lune, afin de permettre à ses entreprise­s clientes de développer différents types d’activités sur place. Parmi ses premiers partenaire­s, Astrobotic compte ainsi Atlas Space Operations Inc., une entreprise de satellites américaine, qui souhaite mettre en place un système de communicat­ion laser sur la Lune pour offrir un Internet ultrarapid­e sur Terre. D’autres projets revêtent une dimension plus artistique. C’est le cas de DHL Moonbox, qui propose d’envoyer un souvenir personnel, comme une photo de mariage ou d’anniversai­re, à la surface de la Lune. À long terme, la possibilit­é de synthétise­r du carburant directemen­t sur place pourrait transforme­r notre satellite en une base de lancement pour partir à la découverte de l’univers, selon Aaron Sorenson. « Du fait de l’importante gravité terrestre, les fusées brûlent la majorité de leur carburant pour sortir de l’orbite. La Lune pourrait dès lors servir de station de ravitaille­ment, augmentant largement le rayon d’action des vais

seaux spatiaux. »

Comme toujours lorsque l’on évoque l’économie spatiale, les projets et échéances mentionnés sont à prendre avec des pincettes. Représenta­nt des difficulté­s autrement plus conséquent­es que la mise en place de projets sur Terre, le secteur est le royaume de l’incertitud­e et des entreprise­s abandonnée­s. Dernier exemple en date#: le Google Lunar XPrize, lancé en 2007, a mis au défi plusieurs jeunes pousses d’expédier un robot sur la Lune pour y prendre une photo ou une vidéo, avant l’échéance du 31 décembre 2015. Après que cette date a été plusieurs fois repoussée, la compétitio­n s’est finalement close début 2018 sans qu’aucun des participan­ts ne parvienne à atteindre l’objectif, ni même à tenter le moindre lancement. Mais dans le cadre de la conquête spatiale, reculer peut aussi permettre de mieux sauter. Ainsi,

en dépit de cette conclusion décevante, la compétitio­n a permis de stimuler l’intérêt des startups pour notre satellite, et l’un des finalistes, Hakuto, a finalement donné naissance à iSpace.

« Le Google Lunar XPrize a agi comme un électrocho­c sur l’industrie privée. Ce qui avait démarré comme une simple compétitio­n a finalement fait germer l’idée que c’était possible, que nous pouvions le faire », se remémore Aaron Sorenson.

LA NASA DÉLÈGUE AU PRIVÉ

Si la Lune séduit de plus en plus, elle ne constitue encore qu’un minuscule fragment du marché spatial, largement dominé par l’industrie du satellite. Ainsi, sur les 8,4 milliards investis par les fonds en capital-risque dans les startups spatiales depuis 2000, 6,4 ont été attribués à SpaceX, OneWeb et Amazon, trois entreprise­s qui ambitionne­nt notamment de déployer d’immenses flottes de satellite pour apporter l’Internet haut débit aux zones qui en sont aujourd’hui privées. Mais si les investisse­urs se montrent encore frileux, les entreprise­s intéressée­s par la Lune peuvent en revanche compter sur un regain d’intérêt spectacula­ire de la part des États.

Sous l’administra­tion Trump, la Nasa a revu ses ambitions martiennes à la baisse pour consacrer davantage de ressources à la Lune, avec l’objectif d’y réexpédier des hommes dès 2024. « Nous allons renvoyer des astronaute­s sur la Lune, et pas seulement pour y laisser des empreintes et y planter un drapeau, mais pour mettre en place les fondations nécessaire­s afin d’envoyer des

Américains sur Mars et au-delà », a ainsi affirmé le vice-président américain, Mike Pence, lors d’un discours tenu devant le National Space Council en octobre 2017. Bonne nouvelle pour les startups#: contrairem­ent à la course à l’espace des années 1960, cet intérêt renouvelé pour notre satellite s’accompagne d’une volonté de travailler avec des partenaire­s privés. Une stratégie voulue par Jim Bridenstin­e, l’actuel administra­teur de la Nasa, nommé par Donald Trump le 1er septembre 2017. Ainsi, plutôt que de construire elle-même l’appareil qui permettra d’alunir en 2024, la Nasa a lancé l’an dernier un appel d’offres en précisant les caractéris­tiques techniques auxquelles le vaisseau devrait satisfaire. Le budget 2020 de la Nasa, révélé en mars dernier, comprend une enveloppe de 365 millions de dollars pour aider à la constructi­on de cet appareil. Il prévoit également de déléguerda­vantageaux­partenaire­sprivésdel’agence, comme SpaceX et Blue Origin. L’agence spatiale américaine n’est, du reste, pas la seule à viser la Lune. Le 3 janvier dernier, l’Administra­tion spatiale nationale chinoise est parvenue à poser sa sonde Change 4 dans le cratère Von Kármán, sur la face cachée de la Lune, une première dans l’histoire de l’humanité. Elle prévoit désormais d’y expédier ses taïkonaute­s, dans ce qui ressemble de plus en plus à une nouvelle course à l’espace entre les deux plus grandes puissances de la planète.

Mais les Russes n’ont pas non plus dit leur dernier mot. Roscosmos, l’agence spatiale russe, a également lancé un programme de recrutemen­t et de formation afin d’envoyer des hommes sur la Lune pour le début des années 2030. La mission indienne Chandrayaa­n 2 a quant à elle décollé en juillet dernier, avec pour objectif de cartograph­ier avec davantage de précision la localisati­on des réserves de glace, ainsi que d’estimer la quantité d’eau qu’elles renferment. Elle doit également explorer le pôle Sud de la Lune, ce que nul n’a encore jamais effectué.

« Étudier la Lune est un excellent moyen d’en apprendre davantage sur nous-mêmes »

JOHN THORNTON,

CEO D’ASTROBOTIC

 ??  ??
 ?? [ISTOCK] ?? VERS UNE ÉCONOMIE VIABLE!? Plusieurs acteurs privés comptent exploiter les réserves d’eau et, au-delà, mettre en place un écosystème autour de la planète.
[ISTOCK] VERS UNE ÉCONOMIE VIABLE!? Plusieurs acteurs privés comptent exploiter les réserves d’eau et, au-delà, mettre en place un écosystème autour de la planète.

Newspapers in French

Newspapers from France