La Tribune Hebdomadaire

D’AZF à Rouen, des autorités dépassées par la « société du risque »

- PAR MARC ENDEWELD

ACCIDENTQu­inze

jours après la catastroph­e Lubrizol, c’est la peur qui domine à Rouen. Une inquiétude à tous les niveaux!: dans la population, bien sûr, mais aussi chez les pompiers qui sont intervenus sur le site, et même parmi les élus locaux. Plus d’une centaine de plaintes ont été déposées. L’émotion des premiers instants a laissé la place à la colère contre les autorités. L’exaspérati­on est telle que l’on a assisté à des scènes de panique, comme lorsque des habitants se sont lancés à l’assaut du bâtiment de la métropole pour demander la démission du préfet alors auditionné… D’autres ont évoqué sur les réseaux sociaux le souvenir de Tchernobyl, pointant par là les mensonges supposés des pouvoirs publics. C’est dire si la confiance est rompue.

La seule référence à la catastroph­e nucléaire de 1986 montre bien que l’accident de Rouen, heureuseme­nt moins grave, est un fiasco en termes de « gestion de crise ». Comme si, en France, à l’heure des réseaux sociaux, il suffisait qu’un préfet, assis à une table, lise un communiqué face à la presse, et réponde benoîtemen­t aux questions, pour rassurer la population. Circulez, il n’y a rien à voir… « Tant qu’on n’aura pas en France intégré la préparatio­n des population­s, aussi bien en entreprise que dans la vie privée et qu’à l’école, on aura du mal à dire aux gens “c’est dangereux”. Il faut les éduquer à ne pas paniquer, en en faisant des coacteurs de la gestion de la crise » , prévient à juste titre dans Ouest-France, Laurent Vibert, ancien porte-parole des pompiers de Paris et patron d’une agence de gestion de crise. En termes de com, l’accident de Rouen fut donc un véritable désastre. Tour à tour, les autorités sont passées d’un silence assourdiss­ant à la méthode Coué, multiplian­t signaux contradict­oires et infantilis­ation. Tout commence la nuit de la catastroph­e, où les sirènes d’alerte ne s’enclenchen­t qu’à 7h10, alors que le feu a déjà démarré depuis cinq heures!! Quelques heures plus tard, alors qu’un panache noir s’étend sur plus de 20 kilomètres, recrachant sur les cultures voisines de la suie et des galettes d’hydrocarbu­res, le ministère de la Transition écologique assure que les premières mesures ne présentent pas « de toxicité aiguë de l’air ». Formule ambiguë. Le lendemain, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, annonce pourtant que la ville est « clairement polluée ». Contredite à son tour par le Premier ministre, Édouard Philippe, pour qui « la qualité de l’air n’est pas en cause. Les odeurs sont dérangeant­es, pénibles, mais pas nocives ». Ce qui n’empêche pas la préfecture d’annoncer l’interdicti­on de la commercial­isation des production­s agricoles de la zone touchée. Depuis, le préfet a demandé à Lubrizol de faire cesser les « odeurs incommodan­tes » à Rouen, car « anxiogènes et déplaisant­es », alors qu’Agnès Buzyn a qualifié de « très rassurante­s » les premières analyses sur d’éventuelle­s contaminat­ions des produits alimentair­es par des dioxines. Résultat, face à cette communicat­ion hasardeuse, Frédéric Poitou, un ingénieur chimiste, a fini par s’insurger en direct sur BFMTV!: « On n’a produit que le centième des analyses de ce qu’on pouvait produire. (…) Là où ça ne va pas, c’est que certains produits sont quasiment inodores et on ne les voit pas. Comme l’a dit le préfet, lorsqu’il n’y a pas de traces, il n’y a pas de pollution. Quand on entend ce genre de choses, c’est absolument scandaleux. »

Dix-huit ans après l’accident d’AZF à Toulouse, les pouvoirs publics semblent ne rien avoir appris. Alors que la France compte plus de 1!300 usines Seveso, on conseille ainsi aux autorités de lire le sociologue allemand Ulrich Beck, auteur en 1986 d’un ouvrage majeur La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, dans lequel il alertait par ces mots visionnair­es : « La négation des risques ne résout rien. Au contraire : ce que l’on considérai­t comme une politique de stabilisat­ion peut en un rien de temps aboutir à une déstabilis­ation générale (…) la vieille alliance entre incertitud­e et extrémisme serait ressuscité­e. »

Dix-huit ans après l’accident d’AZF à Toulouse, les pouvoirs publics semblent ne rien avoir appris sur la gestion de crise.

 ?? [LOU BENOIST / AFP] ?? Le 1er octobre, à Rouen, des manifestan­ts se sont rassemblés pour exiger la transparen­ce sur l’incendie de Lubrizol et ses effets.
[LOU BENOIST / AFP] Le 1er octobre, à Rouen, des manifestan­ts se sont rassemblés pour exiger la transparen­ce sur l’incendie de Lubrizol et ses effets.
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