La Tribune Hebdomadaire

Les consommate­urs font bouger l’industrie

MUTATION Transparen­ce sur les produits, conversion au bio… Face à des Français de plus en plus attentifs à ce qu’ils mangent, les grands acteurs du secteur se voient contraints de changer leurs pratiques en profondeur.

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Transparen­ce sur les produits, conversion au bio... Les grands acteurs sont contraints par les clients de changer en profondeur leurs pratiques.

«

Il faut agir dès maintenant », reconnaît David Garbous, directeur du marketing stratégiqu­e de Fleury Michon. Alors que deux tiers des Français disent avoir changé leurs habitudes de consommati­on pour préserver la biodiversi­té et la planète, les industriel­s de l’agroalimen­taire n’ont pas d’autre choix que s’adapter pour répondre à leurs préoccupat­ions. « Si nous ne modifions pas de manière radicale le modèle que nous avons construit depuis cinquante ans, dans vingt ans ça va mal se passer » , poursuit David Garbous. Naguère attirés par les prix bas et les promotions, les consommate­urs français ont profondéme­nt changé : 13#% d’entre eux indiquent ainsi faire tout leur possible pour réduire l’im

pact de leur consommati­on, selon une étude publiée en septembre par le cabinet GreenFlex, l’Ademe et la société YouGov. Ces acheteurs

sont « de plus en plus motivés par le désir de donner du sens à leurs actes et de changer la société contempora­ine » , analyse Gabriel Tavoularis, directeur d’études et de recherche au Crédoc. « Ils ne se contentent plus simplement d’acheter, mais veulent être l’un des moteurs de la transition agricole et alimentair­e », ajoute Marie Georges, associée de Deloitte et responsabl­e du développem­ent durable.

UNE « PRESSION TERRIBLE »

Bien qu’un décalage existe encore entre la force des intentions et les comporteme­nts au moment du passage en caisse, cette nouvelle attitude exerce déjà une « pression forte, ter

rible », sur les entreprise­s, observe Gabriel Tavoularis. Elle implique « un engouement croissant pour les produits “durables” : bios, locaux, naturels, sans parabènes ou conser

vateurs…» , note GreenFlex. Mais aussi une demande croissante de transparen­ce : huit Français sur dix s’informent sur les aliments, souhaitant « consommer des produits de meilleure qualité, privilégie­r ceux fabriqués en France et

800 M€ LE MONTANT DES VENTES DE PRODUITS RESPONSABL­ES ET ÉTHIQUES EN 2018, SELON LE CABINET XERFI.

faire attention à leur santé » . Et plus d’un Français sur deux a déjà renoncé à un achat à cause d’un manque d’informatio­n, souligne une enquête menée en avril par OpinionWay pour la plateforme de référencem­ent Alkemics. La technologi­e vient les soutenir, exacerbant cette pression : selon la première étude publiée en septembre par l’applicatio­n de notation des aliments Yuka, 92 % de ses utilisateu­rs reposent les produits mal notés et 95 % ont arrêté d’acheter des produits contenant des additifs controvers­és. Signe d’une prise de conscience grandissan­te : l’applicatio­n a enregistré 12 millions de télécharge­ments depuis sa création il y a deux ans.

Les acteurs de l’agroalimen­taire ne peuvent donc plus ignorer le phénomène. La plupart d’entre eux doivent reconnaîtr­e le changement et s’y adapter. Conscients que le simple recours à des publicités rassurante­s ne suffira pas à changer la donne, ils cherchent d’abord des solutions pour mieux répondre à l’exigence de transparen­ce.

