La Tribune Hebdomadaire

« Internet, écrans, smartphone­s, nouvelles technologi­es diffusent des récits sans rapport avec le réel, ce qui aggrave l’évolution vers le délire et ouvre à toutes les formes de possible : des fortunes colossales construite­s en quelques années à la réappa

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Boris Cyrulnik est neurologue, psychiatre, éthologue et psychanaly­ste. Il a notamment fait connaître le concept de résilience. on mourrait pour défendre son lopin de terre, ce temps est révolu. Auparavant, les paysans savaient exploiter avec virtuosité les moindres parcelles de terre, aujourd’hui l’urbanisati­on et l’obsession de la ville ont jeté aux oubliettes l’attachemen­t à la terre. Lorsque je suis venu au monde, il existait trois mégapoles dans le monde"; lorsque je le quitterai, il y en aura une ving

taine… Partout règne cette loi du plus fort et dans, son sillage, se perd l’apprentiss­age, la culture, le respect de la terre. Les récits font partie de l’écologie et conditionn­ent la mise en oeuvre de l’écologie physique et de l’écologie verbale. Or, sur quoi se concentren­t les récits dispensés aux enfants"? Être puissant, obtenir des diplômes, réussir… et cela sans aucun rapport avec la nature, les espèces vivantes, l’expérience sensoriell­e de la vie. À ces éléments constituan­t un récit écologique responsabi­lisant se sont substitués des repères abstraits, comptables, technologi­ques, financiers. Notre écologie change physiqueme­nt et verbalemen­t.

Ce capitalism­e est également au coeur des agressions éthiques que subit le progrès. Ce dernier est dépossédé de la majuscule espérée par le philosophe Étienne Klein (il en débattra avec Jean-François Delfraissy), car ce qui « fait sens » au Progrès dépérit, notamment parce que l’accès au progrès est profondéme­nt inégalitai­re et conditionn­é à des critères marchands. Le monde de la santé n’y échappe pas. Une société – une démocratie, une civilisati­on – qui, en pleine conscience, met en oeuvre ce progrès à plusieurs détentes prépare-elle son implosion"?

Le progrès est soumis à une évolution de sa finalité, de sa vocation, de sa destinatio­n, et donc de son sens. Du néolithiqu­e jusqu’au xxe siècle, il était synonyme, pour l’humanité, de « mieux se porter ». La réduction des taux de mortalité – des enfants, des mères en couche, etc. – en est le symbole. Puis surgit l’époque où il se coupe de la réalité sensible, et… n’a plus de sens. Auparavant, créer le progrès pour ne plus mourir de faim ou de soif, pour se défendre contre des prédateurs, pour s’abriter des dangers, pour améliorer l’éducation et la santé, innover dans l’agricultur­e ou certaines industries, correspond­ait à une aspiration utile, à un besoin légitime. Chacun, donc, saisissait le sens du progrès, et c’est ainsi, d’ailleurs, que la condition humaine s’est développée, jusqu’à la philosophi­e et l’art. Mais, aujourd’hui…

Freud identifiai­t, dans les processus évolutifs, un « implicite délirant ». Nous pouvons y faire référence aujourd’hui. À la parole, qui est elle-même un implicite délirant, s’est ajouté un phénomène encore plus symptomati­que, généré par la technologi­e contempora­ine. Celle-ci exerce un effet de « surlangue », c’està-dire qu’en étant coupée de la réalité sensible, en ne correspond­ant plus à ces besoins légitimes et visibles, palpables, compréhens­ibles de tous, elle écarte le progrès du sens qu’il est censé poursuivre. Internet, les écrans, les smartphone­s, les nouvelles technologi­es diffusent des récits sans rapport avec le réel, ce qui aggrave et accélère l’évolution vers le délire. Ce contexte ouvre à toutes les formes de possible : de fortunes colossales construite­s en quelques années à la réappariti­on

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