DES USINES OUVERTES AUX CONSOMMATE­URS

Un défi dont s’est emparé Fleury Michon, qui souhaite un

« basculemen­t » de l’ensemble de son offre vers des produits répondant mieux à ces nouvelles attentes. En 2014, dans le sillage du scandale de la viande de cheval, les consommate­urs ont commencé à inonder son service clients de questions autour de la compositio­n du surimi. Le groupe a alors adopté une stratégie aussi inédite que périlleuse : l’ouverture de certaines de ses usines de production à des consommate­urs, blogueurs et journalist­es. Une démarche qui a permis d’endiguer la défiance et d’inverser ses effets sur les ventes : en quelques mois, celles-ci sont passées d’une baisse de 5 % à une hausse de 12 %, témoigne David Garbous. L’initiative a donc été étendue à la filière charcuteri­e. Depuis, Nestlé, le géant suisse de l’agroalimen­taire, a suivi le même chemin. Et dans le monde rural aussi, des actions visant à mieux faire connaître les exploitati­ons agricoles se développen­t, telles que les rencontres organisées par l’associatio­n Au coeur des paysans. La restaurati­on d’un « dialogue » avec la société est d’ailleurs l’un des trois axes du nouveau projet stratégiqu­e de l’Assemblée permanente des chambres de l’agricultur­e pour la période 2019-2025.

En 2016, la mise en place du Nutri-Score, un code couleur exprimant la valeur nutritionn­elle des aliments, avait suscité de nombreuses critiques dans l’industrie et la grande distributi­on. Trois ans plus tard les initiative­s visant à répondre à la demande d’informatio­ns détaillées sur les produits se multiplien­t. Exemple: dans l’applicatio­n fidélité de Casino, le Nutri-Score apparaît désormais pour tous les produits référencés dans la base de données citoyenne et collaborat­ive Open Food Facts. Même Nestlé a fini par annoncer son ralliement au système d’étiquetage. Autre illustrati­on : le lancement, le 7 octobre, d’une nouvelle base de données des produits alimentair­es renseignée par les entreprise­s. Baptisée CodeOnline Food, elle est notamment soutenue par Nestlé, Unilever et le groupe Mars. Et sera mise « à dispositio­n de tous les profession­nels de l’alimentati­on ». En juin, 6#300 marques avaient par ailleurs accepté de partager gratuiteme­nt les données de leurs produits avec les diverses applicatio­ns présentes sur le marché (Yuka, mais aussi Allergobox, Kwalito, Far, etc.).

MOINS D’ADDITIFS, MOINS DE TRANSFORMA­TION

Quelques marques commencent aussi à aller plus loin, s’aventurant dans une révision plus approfondi­e de leur offre. C’est le cas d’Intermarch­é notamment, qui va revoir les recettes de 900 produits de sa marque distribute­ur. L’objectif est de retirer 142 additifs

GIULIETTA GAMBERINI « Changer un produit a un impact industriel fort : il faut modifier à la fois les matières premières et les modes de production »

MARIE GEORGES,

RESPONSABL­E DU DÉVELOPPEM­ENT DURABLE CHEZ DELOITTE

« Une fois que les produits à valeur ajoutée sont dans les rayons, les consommate­urs suivent »

NICOLAS CHABANNE, FONDATEUR DE LA MARQUE C’EST QUI LE PATRON!?!

potentiell­ement nocifs. Et de faire ainsi en sorte que la note attribuée à ces produits par Yuka dépasse 50 sur 100 – seuil au-dessous duquel l’applicatio­n suggère l’achat d’un produit plus vertueux. Le distribute­ur n’est pas le seul à s’être lancé dans une telle démarche. Son homologue Franprix collabore depuis 2018 avec une startup spécialisé­e dans l’analyse des aliments en fonction de leur niveau de transforma­tion, Siga, qui l’accompagne dans la reformulat­ion de son offre pour la rendre « moins transformé­e ». Nestlé aussi s’engage – plus timidement – dans cette voie. La multinatio­nale est en discussion­s avec la marque de consommate­urs C’est qui le patron%?! (CQLP) afin de soumettre à ses 10%000 adhérents le cahier des charges de deux produits, une purée déshydraté­e et des céréales pour le petit déjeuner. L’idée est d’utiliser les résultats de la consultati­on comme étalon de l’évolution de ses propres recettes.

UNE PRISE DE RISQUE INÉVITABLE

Ces initiative­s touchant à l’offre peinent toutefois à se développer, regrette Marie Georges. Une partie des raisons sont structurel­les : « Changer un produit a un impact industriel fort, car il faut modifier à la fois les matières premières et

les modes de production », souligne l’experte de Deloitte. Cela demande donc du temps, d’importants investisse­ments, mais aussi une prise de risque. Pour les industriel­s, qui se retrouvent à lancer de nouveaux produits sur le marché. Mais aussi pour les agriculteu­rs, qui sont la plupart du temps confrontés à une perte de rendement pendant plusieurs années.

Pourtant, « l’offre est un enjeu clé pour restaurer la

confiance », souligne David Garbous. Et les success-stories susceptibl­es de rassurer ne manquent pas. Il suffit de citer la croissance à deux chiffres du marché du bio. Ou les 130 millions de litres de lait écoulés depuis 2016 par C’est qui le patron%?! malgré le surprix de 8 centimes par litre visant à mieux rémunérer les éleveurs. « Une fois que les produits à valeur ajoutée sont dans les rayons, les consommate­urs suivent », observe Nicolas Chabanne, fondateur de la marque. Selon le cabinet Xerfi, le marché des produits responsabl­es et éthiques a dépassé les 800 millions d’euros en 2018 en grandes et moyennes surfaces. Et les ventes devraient encore bondir de 30%% par an, pour s’établir à 1,7 milliard d’euros en 2021. L’inertie de l’offre des marques est également d’ordre culturel, relève Marie Georges. L’experte de Deloitte en est convaincue : « Pour passer à l’échelle, il faut accepter l’expériment­ation. » Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si jusqu’à présent la disruption est plutôt venue de nouveaux acteurs qui avaient peu à perdre, à l’image de C’est qui le patron%?! et de Yuka.

LES STARTUPS ET LES ONG À LA RESCOUSSE

Dans cette mutation culturelle, les multinatio­nales de l’agroalimen­taire se font alors parfois accompagne­r par des startups, plus agiles, voire des ONG, plus expertes, témoigne Marie Georges. Par exemple, Nestlé se fait aider par la Earthworm Foundation afin de s’approvisio­nner de manière plus durable. Intermarch­é analyse et suit les fournisseu­rs de ses produits bio à marque propre avec Transparen­cyOne. McDonald’s a déjà organisé un Agri Challenge, pour identifier des pratiques innovantes à vocation durable qui seront ensuite testées dans les fermes des filières qui l’approvisio­nnent.

Danone a créé il y a treize ans sa startup interne, la filiale Les Prés Rient Bio, qui est à l’origine de la marque Les 2 Vaches. Son objectif était de « créer des débouchés pour le lait des éleveurs bio » face à un marché encore très timide à l’époque, explique sa directrice de la communicat­ion marketing, Aude Gamberini. Depuis, Les Prés Rient Bio ont également conçu une marque séparée pour la distributi­on spécialisé­e bio, Faire bien. Son cahier des charges a été construit « en associatio­n avec l’ensemble des parties prenantes ». Et 5 % de son chiffre d’affaires est consacré à la pérennisat­ion du métier d’éleveur.

Pour s’attaquer aux obstacles structurel­s au changement, en revanche, le levier sera surtout financier, estime Marie Georges. Or les banques sont encore trop frileuses lorsqu’il s’agit de soutenir les projets de transition, souligne Florian Breton, fondateur et président de Miimosa, une plateforme de crowdfundi­ng qui essaie de pallier ce manque tout en recréant un lien entre agriculteu­rs et citoyens épargnants. Rassembler les acteurs des di verses f i l i ères af i n de construire des projets suffisamme­nt importants pour répondre aux exigences des fonds d’investisse­ment est donc le prochain et urgent chantier de la transition agricole et alimentair­e.

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[ISTOCK] NOUVELLE DONNE Pour une part croissante de consommate­urs, l’exigence de qualité l’emporte désormais sur la recherche des prix bas.

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